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CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.3 Résistance et renaissance

1.3.1 Problèmes d’identité

Dans Un dimanche au cachot, les problèmes d’identité sont explicites, soit à travers les commentaires du narrateur-écrivain sur sa culture : « Je vis en terre créole américaine. Dans cette zone, l’identité est drôle : pas comique, non, juste difficile à comprendre. » (DC, 24), soit à travers ses remarques sur les enfants de Sainte-Famille : « Dans leur mémoire remplie de maltraitances, il n’y a rien, du moins pas de quoi se constituer une idée de soi- même. » (DC, 19). La négligence parentale, chez Caroline, et aussi chez L’Oubliée, est une manière d’aborder le problème de filiation, les deux jeunes femmes se retrouvant seules, sans racine apparente, sans modèle auquel s’identifier : « […] mais le peu qu’elle identifiait d’elle (comme un lieu incertain dans cette faible sensation qu’elle avait de son être) […] ce qui rendait ce peu si éclatant et si précieux, c’est qu’il n’avait même pas droit à la mort : il provenait de nulle part, se tenait dans nulle part, et n’allait vers nulle part… » (DC, 177) En attendant que, par le récit de l’éducateur, soit rétablie une partie de la lignée – L’Oubliée apprenant que la Belle Africaine est sa grand-mère, Caroline apprenant que L’Oubliée porte son nom (DC, 247) –, les personnages sont confrontés à un abîme intérieur : « [L’Oubliée] pria. Avec la sensation de tomber dans un gouffre et de tomber sans fin. » (DC, 155). En effet, l’abîme est un motif récurrent dans l’œuvre, accompagné du sentiment de vertige chez les personnages, qui signale une perte de repères, une errance à la fois physique et identitaire : « Elle se sent en dérive sans devant ni derrière. La chose tranche mille étais140 invisibles qui appuient toute personne sur la personne des autres. Pour la première fois de sa vie, L’Oubliée est isolée seule. Égrappée. Irruée en elle-même. » (DC, 83) L’entrée au cachot n’est pas sans rappeler la violente rupture de l’individu d’avec sa famille, sa culture, ses origines, dont les

140 Pièce de charpente servant à soutenir ou à épauler provisoirement toute partie d’un ouvrage qui se déforme, se déverse ou qu’on reprend en sous-œuvre. (Larousse, en ligne)

esclaves ont été victimes sur les bateaux négriers et à l’arrivée sur l’île. De la même manière, L’Oubliée et Caroline se retrouvent isolées de leur groupe, seules avec elles-mêmes, face au vide qui les constitue, car, comme le pense Glissant, « [l]a difficulté à connaître l’histoire (son histoire) déclenche la plus profonde des solitudes.141 » Du fond de cette solitude se pose inévitablement la question, chez les personnages, du rapport à l’espace.

« […] explorer l’évocation de l’espace, c’est nous approcher aussi de l’expression de l’identité.142 » Pour les plus vieux esclaves, le rapport à ce nouvel espace imposé qu’est l’île

est celui du déni et du rejet, certains préférant mourir, « acharnés à se pendre pour regagner la terre ancienne » (DC, 75-76), plutôt que d’accepter de vivre une vie de violence et d’exploitation dans un lieu étranger. La manman bizarre, mère de L’Oubliée, « [c]omme avec le souci d’éviter de prendre souche, [elle] avait flotté au-dessus de ce sol, jamais considéré la mer, ni nommé les broussailles ou les herbes à médecine, supportant l’Habitation sans jamais la porter » (DC, 92-93). Au contraire, lorsque L’Oubliée était enfant, étant quant à elle née sur cette nouvelle terre, elle explorait les environs, s’appropriait l’espace, se redéfinissait par et dans lui, dans l’absence de sa mère. « L’enfant s’était sentie rejetée comme ce sol. […] Elle ne s’ouvrait qu’en gagnant la rivière, lors d’un quelconque dimanche où prêcher la cribiche avait été permis. L’enfant explorait l’alentour. Parler seule aux arbres vieux. Prendre seule frémissement aux ravines. […] Dériver seule dans l’embrouille des senteurs. […] Elle s’ouvrait seule, dans un espace qu’il fallait engendrer… » (DC, 93) Des années plus tard, du fond de son cachot, elle évoque ces souvenirs, ces espaces en elle, ainsi que ceux qu’a défrichés le vieil homme. Le cachot, en l’isolant de l’Habitation, lui permet de plonger en elle-même ou d’en sortir pour survoler la plantation, puis la forêt, sur les traces de son mentor. L’obscur la menace, mais du même coup, l’enveloppe, la protège, à tel point qu’elle décide de se couper complètement du filet de lumière qui perce un mur et de fermer les yeux. (DC, 99) Le passage où elle se dit que le vieil homme aurait fait de même fait écho au roman L’esclave vieil homme et le molosse, où le vieil esclave en fuite décide de se bander les yeux et de poursuivre à l’aveugle sa course à travers les bois, « lui dévoil[ant] l’ignoré de lui-même.143 » Cette plongée en eux-mêmes leur révèle non plus un abîme, mais une 141 Édouard Glissant, Le discours antillais, Op. cit., p. 260.

142 Lorna Milne, Patrick Chamoiseau, Op. cit., p. 33.

ouverture : « [L’Oubliée] ne se sent plus vide mais ouverte comme à un commencement. » (DC, 95) Il ne s’agit donc pas d’un aveuglement volontaire, mais d’un regard tourné vers soi, pour tenter d’exister pour soi et non plus simplement dans le regard du Maître. « Mais elle se dit qu’il y a de la lumière en elle. La chercher. L’appeler. Elle se persuade que le vieil homme aurait agi ainsi : s’inventer une lumière, la libérer en soi. » (DC, 100) Ce geste, de même que la grossesse imaginée, sont les premiers pas de L’Oubliée vers la découverte et l’affirmation d’elle-même.

Ainsi, le cachot lui offre un rempart contre la violence esclavagiste : « L’Oubliée aurait aimé leur dire de ne pas pleurer, que ce n’est pas le plus grave qu’elle soit dans ce cachot. Que le cachot est autant de leur bord que du sien… […] elle éprouve alors le sentiment d’être à l’abri. D’être perdue à tout jamais et, en même temps, d’être à l’abri de

cette Habitation. » (DC, 169) Le même lieu constitue aussi, plusieurs générations plus tard,

un refuge à la jeune Caroline qui, le reste du temps, fait face à son inexistence. « Elle n’existe pas pour elle-même, ou alors elle existe sans pouvoir donner à cette sensation douloureuse la moindre signifiance. C’est pourquoi elle se sent si à l’aise dans ce cachot, qui annule tout et qui, dans cette annulation même, l’apaise, l’installe peut-être dans une cohérence… » (DC, 121) En opposition au monde « extérieur » dénué de sens, la ruine-cachot fonctionne en quelque sorte comme une matrice identitaire pour L’Oubliée, pour Caroline et même pour le narrateur, qui voit déferler les différentes entités qui le constituent : le lecteur, l’éducateur, l’écrivain, et les « mille auteurs […] se tiennent dans son ombre […] Faulkner (à moitié soûl), Glissant (toujours hautain), Perse (raide comme un sel détestable), et Césaire (bien amer)… » (DC, 133) Le séjour dans la ruine, pour Caroline, et dans le cachot, pour L’Oubliée, permet la découverte et l’expression de soi, et par là participe à la genèse ou « digenèse144 »

identitaire des personnages.