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II.3. MOUVEMENTS FICTIFS DU RETOUR : L’IRRÉVERSIBLE

II.3.2 Re-parcourir les lieux

Toutefois ces plateaux et ces déserts n’ont à mes yeux tant d’attrait que parce qu’un événement de ma vie d’enfant a ajouté à leur séduction le prestige et l’appel d’un tout autre lieu de la terre.

Cet événement, ce fut un récit, qui s’appelait Dans les sables rouges.364

L’angoisse vient du temps, irréversible et de la mort. L’adulte, par l’expérience du phénomène de l’oubli, prend en quelque sorte la mesure de ce que veut dire la disparition de quelque chose qui a existé. Lamartine compare ainsi le voile qui couvre un mort que l’on a connu à l’oubli qui couvre les souvenirs de la jeunesse (« une morte »). Se pose la question de la meilleure chose à faire : soulever une dernière fois le linceul, et voir ce visage autrefois vivant, mort et immobile, ou ne rien faire. Tenter de retrouver les souvenirs de sa jeunesse, et trouver celle-ci comme « morte », immobilisée et dégradée par la mémoire, ou ne rien faire.

Sous ce voile de l’oubli il y a une morte : c’est ma jeunesse ! Que d’images délicieuses, mais aussi de regrets saignants se ranimeront avec elle !365

Ce « voile » de l’oubli qui masque des moments ternis, fait écho chez nos auteurs à l’angoisse de la destruction par le « feu » qui réduit en poussière les choses existantes, notamment celles qui possédaient un pouvoir de rappel.

363

Se reporter à ce sujet à mon mémoire de M1, « Figures du narrateur et représentations du monde dans deux romans de Dany Laferrière : Pays sans chapeau et L’Énigme du retour ».

364

BONNEFOY, Yves. L’arrière-pays. [1972, Coll. « les sentiers de la création »).]– Paris : Éditions Gallimard, 2005. - p.35.

365

LAMARTINE, Alphonse de. Les confidences.[1849]- Paris : Alphonse Lemerre, s.d.- Livre premier, « I À M.*** », p.21-25. Voir Annexe 8.

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Daniel Maximin fait le récit du « grand incendie »366 qui a marqué son enfance et touché les maisons limitrophes à la sienne. Le premier paragraphe est consacré à la première pensée de l’enfant : sauver la pierre de la Soufrière, souvenir de l’ascension et protectrice contre le volcan. Dans les paragraphes suivants se déroule le récit de l’évènement en lui-même. Le père demande à ses enfants de prendre avec eux une mallette, contenant des écrits de jeunesse: le feu annonce la disparition de ce que l’on possédait, l’écrit et plus généralement les objets, un puissant moyen d’anamnèse. La première réaction est donc de sauver ce qui a une valeur sentimentale, les objets qui ont un pouvoir de rappel. L’enfant sorti de sa maison s’installe alors :

(…) pour observer de loin cette éruption de maisons, devinant le spectacle du lendemain367

Ce spectacle est celui de la destruction, de la disparition d’un monde connu. Si le feu est mentionné ici comme pouvoir destructeur, balayant par le biais du volcan des villes qui n’auraient pas du être érigées, effaçant ainsi les traces du passé, le lien entre le feu et l’oubli en tant que tel est plus fort chez Patrick Chamoiseau. Le feu n’a d’ailleurs pas l’exclusivité de la destruction, le cyclone apportant aussi la « disparition » d’objets « souvenirs » :

Unique rescapée des enfances et des déménagements, cette peinture m’a longtemps accompagné, jusqu’à sa disparition dans un cyclone, avec deux valises de souvenirs saccagés.368

Dans la préface de Patrick Chamoiseau, le feu détruit la maison d’enfance. Ce récit est l’occasion pour l’auteur d’exprimer l’effet de l’évènement sur sa mémoire et son vécu de sa mémoire. Se pose ici la question de la disparition définitive d’un lieu essentiel de l’enfance, si bien que, la maison anéantie, c’est l’enfance qui s’est consumée :

« Mon enfance charbonnée »369

366

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.35.

367

Loc.cit.

368

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Cette expression met en évidence l’importance du lieu pour le souvenir et la transformation d’une matière vivante, vécue, colorée en matière morte et noire. Cette maison dans laquelle il n’avait jamais « remis les pieds »370

, tout en passant à côté parfois, ne pourra plus, « au grand jamais », être source d’informations, être objet de mémoire.

Le récit d’enfance s’accompagne chez Dany Laferrière et Patrick Chamoiseau de la mise en scène d’un retour sur les lieux de l’enfance. Le narrateur nous raconte que l’ « homme », opposé au « négrillon », a déjà tenté de revenir réellement sur les lieux de sa naissance, retrouver la « primordiale sensation »371, afin de raviver le souvenir oublié :

Il est arrivé à l’homme de refaire ce chemin de naissance372

Ces tentatives de retour sont des échecs : « Ce fut en vain »373. La « sensation » s’est évanouie et pourtant, oubliée, elle est l’origine d’une vague tristesse :

L’homme connaît aujourd’hui un faible mélancolique pour les temps de pluies, les vents humides et les nuits advenues en rivière.374

Le récit du retour en Haïti du narrateur-écrivain du Charme des après-midi sans

fin oscille entre le bonheur de retrouvailles imaginaires et l’impression d’avoir affaire à

une ville fantôme.

Je suis retourné dernièrement, le 11 août 1997, à Petit-Goâve. La première fois depuis mon départ, il y a trente ans. (…) Et je les ai tous revus.375

369

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.12.

370 Ibid., p.11. 371 Ibid., p.23. 372 Loc.cit. 373 Ibid., p.24. 374

Loc.cit. L’enfant naît un jour de pluie.

375

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Dans les souvenirs et dans le rêve, l’écrivain trouve son compte et oublie le « temps »:

J’ai pris tant de plaisir à être à Petit-Goâve que je n’ai pas vu le temps passer.376

Au contraire, les lieux parcourus par le « négrillon », comme la promenade « sous les tamariniers de la Savane »377 ont pour le narrateur adulte perdus leur charme – parce qu’ils se sont transformés. Le narrateur s’en désole en utilisant l’interjection « hélas », nous faisant la description du lieu encore vivant en creux de celle du lieu abandonné :

Ce n’était pas un lieu pour les enfants. Le négrillon sevré de cinéma s’y trouvait pénitent. Il ne l’apprécierait que plus tard, au moment où, hélas, la Savane perdrait de son âme sous les tamariniers vieillis et au long des allées n’abritant plus de leurs anciens soupirs qu’un aboulique écho noyé dans le kiosque vide.378

Dans son incipit, Dany Laferrière propose au lecteur de se rendre sur les lieux de son enfance, lui indiquant la route à suivre379, le nom qu’il faut donner à sa grand-mère « Da » : nous autres lecteurs devrions pouvoir, en nous rendant sur les lieux réels, rencontrer Vieux os et sa grand-mère sur leur galerie. Cette manière de présenter le souvenir montre à quel point il est ancré dans un lieu, et dessine l’envie d’un retour qui ne serait pas désabusé par le passage du temps, semblable à celui du Charme des après-

midi sans fin. L’imagination et l’écriture laissent donc à l’auteur, mais aussi au lecteur,

le droit à l’illusion : celle du prolongement d’un temps a priori terminé. L’exclamation « Bonne nuit, Da » 380 qui clôt le dernier chapitre fait du temps de l’écriture une journée, appelée à recommencer le lendemain, au prochain jour qu’ouvrira la mémoire.

376

Loc.cit.

377

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.166.

378

Loc.cit.

379

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.15, voir Annexe 2.

380

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Là, maintenant, dans la lueur de forge qui nimbe ma dernière vision d’elle [la maison], tout s’est raidi au grand jamais. Raidi et déraidi. Je ne pourrai plus y ajouter une ligne qui ne soit de nostalgie et de regret profond… - donc, qui ne soit étrangère à mon enfance créole381.

La disparition de la maison d’enfance provoque un mouvement intérieur contradictoire. L’homme prend conscience de l’impossibilité de corriger le souvenir par un retour sur les lieux (« raidi »), alors que naît en lui et dans son écriture un nouveau mouvement, un sentiment de « nostalgie et de regret » (« déraidi »). Le souvenir de l’ « enfance créole », heureuse et insouciante du temps, se libère d’une certaine raideur en se transformant sous l’effet des sentiments nouveaux : écrire sa nostalgie dans un récit d’enfance, n’est-ce pas trahir cette dernière ?