III.1. UNE HISTOIRE PERSONNELLE QUI SE MÊLE À UNE HISTOIRE, À UNE GÉNÉRATION
III.1.2 Un monde fait de voix
III.1.2.2. Voix collectives
Ces autobiographies proposent d’autres regards ou visions du monde et de l’histoire. Nos livres sont partiellement composés d’une mémoire « collective », de mises en scène de la transmission d’histoires par le biais de l’oral. Chaque récit a une conteuse : « Da », « Man Tètè » ou encore « Jeanne-Yvette ». Les passeurs d’une mémoire ancestrale viennent souvent de la campagne, espace de conservation de la tradition : « les conteurs de ville étaient rares »458 explique le narrateur d’Antan
d’enfance. Les « mémoires caraïbes » ont été forgées « dans le prisme des îles ouvertes,
lieux-dits de la Créolité »459 : la conteuse « Jeanne-Yvette » en est directement issue (« nous venait »). Ce personnage fait découvrir à l’enfant un univers qu’il ignorait : celui du « conte créole »460. Renversant les autorités littéraires, la conteuse devient « savante »461 sous la plume de l’auteur. Da, qui est une femme de la campagne raconte
456
Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.29.
457
Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.52.
458
Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.124-125. « Une jeune fille maigre oui, rieuse, féroce, aimable et douce en montant. Elle nous ramenait de la campagne des contes créoles inconnus dans les nuits de Fort-de-France ». 459 Ibid., p.125. 460 Loc.cit. 461 Ibid., p.126.
117
« toutes sortes d’histoires de zombies, de loups-garous et de diablesses »462 à Vieux os. Ces contes sont en effet pour la plupart du côté effrayant du merveilleux. En plus de « Man Tètè », le grand-oncle « Valéry » apprend des proverbes et raconte « ses souvenirs » aux enfants463. Il parle de l’ « Afrique », revient surtout à cette origine des peuples créoles :
(…) l'Afrique, c'est notre mère, te disait-il, on ne peut pas retourner dans son ventre, nous sommes les enfants de ce mariage forcé avec son assassin, l'océan pirate. L'espoir ne s'est pas noyé dans des rêves de là- bas, mais il s'est enraciné ici-dans.464
Le narrateur n’est pas avare, il n’a pas le monopole de l’histoire. Cette transmission n’est pas seulement visible à travers les dialogues. Certains récits peuvent être considérés comme des récits enchâssés : on assiste alors provisoirement à un changement de narrateur. Ce sont parfois des fragments très courts, le narrateur premier gardant son autorité et rapportant le discours au style indirect comme ci-dessus ; cependant, il arrive que des paragraphes entiers soient pris en charge par un narrateur second (un personnage du livre). L’histoire racontée par « Man Tètè » est transcrite en italiques :
(…) Man Tètè nous racontait [cette histoire] certains soirs : le ciel avait
été créé, mais le ciel n’avait pas de soutien, et ainsi sous le ciel la terre fut créée. Mais la terre n’avait pas de soutien, alors sous la terre le feu fut créé avec des milliers de balises d’yeux, d’étoiles, de lucioles pour éclairer les volcans.465
Le narrateur de Patrick Chamoiseau fait parfois le récit lui-même de légendes effrayantes, prenant le relais de ces « voix » entendues dans l’enfance :
C’était aussi une époque où certains pêcheurs, gagés auprès d’un diable, utilisaient de la chair de marmaille pour leurs nasses et leurs zins. (…)
462
Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.25.
463
Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.121.
464
Ibid., p.135.
465
118
En plus, ils savaient voler les santés, oui, les cueillir comme on cueille des mangots, et les mettre à mûrir dans leurs sacs à jamais.466
Dans ce monde « comme-un », les récits se multiplient, les « versions » abondent. L’Odeur du café, ainsi qu’Antan d’enfance se composent d’une multitude de micro-récits assumés par d’autres personnages et qui permettent la multiplication des points de vue sur un même évènement. L’histoire du personnage de la « folle » dans
L’Odeur du café a au moins deux versions, celle du « notaire Loné » et celle de
« Simplice »467. Toute la fin de la première partie du récit de Dany Laferrière est consacré à l’histoire multipliée de « Gros Simon » et de sa fille « Sylphise », morte peu après qu’il ait gagné le gros lot468
. Chaque paragraphe est intitulé « La version de » suivi du nom du personnage concerné469. Tous deviennent alors les narrateurs du récit, s’adressant à Da mais aussi directement au lecteur. Chacun d’eux est entendu et aucune réponse n’est donnée à cette enquête populaire. Certains donnent même deux versions différentes. À travers ces discours se dessinent les caractères des différents personnages, leurs croyances et leurs jugements de la société :
Une société de merde, Da. Excusez-moi l’expression mais c’est la plus juste que j’aie trouvée. Je ne connais pas ce Simon, ni son camion, ni sa pauvre petite fille, mais il y a là tous les éléments d’un drame haïtien. Da, ça fait longtemps que je regarde cette société et qu’est ce que je vois : la même chose. Du vent. Rien n’a changé et rien ne changera jamais.470
L’interprétation des rêves que Da fait à plusieurs reprises n’est pas si éloignée de certaines interprétations de la réalité faites par d’autres. Cet espace de discussion est
466
Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.108.
467
Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.30.
468
Ibid., p.64-77.
469
Ibid., on trouve ainsi « La version de Gros Simon », « La version du frère Jérôme », « La version d’Oginé »,p.66, « La version de Mozart »p.66-67, « La version de Zette » p.67-68 « La version du docteur Cayemitte », p.68, « La version de Simplice » p.69, « La version de Zina » p.70, « La version d’Augereau » p.71, « La version du notaire Loné », p.72, « La nouvelle version de Zette » p.73, « La version d’Absalom », p.73, « La nouvelle version d’Oginé » p.75.
470
119
résumé par Patrick Chamoiseau sous le terme de « parole » : « la parole sur elle disait ceci »471. Après une histoire presque entièrement merveilleuse et magique, le narrateur affirme avec malice :
Voilà ce qu’on dit, mais vaut mieux pas le répéter : les gens sont un peu mal-parlants et ils pourraient y ajouter des détails dont l’évocation n’obtient pas grâce en confession.472
Plus que des paroles, Daniel Maximin cite des chansons mais surtout de nombreux textes : ils constituent un moyen pour construire une histoire littéraire personnelle qui fait appel indifféremment aux textes venus de métropole ou d’Europe et aux textes des Caraïbes, selon les lectures effectuées par le narrateur lorsqu’il était enfant.
L’auteur montre comment ces intertextes construisent le texte présent473
, une certaine vision de la littérature et évoque ainsi les contenus multiples d’une éducation ouverte sur le monde. La littérature et la musique des Caraïbes représentent cependant l’essentiel des références culturelles de Tu, c’est l’enfance : « La rue Cases-Nègres de Joseph Zobel », « Gouverneurs de la rosée » de Jacques Roumain, « Gratiant », « André Thomarel », « Aimé Césaire », « Daniel Thaly » ou encore « Diab-La » sont cités474. Le récit personnel laisse alors la parole à une collectivité en l’occurrence littéraire et musicale.
Cette mise en dialogue de la parole des uns et des autres, ainsi que les dialogues presque théâtraux qui composent en partie l’œuvre recréent l’espace de parole de la société dans laquelle l’enfant vit.
471
Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.150-151. À propos de la femme du « quimboiseur », aujourd’hui veuve.
472
Ibid., p.153.
473
Cette construction par les différentes lectures d’un « monde » particulier est aussi exprimé clairement par la « Sentimenthèque » d’Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau.
474
120