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I.3. NARRATAIRES : L’ADRESSE À L’AUTRE DANS UNE ÉCRITURE DE SOI

I.3.4 Approche par les corps

Le corps apparaît dans nos œuvres à plusieurs occasions : souvenirs d’une sensation particulièrement intense, pertes de contrôle, ou encore autoportraits offrant une image globale de l’enfant. Toujours cependant, la sensation se lie à un sentiment, à un caractère psychique, ou encore à une pensée tournée vers la société et l’autre.

« Le négrillon » est décrit par le narrateur adulte comme un être « lymphatique et sensible »176 : ce terme lymphatique fait référence à l’ancienne médecine humorale et caractérise la « lenteur » et l’ « apathie »177. Ce manque de dynamisme, cet « immobilisme », est compensé par une grande activité intérieure, « en lui-même » :

Le négrillon n’eut rien de très spécial. Petit, malingre, l’œil sans grande lumière, consommant l’art du caprice, il déchaînait des catastrophes en lui-même à la moindre remarque. Il avait le goût d’être hors du monde,

175

SUBES J., VIRE D. « Souvenirs d'enfance et genèse de la mémoire ». Enfance. 1951, Tome 4, n°1, p.73.

176

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.109.

177

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de rester immobile sur le toit des cuisines à compter les nuages ou à suivre en transparence les sécrétions de ses pupilles. (…)178

Ce « rien de très spécial » nous laisse entendre que tout enfant se laisse emporter par son imagination et se trouve souvent en pleine rêverie. Le portrait n’est donc pas fait par un adulte émerveillé par ce qu’il était, louant ses qualités particulières ou ses dons : le « négrillon » est commun, et semble-t-il, peu agréable aux personnes qui l’entourent (« l’art du caprice » n’étant pas vraiment une qualité.) Si l’on ajoute à ce portrait sa cruauté à l’égard des insectes, le portrait que Chamoiseau dresse de cet enfant est bien loin de l’éloge.

Daniel Maximin décrit avec tendresse cet enfant myope179, dont le regard sur le monde était perturbé sans qu’il le sache par ce handicap physique. Les éléments signalés par le narrateur au sujet du corps de l’enfant son directement en relation avec sa perception du monde. La place du « portrait » est réduite à quelques citations de parties du corps, sans réelle description de celles-ci. On visualise l’enfant en mouvement, dans l’ascension de la Soufrière180

ou encore lorsqu’il évite de peu la noyade : (…) en essuyant tes yeux sous ton chapeau-bakoua détrempé par la bruine qui mouillait ton visage et tes biscuits.181

Le corps n’apparaît que pour décrire des sensations éprouvées par l’enfant dans certaines situations : « La peur paralysa d’un seul coup tes membres »182. Daniel Maximin ne tente donc pas de fournir un portrait global « extérieur » de l’enfant : il reste dans la mémoire du ressenti.

Dany Laferrière, qui pourtant a fait le choix d’une narration à la première personne nous offre tout de même un portrait physique de l’enfant qu’il était. C’est en effet l’enfant lui-même qui se décrit, s’amusant de ce corps qu’il doit apprendre à apprivoiser et à mettre à profit.

178

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.24.

179

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.15.

180

Ibid., p.19.

181

Loc.cit., p.19.

182

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J’ai un corps élastique. Je peux l’allonger, le raccourcir, le gonfler ou l’aplatir comme je veux. Mais généralement, j’ai un long corps sans os (comme une anguille). Quand on veut m’attraper, je glisse entre les doigts.183

Ce corps métamorphique, capable de se transformer à volonté est avant tout vécu de manière pratique plus qu’esthétique. Il n’est pas mis en lien avec un caractère contemplatif comme chez Patrick Chamoiseau où le corps fait écho à une humeur rêveuse, mais bien à une activité incessante. Le corps est vécu par le narrateur de

L’Odeur du café comme un enjeu dans son rapport à l’autre, qu’il s’agisse de

s’échapper ou d’impressionner. « Maigre comme un clou »184

, il est conscient de l’ « impression » qu’il peut donner aux autres, de l’ « air » qu’il a :

Je joue là-dessus. J’ai deux sortes de pantalons pour aller à l’école. Quand je sais mes leçons, je mets un pantalon qui me donne l’air un peu costaud. Quand je n’ai pas fait mes devoirs, j’enfile un autre pantalon qui donne l’impression que je vais mourir dans l’heure qui suit. Alors le professeur n’ose pas me toucher. Mais ce corps ne m’aide pas avec les filles.185

Ce corps est donc pour Vieux os un premier outil de rencontres avec les autres. Ces rencontres avant tout corporelles sont souvent relatées selon le schème de l’affrontement : il faut avoir l’air plus fort ou plus faible, selon les situations.

Le corps, Vieux os en fait surtout l’expérience vive lorsque « Vava » n’est pas loin. L’image de l’enfant couché sur la galerie, celle dont l’adulte nous fait part, et l’autoportrait dessiné par l’enfant laissent place à une véritable avalanche de ressentis physiques. La présence de la belle Vava dans sa « robe jaune » provoque un emballement incontrôlable du corps :

183

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.22.

184

Ibid., p.83.

185

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Brusquement, mon cœur se met à battre à une vitesse folle. On dirait qu’il va sortir de ma bouche et tomber par terre. Je le vois, là, à mes pieds, tout sale et sur le point d’être dévoré par une colonie de fourmis ailées. À ce moment-là, il me faut arrêter tout mouvement, car elle n’est pas loin. Vava est dans les parages. Je la sens qui s’approche. Mon ventre se met à bouillir. Ma tête devient vide. Je suis en sueur. Mes mains sont moites. Je me sens mal. Je vais mourir.186

Le narrateur utilise une hyperbole pour signifier l’intensité des sensations : si l’on désigne habituellement cette expérience par le terme « amour » ou « coup de foudre », le mot n’est pas énoncé tout de suite. Pourtant, l’enfant en a tous les « symptômes », y compris la perte d’appétit lorsqu’il se met à avoir peur que Vava ne revienne pas187. Il y a tout d’abord « VIII Le corps »188, puis « IX Le sexe »189 et enfin « X L’amour fou »190. Le narrateur apprend à reconnaître et nommer ses sensations corporelles. Ainsi, la jalousie est simplement nommée « douleur »191 lorsque Vieux os s’aperçoit que Vava monte sur le vélo d’un autre garçon.

Mes genoux tremblent. Je n’entends rien. Je ne comprends rien. Je ne vois que la robe jaune de Vava qui touche presque le sol.192

L’enfant distingue clairement les battements de cœur dus à un effort physique, comme lorsqu’il va chercher de l’eau avec son grand-père (« Mon cœur cognait fort »193) d’un emballement du à une émotion. Les trois récits présentent le corps de l’enfant vu de loin, intégré dans un paysage plus large grâce à un regard extérieur, mais aussi la description de ressentis intérieurs intenses.

186 Ibid., p.81. 187 Ibid., p.82. 188 Ibid., p.81-85. 189 Ibid., p.86-93. 190 Ibid., p.94-98. 191

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.176.

192

Loc.cit.

193

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Les narrateurs prennent les lecteurs à témoin d’une tentative de retour ou des doutes de l’écrivain concernant la mémoire. L’écriture de « soi » retrace alors un chemin parcouru en sens inverse entre le présent et le passé, entre l’autre et le même, le permanent et l’éphémère, déployant les possibilités du récit afin d’exprimer l’impossible distinction du rêve et du réel, le désir de saisir à nouveau le « moi » passé, tout en reconnaissant l’autre en lui.

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II

La mémoire d’un temps et d’un espace d’existence : du

sentiment de reconnaissance à l’instable

Le récit d’enfance est propice à la mise en scène de la construction des représentations et des structurations de l’espace et du temps. L’écriture de sa propre enfance est une relecture, une mimesis de souvenirs par définition incomplets, de « traces »194. Elle impose de se tenir sur une limite, entre l’oubli et le souvenir, de se tenir loin du sentier balisé pour simplement exposer ces « traces », sans forcément créer le chemin explicatif qui montre pourquoi l’enfant est devenu cet homme-ci, car là encore le multiple et l’opacité dominent. Le « retour », qui est aussi réflexion sur la nature de l’être humain, ne répond pas toujours à toutes les espérances : comment retrouver l’existence de l’enfant par l’écriture ?