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I.2. SE RACONTER « ENFANT » : ÉNONCIATIONS

I.2.1 Définitions de l’enfant et de l’enfance : les âges de la vie

Comment nos auteurs définissent l’enfance à travers leurs récits ? Cet « âge » n’a en effet pas toujours désigné la même période de la vie d’un homme. Philippe Ariès, dans son essai L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime montre comment le statut et les représentations de l’enfant ont progressivement changés, du Moyen Age jusqu’à la société de l’Ancien Régime, notamment avec la scolarisation des enfants. Le « petit adulte » qui travaillait en « apprentissage » devient alors un « enfant » et est isolé dans des classes d’âge au sein de cette structure qu’est l’école.

On admet désormais que l’enfant n’est pas mûr pour la vie, qu’il faut se soumettre à un régime spécial, à une quarantaine, avant de le laisser rejoindre les adultes.83

Quel est donc ce « sentiment de l’enfance »84 que nous laissent entrevoir ces récits ? Quel est son terminus ad quo et ad quem ? On remarque tout d’abord que nos auteurs distinguent enfance et adolescence. Nous avons vu que l’enfance fait pour Dany Laferrière et Patrick Chamoiseau l’objet de plusieurs livres, dont les derniers sont les récits d’un passage à l’adolescence, de la sortie de l’enfance. Au Moyen-âge, « enfance et puérilité, jeunesse et adolescence, vieillesse et sénilité »85 correspondaient à autant d’âges différents de la vie. La différence entre enfance et adolescence demeure ici, bien

83

Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, p.313.

84

Ibid., p.29-177.

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que chez Patrick Chamoiseau d’autres « âges » soient définis dans l’évolution de l’enfant. L’entrée dans l’adolescence est une entrée dans la conscience de l’instabilité pour tous nos auteurs. L’enfant a dix ans dans L’Odeur du café, et la complétude ressentie alors disparaît dans Le Charme des après-midi sans fin où il doit quitter Petit- Goâve et sa grand-mère. Ursula Mathis Moser dira :

Si Petit-Goâve était à l’échelle de l’enfant, la petite ville paraît de plus en plus submergée par des menaces extérieures ; autant dire que l’adolescence rattrape l’enfance et projette le moi dans un univers dépourvu de sécurité.86

Le passage à l’adolescence ne correspond pas à un âge numérique en particulier, mais bien à un état d’esprit, à un changement dans la conscience de soi et des autres dans le monde. Daniel Maximin, dont le récit débute alors qu’il a « cinq ans »87

, situe le commencement de son adolescence au jour du premier tremblement de terre :

J’ai initié ce jour-là le passage vers mon adolescence, prêt à protéger ma mère et mes petits frères, sans jouer l’ange ou le surhomme, chevalier sans peur d’une troupe de moussaillons.88

Le changement mis en évidence est celui d’une certaine image de soi (« sans jouer l’ange »), et d’un certain rapport aux autres (chercher à défendre sa famille). Ce qui semble particulier à l’enfance, ce sont en effet les différents rôles qu’incarne tour à tour l’enfant : observateur, tueur, affabulateur, lecteur, curieux… l’entrée dans ces catégories (ou socialisation) se fait de manière brute, la capacité à se voir avec des nuances n’arrive qu’après. C’est du moins ainsi que le présente Patrick Chamoiseau : le « négrillon » traverse progressivement des « âges » définis par ses centres d’intérêts et ses pulsions : « l’âge du feu »89, « l’âge de l’outil »90, par exemple – reprenant ainsi les termes qui servent à désigner les différentes étapes de l’évolution de l’homme en tant qu’espèce.

86

Ursula Mathis Moser, Dany Laferrière. La dérive américaine, p.139.

87

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.15.

88

Ibid., p.91.

89

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.31.

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Le narrateur d’Antan d’enfance pose explicitement la question, et dévoile ses réflexions sur cet « âge » et ses limites :

Où s’achève l’enfance ? Quelle est cette dilution ? Et pourquoi erres-tu dans cette poussière dont tu ne maîtrises pas l’envol ? Mémoire, qui pour toi se souvient ? Qui a fixé tes lois et procédures ? Qui tient l’inventaire de tes cavernes voleuses ?91

Cette question prend place à la fin du premier livre de la trilogie Une enfance

créole, montrant par ce biais l’amplitude du doute. L’enfant –infans- n’est toujours pas

à l’école ! La « dilution » serait cette capacité de la mémoire à lier les évènements entre eux, à offrir des souvenirs « en lien » mais qui s’écartent pourtant du chemin attendu. La fin de l’enfance peut cependant, au vu des trois livres intitulés Une enfance créole, être déclenchée par la découverte de la mélancolie, du sentiment d’isolement. L’enfant entre alors « en lui ».92 Cette mélancolie, qui est aussi un mouvement vers son intériorité et donc un éloignement du « monde » perçu, correspond au moment de la multiplication des pensées du « négrillon » pour « L’Irréelle »93, fille dont il est amoureux. La première mélancolie est associée à une femme insaisissable. Cette « mélancolie » poursuit d’ailleurs l’auteur dans Écrire en pays dominé, où il retranscrit des écrits qu’il a rassemblés sous le nom d’« Inventaire d’une mélancolie »94.

Ce serait donc dans un rapport au monde, à l’espace et au temps que se définit l’enfance, l’adolescence puis l’âge adulte. L’initiation à l’autre sexe ne semble pas faire figure de terminus ad quem : si l’enfant est longtemps tenu à l’écart des questions sexuelles, ne comprend pas toujours les « filles », l’importance des questions corporelles et sensibles empêchent de délimiter clairement l’enfance grâce à ce qui serait une « initiation » à la sexualité. Ce point semble faire partie de l’enfance, notamment pour Dany Laferrière, et ne pas être une barrière à la pensée enfantine. Si le contraste entre le savoir du narrateur adulte et du lecteur et celui de l’enfant se fait alors sentir et est clairement discriminant, il ne représente pas une « limite » nette, une forme

91

Ibid., p.178.

92

Voir « Mélancolie première », Patrick Chamoiseau, À bout d’enfance, p.228-278.

93

Ibid., p.252.

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de « révélation » subite mais bien une progression inhérente au développement de l’enfant. Ainsi, Daniel Maximin raconte avoir découvert certains mystères de la sexualité à travers les livres et en écoutant les adultes prononcer des mots intrigants comme « vaginale » ou « clitoridienne »95, qui leur servaient à désigner les deux types d’éruptions volcaniques. Vieux Os quant à lui fait l’expérience, sans pouvoir la nommer, d’une attirance physique forte. La simple couleur « jaune »96

, qui est celle de la robe de « Vava », suffit à son cœur pour s’emballer. « L’amour fou »97 est au centre du récit d’enfance, non à la fin. « Vieux os » est initié par un ami à la sexualité : ils pénètrent par effraction dans l’école publique et trempent leurs sexes dans des encriers :

« Si ça vient, laisse-toi aller. » Je me mets à pisser. Auguste me regarde, incrédule, avant de sauter sur moi. (…) Auguste m’apprend que c’est comme ça qu’on fait avec les filles. Le sexe des filles : un trou noir avec du liquide à l’intérieur. Un liquide bleu.98

L’enfant n’a cependant pas la maturité physique pour être réellement initié, et se trompe sur ce à quoi se réfère le « comme ça » qui ne désigne bien évidemment pas le « liquide bleu ». Tout en ayant une expérience de son corps, et par le biais des autres, de ce que peut être la sexualité, il ne remplit pas les conditions (de par son développement physique) d’un véritable accès à la sexualité. Nos auteurs ne suppriment pourtant pas cette expérience de la vie de l’enfant, qui tente d’imiter les adultes, de découvrir ce secret sans pouvoir encore l’expérimenter lui-même.

I.2.2 Désignations de l’enfant et narrateurs : quand l’ipséité travaille