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III.2. DES ANAMNÈSES COMME GENÈSES

III.2.3 Créolités

III.2.3.2. Rencontres

L’évènement créolisant ne pose pas de nouvelles fondations. Il étend et reconfigure les multiples liens d’un être dans le chaos-monde. La créolisation n’est-elle pas cet évènement constamment répété d’ouverture à la pluralité, à l’opacité des autres ? Elle propose de rester sur la frontière de l’indécision, de prendre le « risque » de la perte de soi pour ne pas figer l’autre, le com-prendre. Glissant nous parle du « risque que nous partageons »558. Dans l’optique de la créolisation, la réouverture du monde par

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Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.75. Voir Annexe 1, C.

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Ibid., p.123. On note dans cet extrait que la parole du « parleur-à-zombis » est rapportée au discours indirect libre (« il est vrai madame »).

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l’évènement est essentielle et doit être constante, voire : le monde ne doit jamais être refermé, Un.

Il ne m’est plus nécessaire de « comprendre » l’autre, c'est-à-dire de la réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui.559

La créolisation remplace le terme d’évènement (qui présuppose une fermeture sur l’habituel) par celui de « Relation ». La rencontre avec l’altérité textuelle n’aboutirait alors plus à la décision d’une signification mais bien à la multiplication des hypothèses et à l’acceptation de l’incompréhensible en tant que tel. C’est le « droit pour chacun à l’opacité »560

.

À travers des récits multiples de la vie d’autres personnages (plus ou moins complexes, plus ou moins imaginés), l’enfant cède la place centrale chez Patrick Chamoiseau et Dany Laferrière. Il reste l’observateur mais relate ainsi les réalités et les fantasmes d’une société, ce qui permet à l’auteur de créer des liens entre les personnes, de tisser la construction d’une société dans le texte. Les rencontres et dialogues permettent ce désaxement.

Les micro-récits constituent une partie importante de l’œuvre de Dany Laferrière, qui met en scène les différents espaces de rencontre et de discussion entre individus. La galerie est un espace central, non seulement pour l’enfant, mais pour les échanges entre voisins, habitants et passants.

L’après-midi, j’aime m’asseoir avec Da sur la galerie. Parfois, Da et moi, on ne dit rien jusqu’à ce que quelqu’un vienne à passer.561

Les passants amènent avec eux leur histoire ou d’autres histoires. Se tissent des liens d’entraide, la bienvenue étant souhaitée par Da en proposant un « café des Palmes ». Lorsqu’un camarade de « Vieux os » revient avec sa mère en colère contre lui

559 Loc.cit. 560 Loc.cit. 561

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car il n’a pas été à l’école depuis un mois, Da l’intercepte, l’écoute et lui exprime sa compassion en l’appelant « ma fille » :

C’est toute ma vie, Da, qui part en cendres… J’ai mal… J’ai mal, là… Au ventre…

-Germaine, assieds-toi, un moment, sur la galerie… C’est ça, ma fille… Je sais ce que tu ressens…

Da la regarde un long moment.

-Tiens, bois ça… C’est le café de Zoune.562

Tous les soirs, « Zette » la voisine d’en face, cherche depuis sa fenêtre du réconfort auprès de Da, ayant peur de mourir dans son sommeil563. Le « notaire Loné » passant devant la galerie échange quelques mots avec Da564 : l’espace de six lignes dans l’œuvre, qui composent à elles seules un paragraphe intitulé « Une nuit parfaite ». Parfois le personnage traverse la rue, et la discussion est entamée sans lui, entre l’enfant et sa grand-mère. Si « Odilon » passe devant la galerie, « Da » se met à raconter son histoire à « Vieux os » : « Odilon en marchand de foin. La vie est un mystère ! »565. Alors qu’il est en visite chez la grand-mère de son ami Rico, Vieux os reprend ce récit qui comme les autres circule à l’intérieur de l’œuvre, avec des variantes, entre les différents personnages.

- Odilon, dit-elle, Odilon Lauredan vend du foin… On aura tout vu…566

Patrick Chamoiseau lui aussi multiplie les histoires intégrées au récit d’enfance : à leur origine se situent souvent des rencontres que l’enfant fait. A côté de chez lui se trouve l’atelier d’un « menuisier ». Le narrateur nous conte son histoire et rapporte les sentiments du négrillon lors de son enterrement : sans qu’il y ait de dialogue entre le menuisier et l’enfant, ce dernier, observateur, est sensible à l’histoire de la vie de cet homme et porte un regard personnel sur cette histoire.

562 Ibid., p.183. 563 Ibid., p.120. 564 Ibid., p.115. 565 Ibid., p.102. 566 Ibid., p.131.

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Le négrillon n’eut aucune larme ; seul d’entre tous, il savait le menuisier djobeur d’une tristesse et mesureur d’un trop de cendres. 567

L’appel à la figure du « djobeur », ce travailleur infatigable des marchés et la référence au métier de menuisier par le biais du mètre et de la mesure, rapporté à la « tristesse » et aux « cendres » montrent le mal-être et la souffrance de l’homme. La « pacotilleuse invisible »568, que jamais le négrillon ne verra, mais toujours entendra passer dans l’escalier ; le « pharmacien »569

dépressif, les « mauvais nègres », « ces maudits-là »570 sont autant de personnages dont le narrateur nous livre les histoires.

Les récits de Daniel Maximin autour des personnages rencontrés restent généralement brefs (en dehors du père et de la mère), et se limitent à l’impression faite sur l’enfant sans offrir un développement aussi important que chez Dany Laferrière et Patrick Chamoiseau. La rencontre avec « Rémy Nainsouta », le maire prend plutôt la forme d’un portrait rapide, qui exprime la fascination de l’enfant à sa vue :

(…) il t’impressionnait par sa stature sereine et l’humour qui pétillait dans son regard comme la limonade piquante qu’il avalait d’un trait en disant : « Je trinque à l’avenir », s’adressant aux enfants qui venaient le saluer.571

Rencontres donc qui participent à la formation de l’enfant, histoires qui deviennent constitutives de son histoire propre : la « créolisation », qu’on l’appelle ainsi ou autrement est à l’œuvre chez ces enfants perméables à l’autre, à sa parole, non encore figés, construits.