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CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.1 Un lieu signifiant : fusion de l’espace et du temps

1.1.3 Palimpseste de lieu

La structure en palimpseste, au cœur d’Un dimanche au cachot, est d’emblée annoncée par le narrateur : « La Sainte Famille a construit ses locaux au cœur de l’âme ancienne. Elle s’est configurée dans la configuration invisible de la sucrerie. Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, je perçois le terrible palimpseste. » (DC, 30) La localisation du centre pour enfants victimes de mauvais traitements sur une ancienne plantation, l’Habitation Gaschette, n’est que la première indication de l’architecture particulière du roman, où les lieux, les temporalités, les personnages se superposent, s’écrivent et se réécrivent. Comme le souligne Bernadette Cailler, « la structure en palimpseste se déploie, dans le roman de Chamoiseau, sur les aspects tant temporel, thématique, structurel, formel, stylistique, symbolique, historique (y compris les traditions littéraires), que philosophique et éthique.107 » Les lieux présents dans la diégèse se lisent par couches superposées. La ruine

est telle un parchemin qu’on utilise pour écrire et dont le manuscrit précédent aurait été effacé : « Je réalisai que les parois [de la ruine] n’étaient pas si ténébreuses que cela : elles étaient labourées de traces qu’un mystère avait pâlies. Certaines se mélangeaient pour suggérer des graffitis à moitié effacés. » (DC, 36) L’histoire et l’architecture du cachot se construisent donc à partir des traces de la ruine et à mesure que le narrateur raconte.

De la même manière, par les pierres des murs du cachot, L’Oubliée perçoit d’autres histoires, d’autres espaces. Lors de la construction de l’édifice, bien avant que L’Oubliée en soit prisonnière, le maçon-franc lui avait expliqué comment comprendre les différentes pierres (pierres de rivières, de terre, de mer, etc.), lire le paysage à travers elles, et les faire tenir ensemble : « [l]es faire tenir ensemble c’est faire que leurs ancêtres entrent en béni- commerce108, et réalisent, par le dedans, un quelque chose qui tienne… » (DC, 90). Une fois enfermée, L’Oubliée entreprend de les « écouter » lui révéler l’histoire des lieux qui l’environnent : « d’autres lui racontaient la mer. Elle percevait des vagues, et se mit, du bout des doigts, à contempler un océan. Houle, intuitions des abysses, impatiences de poissons

107 Bernadette Cailler, « Un dimanche au cachot (Patrick Chamoiseau, 2007) : Analysis of a Palimpsest », Art.

cit., p. 1. Nous traduisons.

108 Créolisation du français, typique chez Chamoiseau. Voir François Lagarde, « Chamoiseau : l’écriture merveilleuse », dans Études françaises, vol. 37, no 2 (2001), p. 159-179, ainsi que Chiara Molinari, Parcours

[…] » (DC, 104-105). En analysant leur disposition, elle comprend que le maçon-franc les a assemblées d’une manière secrète, y a dissimulé un message : « L’Oubliée croit percevoir cette autre tracée des pierres, comme un possible dans cette férocité… » (DC, 154)

Les pierres se transforment en présence rassurante pour L’Oubliée et, à partir des traces du paysage qu’elles contiennent, en invitation à habiter ce monde qui l’entoure. Présente dans plusieurs œuvres de Chamoiseau, dont Lettres créoles, Écrire en pays dominé,

L’esclave vieil homme et le molosse, la Pierre est le symbole par excellence du palimpseste.

Vestige des premières populations de l’île, gravée de signes racontant les histoires de peuples disparus, elle représente l’origine d’une « tracée littéraire créole109 », à laquelle se sont

greffées, au fil du temps, d’autres voix issues de lieux différents, constituant « une histoire à grands sillons d’histoires variantes.110 » Dans L’esclave vieil homme et le molosse, la Pierre

est le but de la quête du vieil esclave. Ce n’est qu’au moment où il la trouve que peut se faire la rencontre entre son histoire personnelle et celle, collective, des personnes qui l’ont précédé en ce lieu et, qu’enfin, il puisse véritablement naître à lui-même et au monde, au sens où l’entend Édouard Glissant dans L’intention poétique111 : « Naître au monde, c’est concevoir

(vivre) enfin le monde comme relation : comme nécessité composée, réaction consentie, poétique (et non morale) d’altérité.112 » L’histoire du vieil esclave est aussi racontée dans Un

dimanche au cachot, mais la focalisation est sur le personnage de L’Oubliée, qui du fond de

son cachot se précipite dans les bois à la recherche du vieil homme. On la voit ainsi lui rendre hommage en disposant de ses restes, avec la Pierre comme sépulture : « Elle a lissé la Pierre avec la cendre fine qui lui collait aux mains, et cette cendre s’est lovée dans les signes et les marques, comme si cette cendre avait toujours voulu se réfugier au plus profond des signes. » (DC, 215) Puis, au même endroit où le vieil esclave a trouvé la libération par la mort, L’Oubliée accouche : « Son corps explose. Mille paysages surgissent dans son esprit. Son corps se tend comme un bambou brûlé tandis que son ventre se contracte sur une masse qui s’en va et la délivre d’un coup. Elle hurle : rien ne lui est sorti du ventre. » (DC, 219) Il nous apparaît significatif que le lieu qui sert de tombeau au vieil esclave soit aussi l’endroit où,

109 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles, Op. cit. 110 Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Op. cit., p. 18.

111 Édouard Glissant, L’intention poétique (Poétique II), Paris, Éditions Gallimard, 1997 (Seuil 1969). 112 Ibid., p. 21.

métaphoriquement, L’Oubliée se donne la vie, renaissant dans les cendres du vieil homme : « Le vieil homme est là, en elle et avec elle. » (DC, 220)

La Pierre joue le rôle de « palimpseste où se réinscrit sans cesse le jeu brouillé de l’identité et de la relation.113 ». C’est en quelque sorte une « identité-palimpseste » que se

découvre L’Oubliée : « L’Oubliée n’avait jamais considéré ces existences qui l’habitaient : ceux qu’elle avait croisés, et sur lesquels (dans l’obscur de la chose) elle changea son regard… Trâlée des suicidaires, marronneurs sans principe, saboteurs vulgaires, têtes brûlées ordinaires… une lie jusqu’alors sans estime, anonyme au fond d’elle qui se mit à envahir sa douloureuse lucidité au rythme de ces longues mélopées qu’adorait Saint-John Perse… » (DC, 96) Érigée en symbole de mémoire, la Pierre est au centre de la quête identitaire des personnages, rompant avec l’idée d’origine unique et proposant plutôt une multitude d’appartenances.

À la lecture de n’importe lequel des livres de Chamoiseau, on constate que son écriture se construit sur des traces, plus ou moins apparentes, réelles ou fictionnelles : traces littéraires laissées précédemment par d’autres auteurs ou par ses autres livres, traces historiques et culturelles issues de la colonisation et de la violence de l’esclavage, traces laissées par les lieux : « La Trace est marque concrète : tambour, arbre, bateau, panier, un quartier, une chanson, un sentier qui s'en va... Les mémoires irradient dans la Trace, elles l'habitent d'une présence-sans-matière offerte à l'émotion. » (ÉPD, 130) Irrémédiablement liées à la notion de palimpseste, les traces ne sont pas que présentes dans la diégèse, elles font aussi et surtout partie du projet d’écriture de Chamoiseau, dont les livres recèlent d’innombrables mystères, allusions, commentaires, références à trouver et à décrypter. Le roman Un dimanche au cachot fonctionne ainsi lui-même comme le cachot et, de même que L’Oubliée, nous devons nous montrer attentifs aux messages encodés dans les traces.

113 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 101.

L’écriture du cachot, par exemple, entreprise périlleuse à laquelle le narrateur écrivain tente de se soustraire, s’accomplit malgré tout par de multiples détours, Chamoiseau joignant sa parole à celle d’autres écrivains ayant tenté d’écrire l’horreur : « Dans les immenses textes de Faulkner, la damnation du Sud esclavagiste rôde sans être dévoilée. Elle hurle dans les silences et l’opaque de chaque ligne. […] L’incertitude s’amasse dans la matière même de son langage, s’impose sans rien montrer, s’offre sans jamais rien donner. Faulkner soupèse et dépasse une tragédie ainsi, sans la nommer ni l’amoindrir d’une quelconque réponse… » (DC 134) De plus, Un dimanche au cachot entretient une relation intertextuelle avec la littérature concentrationnaire114 : « Elle aurait pu se dire (comme moi dans ces décombres auprès de Caroline) : Qui pourrait croire une chose pareille ? Soljenitsyne, Primo Levi s’effaraient d’une même sorte au fond de leur enfer. Bien des esclaves des Amériques durent connaître ce vertige : Qui pourrait croire cela ? » (DC, 110) Même si ce passage est l’unique mention explicite de représentants de la littérature de survivance, certaines préoccupations de ces écrivains traversent le roman de Chamoiseau, particulièrement la possibilité de dire et d’écrire l’horreur, et celle d’être cru et entendu, comme dans l’extrait précédent. L’intertextualité, ou palimpseste, « désigne non pas une addition confuse et mystérieuse d’influences, mais le travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le leadership du sens.115 » Dans Un dimanche au cachot, elle fonctionne surtout comme une réactivation du sens des textes présents dans le roman et « introdui[t] à un nouveau mode de lecture qui fait éclater la linéarité du texte.116 »

Pour les écrivains de l’extrême, le témoignage est rendu difficile par une mémoire trop douloureuse ne pouvant être restituée fidèlement par le langage littéraire ou par l’Histoire officielle. Pour la littérature de l’esclavage, la difficulté tient de surcroît à l’absence de témoins, et c’est une mémoire oblitérée qui hante les générations suivantes, comme c’est le cas pour Caroline ou l’éducateur. Si l’expérience individuelle des Soljenitsyne, Levi, Kertész, Semprún n’est en aucun cas comparable à celle du personnage fictif qu’est L’Oubliée, il n’en reste pas moins que l’expérience individuelle ou collective de l’enfermement, dans un camp, une prison, une plantation, marque l’imaginaire, et que l’écrire 114 Voir aussi le mémoire de maîtrise de Valeria Liljesthrom, Op. cit.

115 Laurent Jenny, « Stratégie de la forme », Poétique, no 27 (1976), p. 262. 116 Ibid., p. 266.

est, pour les auteurs cités, inévitable en même temps qu’il est impossible117. Jorge Semprún, écrivain espagnol rescapé de Buchenwald, a exprimé le dilemme auquel fait face tout survivant de camp : l’écriture ou la vie118, parce que l’écriture, en convoquant les souvenirs du camp, renvoie automatiquement à la mort. Si au départ cet écrivain a choisi l’amnésie volontaire, la vie, il fait ultimement le choix de l’écriture, « [q]uitte à ne pas s’en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n’être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement.119 » Si

Semprún n’est pas explicitement nommé aux côtés de Soljenitsyne et de Levi, son œuvre apparaît manifestement convoquée dans le passage suivant. Le narrateur d’Un dimanche au

cachot semble en effet poursuivre la réflexion de Semprún sur l’écriture et en faire le

contrepoids :

Aller avec l’écriture dans cette mort de l’esclavage c’est y aller avec la vie, car toute écriture est d’abord vie. Mais il apparaît difficile au regard de la vie d’explorer de manière juste et exacte (c’est-à-dire sans le perdre) le secret absolu de cette mort. Il aurait fallu y aller avec la mort elle- même, au moins avec ce que la littérature peut savoir de la mort. Mais ce serait quand même faible. Convenu. Sauf si on admet que la vie de la littérature n’a rien à voir avec cette vie biologique qui conçoit la mort. La vie de la littérature est le principe même de la vie. Alors elle peut deviner la mort en son principe. Deviner ce secret sans le dénaturer. Elle peut s’y rendre avec cette vie autre, cette vie haute, que seule la vie en son principe peut imaginer. (DC, 181- 182)

En comparant, en une tournure de phrase, l’effarement qu’ont ressenti Soljenitsyne et Levi lors de leur déportation et de leur enfermement et ce qu’aurait pu ressentir L’Oubliée du fond de son cachot, ainsi qu’en dialoguant avec Semprún sur le pouvoir de la littérature, le narrateur-écrivain se sert de matériel existant, les œuvres de ces écrivains, pour « donne[r] chair à cette fiction » (DC, 101), pour imaginer et raconter en littérature ce que l’Histoire a oublié. En réponse au personnage de l’écrivain qui cherche une « vérité » de l’esclavage, il apparaît que « [l]a vérité littéraire comme la vérité historique ne peuvent se constituer que dans la multiplicité des textes et des écritures – dans l’intertextualité.120 »

Les livres de Levi, Soljenitsyne, Glissant, Césaire, Saint-John Perse, Faulkner, pour ne nommer que ceux-là, se manifestent derrière le texte de Chamoiseau, ils sont « les

117 Plusieurs des auteurs mentionnés abordent, dans leur œuvre, les lacunes du langage pour rendre compte de façon fidèle de l’expérience concentrationnaire.

118 Jorge Semprún, L’écriture ou la vie, Op. cit., p. 397. 119 Ibid., p. 26.

paysages de cette route qu’[il] emprunte à présent » (ÉPD, 25), ils sont autant de pierres qui participent à la construction de son œuvre littéraire. La structure en palimpseste dans Un

dimanche au cachot, annoncée par l’auteur lui-même, et détaillée par Bernadette Cailler dans

son article précédemment cité, semble l’un de ces nœuds, dont nous parle Todorov, par lesquels on peut faire une lecture plus ou moins riche d’une œuvre, à condition de considérer la superposition d’éléments ou de voix comme une relation qui s’établit entre ces éléments ou ces voix : « La conception du texte comme palimpseste n’est pas étrangère à la lecture ; mais au lieu de remplacer un texte par un autre, cette dernière décrit la relation des deux. Pour la lecture, le texte n’est jamais autre, il est multiple.121 »

Ainsi, l’histoire et l’architecture du cachot sont construites, ou inventées, non seulement à partir des traces physiques laissées dans la ruine, mais aussi de traces laissées dans l’Histoire et la littérature universelles. Le lieu impose une nouvelle temporalité, celle de la création littéraire. La signification du cachot pour le roman dépasse largement sa fonction première d’élément perturbateur ou d’obstacle pour les personnages. Elle vient notamment de cette indissociabilité de l’espace et du temps, comme nous l’avons vu avec les chronotopes ou encore avec la structure en palimpseste qui, en somme, est une véritable mise en relation, plutôt que superposition, d’histoires, de moments et de lieux.