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III.2. DES ANAMNÈSES COMME GENÈSES

III.2.3 Créolités

III.2.3.1. Naissance de langues, créole ismes,

Le retour à la langue maternelle (créole, mais il s’agit de trois créoles différents) n’est pas systématique. Les narrations de Daniel Maximin et Dany Laferrière

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MAXIMIN Daniel et SARTHOU-LAJUS Nathalie, « Les Antilles, après le cyclone social », Etudes, 2009/9 Tome 411.- p.177.

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Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.28.

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Ibid., « C’est aux villes que les volcans en voulaient dans la Caraïbe » p.28. cf. la petite commune ; « Il te paraissait inconcevable que ta Soufrière puisse un jour brûler vive la commune », p.29.

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s’effectuent majoritairement en français, ponctuées seulement par des voix créoles. Dany Laferrière intitule sa participation au manifeste Pour une littérature-monde « J’écris en français »539. Il montre que, qu’importe sa situation géographique, il écrit en français, par choix. Le créole apparaît alors seulement dans des proverbes (par exemple : « Sou lanmè mouin rélé Agoué Nan Zilé mal rélé Agoué »540) ou dans les paroles de ses personnages541. Ce sont les «rubriques vocabulaires » qui sont l’occasion d’introduire des mots créoles pour Daniel Maximin : « ces martiniquismes qui nous amusaient : bagay pour bitin chez nous, et matébis pour méwè, l’école buissonière, et « chocolat-pain au beurre » pour les menus de fêtes au lieu de « chaud-d’eau et gâteaux »… »542. La langue de référence pour l’enfant est clairement le créole guadeloupéen : la langue « créole » est immédiatement proposée ici sous la forme d’une diversité. Elle est aussi une des langues d’écriture du père qui intitule ses poèmes (« Fifine-la-pli », « Asi-milet »543). Ce sont les plus « difficiles à déchiffrer » : l’écrit

créole n’est pas naturel à l’enfant, habitué à la lecture du français.

À côté des fables de La Fontaine et des poèmes de Victor Hugo étudiés à l’école, l’obscurité de ses vers augmentait leur valeur à tes yeux, toi qui avais été parfois témoin de leur gestation.544

Cette « obscurité » (pourrait-on dire « opacité » ?) propre aux poèmes du père dont le sens s’échappe est un critère de valorisation, d’intérêt. Daniel Maximin, dont la prose est très limpide, ne semble cependant pas en avoir fait sa poétique.

Patrick Chamoiseau, au contraire, travaille la langue jusque dans la parole du narrateur qui, comme celui de Solibo Magnifique est un « Marqueur de paroles » qui « refuse une agonie : celle de l’oraliture », qui « recueille et transmet » et non pas un

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LAFERRIÈRE, Dany. « Je voyage en français ». Pour une littérature-monde. [Dirigé par Michel LE BRIS et Jean ROUAUD]. Paris, Gallimard, 2007, p.87-101.

540

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.151.

541

« Je fais un petit cabicha, il a dit. » ibid., p.154.

542

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.26-27.

543

Daniel Maximin, ibid., p.37.

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« écrivain » qui « rumine, élabore ou prospecte »545. Son « enfance créole » l’est dans un premier temps par les langues qu’il utilise pour la raconter. L’oralité est construite par les onomatopées (« flap !... »546, « tiouf »547), les liaisons qui créent de nouveaux mots composés (« vite-tout-bonnement », « finir-avec-ça »548), et l’utilisation d’un vocabulaire créole (« ravets », « klaclac »549, « yen-yen »550 par exemple).

Cette utilisation de la langue créole dans le récit d’enfance participe à la « reconfiguration du sensible »551 attendue du récit. La langue française, imposée par l’école, est bien présente mais constamment transformée, métamorphosée par le créole, par l’oral. Pour le lecteur non créolophone, les éléments créoles peuvent être déroutants, mais ils participent à la création d’un « événement figural »552

, créateur de sens multiples.

Je crois qu’il faut démultiplier la question des noms. Il est vrai que le colonisateur a imposé des noms souvent farfelus. Il faut prendre ce nom et le retourner contre lui, en évidence poétique. Le créole, c’est quoi ? ça vient de quoi ? ça vient du petit nègre : toi travail, moi battre. C’est la langue créole que les populations esclaves de la Caraïbe ont retournée pour créer une chose nouvelle, une « créolisation », en

545

CHAMOISEAU, Patrick, Solibo Maghifique, p.159 cité dans PANAÏTÉ Oana, « Poétiques de récupération, poétiques de créolisation », Littérature, 2008/3 n°151, p.69.

546

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.29.

547 Loc.cit. 548 Ibid., Préface. 549 Ibid., p.25. 550 Ibid., p.136. 551

Jacques Rancière, Politique de la littérature, p.12. « Cette distribution cette redistribution des espaces et des temps, des places et des identités, de la parole et du bruit, du visible et de l’invisible forment ce que j’appelle le partage du sensible. L’activité politique reconfigure le partage du sensible. »

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JENNY, Laurent. La parole singulière.- Paris : Belin, 1990.- p.23. « Étendre ce répertoire [attribué à un mot de la langue], c’est raviver l’appréhension du dynamisme qui anime les formes du monde. C’est ébaucher un renouvellement de nos représentations par l’infléchissement discursif d’une forme linguistique reçue ».

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prenant des éléments de partout et en en faisant un mélange au résultat imprévisible.553

Patrick Chamoiseau affirme le caractère carnavalesque du créole qui « retourne », qui « créé » de manière « imprévisible ». Au-delà des questions de réception et de public visé par ces textes, il s’agit ici de valoriser la langue comme construction évolutive et non comme institution normative. Laurent Jenny affirme que lorsque se produit un « événement figural », c'est-à-dire une « infraction » ressentie par le lecteur, celui-ci est mobilisé, hésite. La « crise » provoquée par l’évènement peut mener au refus de communication, à l’échec, car elle est mise en danger de « soi »554

. Il y a donc « crise ». Et rien ne garantit l’issue de cette crise, sinon le

prix que j’accorde au lien verbal. Avec le figural, il devient en effet de ma responsabilité de remédier à l’inachèvement des formes et des significations ou d’assumer une rupture de communication.555

Cette mise en danger de « soi » constante que pratique Patrick Chamoiseau dans son écriture fait de sa poétique une épreuve (qui peut aussi être vécue comme une stimulation bienvenue) pour le lecteur, qui porte alors de manière plus évidente, la responsabilité du maintien de la communication. En matière de renversement, la crèche construite par la sœur du « négrillon » est un exemple extrême : les « personnages officiels » sont peu à peu envahis par une « populace » nombreuse énumérée en un poème nominal :

des philomènes-gros-pieds, des zizines-voleurs-poules, des koulis-coulirous, (…)

des gens à pians et à chiques en paquets,

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GLISSANT Édouard et CHAMOISEAU Patrick, « La créolisation et la persistance de l’esprit colonial », Cahiers Sens public, 2009/2 n°10, p.28.

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Il faut alors quitter l’ « abritement symbolique » et « frôler l’insensé ». L’évènement figural est une « exposition réelle du sujet à cet entrecroisement de risques » d’après Laurent Jenny, La parole

singulière, p.25 et p.34.

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et d’autres cliques pour l’énoncé desquelles mon imagination n’a plus assez d’audace.556

Aux remarques des maîtres d’école à propos du créole, le narrateur nous répond par l’histoire du « parleur-à-zombis » tentant de communiquer avec le Tonton, envolé avec une chèvre dans un ouragan.

Il lui parla dans un lointain créole, et dans un vieux français, et dans un lot de langues qui trainaient dans la Caraïbe depuis un temps où le monde était simple. Et le Tonton lui répondait avec son béguètement de cabri et de vent souterrain. A son réveil, le parleur-à-zombis révéla qu’il n’avait rien compris à ce charabia céleste et qu’il n’y avait rien à en tirer, car il est vrai madame qu’emporté par un cyclone on se retrouvait tourbillonnant du cerveau dans un quelque part pour le moins jamais clair.557

Le « lointain créole », le « vieux français », toutes ces langues que maîtrise ce « parleur-à-zombis » sont bien différentes d’un « charabia » qui bien que « céleste » ne signifie rien. Toute l’histoire et la complexité d’une langue telle que le créole est ici mise en évidence, face à l’attitude simpliste qui consiste à dire de ce qu’on ne connaît pas qu’il s’agit de « charabia », d’une langue « incorrecte ».