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CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.2 Figuration de l’horreur

1.2.2 Symbolisme de la mer

Dans l’imaginaire créole, et l’œuvre de Chamoiseau n’y fait pas exception, la mer est une figure complexe. Pour les esclaves qui ont connu la traite, ainsi que leurs descendants, elle constitue une barrière infranchissable qui les sépare de leur lieu et de leur culture d’origine. Elle est irrémédiablement liée aux horreurs subies dans la cale des bateaux négriers, association qui se manifeste, dans les textes littéraires, par de nombreuses métaphores et métonymies. En même temps que la mer signifie la souffrance et la mort physique, identitaire et culturelle, elle symbolise la matrice, l’origine : « […] isolés de la mémoire collective, les souvenirs individuels ont du mal à survivre ; et d’ailleurs les esclaves venaient de milieux divers, chacun avec sa propre histoire. La seule chose dont on pouvait être sûr, c’est qu’ils avaient tous traversé la mer dans la cale d’un bateau négrier. Cette expérience commune réunit les descendants d’esclaves et fournit une réponse, la seule possible, à l’Antillais de couleur qui se demande d’où il vient.128 »

127 Bernadette Cailler, « Un dimanche au cachot (Patrick Chamoiseau, 2007) : Analysis of a Palimpsest », Art.

cit., p. 9.

Dans Écrire en pays dominé, Chamoiseau montre la puissance évocatrice de la mer et les multiples perceptions dont elle est l’objet. Symbole de domination pour Césaire, élément de puissance et d’ouverture chez Perse, étendue inconnue et infranchissable pour Glissant, la mer est, dans les livres de Chamoiseau, une somme de ces différentes interprétations. La traversée est souvent montrée comme un traumatisme trop grand pour être expliqué ou même exprimé, mais impossible à oublier : même pour les personnages qui n’ont pas subi la déportation, la traversée est un événement annihilateur et fondateur à la fois : « Rêver ces cales devint le point d’alliance… » (ÉPD, 144)

Dans L’esclave vieil homme et le molosse, le vieil homme « ne se souvient pas du bateau, mais il est pour ainsi dire resté dans la cale du bateau.129 » Dans Un dimanche au

cachot, L’Oubliée n’a pas connu la Traite, elle est née sur l’Habitation, à la suite des abus

répétés du Maître-esclavagiste sur sa mère. Elle porte néanmoins en elle la violence et l’abomination de la cale, puis celles de la plantation : « Cela s’était catastrophé dans un effondrement. Ce gouffre lui était familier, pourtant elle ne peut l’identifier qu’à présent » (DC, 71). Le vendeur de porcelaine constate, lui aussi, que l’expérience partagée de la dépossession unit en quelque sorte les esclaves : « Et le visiteur notait : Chacun est seul, à

l’extrême, éjecté de toute forme collective, informe dans une obscurité qui ne vient d’aucun monde… Et le vendeur note encore : Ils sont perdus ensemble, c’est ce qui les relie. Et elle,

de son côté, pourrait se dire ceci : ce qui les relie les use tout autant : la perdition oblige à persister en grappes. En grappes, mais solitaires. » (DC, 72) Descente aux enfers pour les esclaves qui l’ont connu, le bateau négrier figure, dans les livres de Chamoiseau et particulièrement dans L’esclave vieil homme et le molosse, un rapport ambivalent à l’origine : « Et le bateau lui aussi l’émouvait. Il ne savait plus s’il était né sur l’Habitation ou s’il avait connu cette traversée en cale, mais chaque balancement d’un navire négrier dans les eaux calmes d’une rade, débusquait en lui un roulis primordial.130 » La traversée sur les bateaux

négriers est ainsi, de manière plus symbolique que factuelle, omniprésente dans l’œuvre de

129 Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Op. cit., p. 46. 130 Ibid., p. 35.

Chamoiseau, de la même façon que la mer semble habiter l’imaginaire créole, c’est-à-dire à la fois comme rupture et comme point de départ.

Dans Un dimanche au cachot, les similitudes entre la cale et la plantation sont nombreux : espaces clos de domination et de violence, emprise sur le corps, déshumanisation. En fait, la plantation est, pour Lorna Milne, le prolongement de la traversée en cale : « La parenté entre la cale et l’habitation se trouve renforcée par un autre élément de l’univers esclavagiste, celui du cachot qui devient un point d’articulation entre ces deux espaces symboliques. Prison noire et hermétiquement fermée, souvent souterraine, le cachot est un instrument de l’habitation, mais rappelle fortement la cale de par son aspect.131 » Ce

rapprochement se manifeste également, dans le roman, sur le plan sémantique. De nombreuses métaphores maritimes et la récurrence du motif de la dérive tentent en effet de décrire ou de représenter l’expérience de la plantation et du cachot, y compris de la ruine. Les personnages sont des épaves (DC, 101, 164, 169, 206), à la dérive (DC, 23, 83, 102, 111, 219), sans amarres (DC, 41), échoués (DC, 81, 113), enchaînés à une ancre (DC, 92). La « houle des champs de cannes » (DC, 45, 60, 65) malmène les esclaves, les fait « tanguer au gré d’un dramatique désordre » (DC, 206). Il semble que l’expérience de l’horreur, sous toutes ses formes, renvoie continuellement au trauma originel qu’est la Traite, et que la présente obsédante de la mer132 impose une sorte de mémoire inconsciente. De fait, plusieurs décennies plus tard, les souffrances de Caroline, enfant maltraitée, sont elles aussi figurées par un imaginaire maritime : « Je la [Caroline] découvre agitée par les spasmes. Elle ferme les yeux. Ses doigts s’agrippent à quelque chose dans l’ombre, un peu comme on tiendrait les bords d’une yole malmenée par la houle. » (DC, 135) Un parallèle s’établit entre elle et L’Oubliée, qui résiste du fond de son cachot : « Tout est tumulte et désespoir en elle, mais de ce tumulte naît une stabilité, une vallée étroite où gît une fibre de volonté. Elle y demeure comme sur une caye en mer violente. » (DC, 186) Toutes deux sont menacées d’effacement. La mer et le cachot sont ainsi montrés comme des lieux de mise à l’épreuve, où les personnages essaient de faire face au trouble qui les habite et qui habite l’espace. Il en est de même pour le Maître esclavagiste, qui fera ultimement l’expérience 131 Lorna Milne, Patrick Chamoiseau. Op. cit., p. 52.

132 Voir le poème de Derek Walcott, « The Sea Is History », [en ligne]. https://poets.org/poem/sea-history [Texte consulté le 30 novembre 2019].

de son propre cachot et y prendra la mesure de la fracture que portent les esclaves en eux- mêmes : « … la nuit bruissante de souffles d’esclaves dilatant sous les pas christophores

la grande mer de misère, la grande mer de sang noir, la grande houle de canne à sucre et de dividendes, le grand océan d’horreur et de désolation… » (DC, 263). Se croyant « perdu

à tout jamais dans l’obscur en dérive de son propre cachot » (DC, 264), il en ressort pourtant, mais l’édifice de ses anciennes certitudes demeure fragilisé et un doute s’est définitivement installé.

En entrant, ou « échou[ant] » (DC, 81), dans la ruine, l’éducateur devient immédiatement témoin de cette souffrance, celle de Caroline, ainsi que celle de L’Oubliée, dont les traces tapissent les murs du cachot. Or, comme pour le Maître, son séjour dans la ruine-cachot ne le laisse pas indemne : « cette gueule de pierres […] menaçait mon existence et celle de toute l’humanité » (DC, 34). Il se commet et entreprend, avec la jeune fille, un voyage abyssal dans la mémoire enfouie des lieux et au fond de leur abîme identitaire, le personnage de l’écrivain-éducateur étant lui aussi hanté par cette histoire collective. Pour contrer l’effacement de cette mémoire, « le narrateur-éducateur doit effectuer une descente au gouffre, éprouver le lieu133 », choisir la dérive pour libérer la Parole. Cette dérive est évidemment la même que celle qui régit les dimanches de l’écrivain : « Du Marqueur de Paroles au Guerrier de l’Imaginaire (ces masques dont je m’affuble pour décrocher les autres), chacun de mes livres a fixé ces dimanches. Chacun de mes livres fut une ivresse inquiète : un décentrement maximal. Et quand il pleut, l’ivresse est haute. La dérive est totale. » (DC, 23)