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II.1. UNE EXISTENCE DANS LE TEMPS : IMAGES ET RÉCITS DE L’ENFANCE

II.1.2 Des traces furtives à suivre et retrouver : condensation et épiphanies

II.1.2.2. Condensation : répétition et « essence »

Au commencement est la

RÉPÉTITION248

J. Subes lors d’une étude qu’il résume dans son article « Souvenirs d’enfance et genèse de la mémoire » tente de comprendre quelles sont les particularités du souvenir d’enfance : thèmes, forme, âge du premier souvenir… Il lui apparaît que le souvenir de la première survenue d’un évènement amené à se répéter est souvent cité par les sujets de son étude.

L’importance de cet évènement [premier jour de classe] est d’être à l’origine d’une partie de l’existence de l’individu, et le fait de retourner en classe risque à chaque fois, et singulièrement à chaque rentrée de vacances, d’évoquer à nouveau la première fois où l’enfant a été en ce lieu. Il est le chef de file, l’origine de toute une succession d’autres évènements. S’il s’agissait d’une répétition pure et simple, la fixation serait moins probable puisqu’un souvenir couvrirait l’autre, mais il

246 Ibid., p.173. 247 Ibid., p.182. 248

69

s’agit ici d’un fait précis, original qui ne s’est jamais répété tel quel et que les événements suivants ne font qu’évoquer.249

Répétition donc, mais à l’origine du souvenir lointain se trouverait plutôt une fausse-répétition, puisque la situation du premier jour de classe demeure, mais que les choses sont différentes. Le nombre de fois où l’on a fait appel à son souvenir semble déterminer la force du souvenir après des années. Cette structure d’une répétition dont la boucle n’est pas parfaite se retrouve-t-elle quelque part dans nos œuvres ?

Les propos de Bergson nous amènent à nuancer cette définition des souvenirs et du caractère répétitif des plus présents : en effet, s’il parle bien d’une « contraction du réel »250 opérée par la mémoire, il dissocie la « mémoire » de l’habitude ou du « pli contracté », de l’ « impression » qui n’est qu’un aspect particulier de celle-ci :

Quand les psychologues parlent du souvenir comme d’un pli contracté, comme d’une impression qui se grave de plus en plus profondément en se répétant, ils oublient que l’immense majorité de nos souvenirs portent sur les évènements et les détails de notre vie, dont l’essence est d’avoir une date et par conséquent de ne se reproduire jamais.251

Cette « essence » des souvenirs ne désigne pas leur contenu, mais bien le caractère unique de ce qu’ils représentent. Elle n’est donc pas à mettre en opposition avec la représentation de l’ « existence » mais est à l’origine de la valeur du souvenir.

Les courts poèmes introduits par Patrick Chamoiseau semblent répondre à une « contraction » d’évènements répétés dans le temps, et soulignent en même temps le vécu d’une expérience non inscrite dans un temps précis mais pouvant se rapporter, comme ici, à un évènement :

Chocolat-première-communion l’écrire c’est saliver

249

SUBES J., VIRE D. « Souvenirs d'enfance et genèse de la mémoire ». Enfance. 1951, Tome 4, n°1, p.69.

250

BERGSON, Henri. Matière et mémoire. – Paris : PUF, 2010.-, p.31.

251

70 y penser c’est souffrir

communier c’est chocolat.252

L’association d’une sensation et d’un évènement est visible grâce au chiasme entre le premier et le dernier vers, la concentration dans l’économie de mots et l’identification finale de « communier » et « chocolat ». L’un et l’autre s’appellent par un phénomène mémoriel d’association. Le verbe « saliver » exprime la volonté d’une répétition, « souffrir » au contraire marque l’absence de la sensation : voici le manque de la répétition, et la mise en valeur d’un souvenir qui peut être rappelé mais dont l’évènement reste unique. Cet évènement qui coupe le récit peut aussi être une pensée, ou une règle que l’enfant s’était fixé. Il est relaté dans un court paragraphe à part, en prose cette fois, et au présent :

Ne ramasse pas les porte-monnaie entiers. (…) c’est trop beau, trop facile, pour ne pas être un vice.253

Dans l’écriture de Dany Laferrière, la concentration s’associe à une certaine simplicité – des phrases- voire « naïveté »- des images. L’image remémorée prend la forme d’une esquisse d’œuvre picturale :

On dirait un dessin de peintre naïf avec, au loin, de grosses montagnes chauves et fumantes.254

Les lieux, les sensations, les personnages reviennent et se croisent tout au long du récit. Le nom des personnages est lui aussi répété, plutôt que d’utiliser des pronoms anaphoriques. Cette écriture mime un discours enfantin, permettant aussi à la mémoire du lecteur de rapporter aisément toutes ces évocations les unes aux autres, autour du personnage255. Le jeu de la concentration ou de l’unicité du souvenir se retranscrit à travers les indications de temps : «un jour »256, « un soir »257 font référence à un seul

252

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.93.

253

Ibid., p.162.

254

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.16-17.

255

Voir pour un exemple extrême le paragraphe intitulé « Les garçons », ibid., p.57.

256

Ibid., p.21.

257

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moment qui n’est cependant pas bien situé dans le temps. Le « toujours »258

domine cependant, avec ses variantes :

Vers deux heures de n’importe quel après-midi d’été, Da arrose la galerie.259

S’il y a une précision de temps, l’évènement s’étire sur plusieurs jours, se répète inlassablement. Le récit d’ « un » évènement particulier s’ancre dans une répétition éternelle exprimée par la possible anticipation (« Da me racontera toutes sortes d’histoires »260

) et la permanence (« Je me réveille, toujours étonné d’être dans mon lit.»261).

Le « toujours », chez Daniel Maximin, ne se réfère pas à des instants répétés mais bien à l’outil de la permanence même des sensations, à la mémoire elle-même :

J’ai toujours gardé dans mon cœur l’empreinte de cette première désillusion : une montagne écrasait ton volcan.262

Située dans le « cœur » de l’individu, l’image de l’ « empreinte » permet d’exprimer comme le disait si bien Bergson, la puissance du souvenir d’un évènement non répété mais intense. À ce sentiment localisé dans le cœur répondent d’autres souvenirs (souvent textuels) localisés « en mémoire » :

J’ai toujours gardé en mémoire une scène d’un roman d’Alexandre Dumas.263

Ou encore :

Dans ma mémoire, ce vers est toujours resté associé à la parure toute simple que portait notre mère au poignet264

258

Ibid., p.25, par exemple.

259 Ibid., p.26. 260 Ibid., p.25. 261 Loc.cit. 262

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.19.

263

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Tout comme nous l’avons vu chez Patrick Chamoiseau, l’association entre deux éléments de souvenir est mise en évidence ici. L’un dialogue avec sa mémoire, l’autre la représente comme un lieu intérieur de conservation de « scènes », « vers », sensations et objets associés entre eux. Enfin, Dany Laferrière met quant à lui en évidence le « présent » de la mémoire, l’ « essence » de l’enfance.