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III.2. DES ANAMNÈSES COMME GENÈSES

III.2.4 Rôle social de l’écrivain : œuvres et engagement politique

irrémédiablement perdu, il faut bien admettre que l’espoir futuriste constitue l’essence même de la nostalgie passéiste.595

L’implication politique de nos écrivains (en plus de leur travail littéraire) s’intègre à ce que Daniel Justin appelle « Le passage au politique des intellectuels »596

, correspondant selon son analyse à un mouvement particulier aux Antilles françaises. Daniel Maximin et Patrick Chamoiseau ont participé notamment au « Manifeste pour

refondre les DOM », publié par Le Monde le 21 janvier 2000. Ce manifeste pose la

question suivante :

Que pouvons-nous faire ensemble pour exister au monde ? 597

S’il semble que Dany Laferrière ne souhaite pas faire de son récit d’enfance le lieu d’une revendication, on peut légitimement se demander s’il en est de même pour Daniel Maximin et Patrick Chamoiseau. La « créolité » dépeinte par Dany Laferrière ne l’est pas en tant que telle tandis que l’engagement de Daniel Maximin et Patrick Chamoiseau dans le mouvement de la créolité et, pour le premier, dans la politique antillaise, est visible dans leurs récits d’enfance. Mais qu’est-ce que la politique pour ces écrivains ?

Daniel Maximin, comme Jean-Marie Gustave Le Clézio semble penser que la musique joue un rôle politique (nous l’avons vu dans le chapitre sur la construction d’une Caraïbe). Elle est :

Une action de partage qui dépose son baume sur les dos lacérés et les nuques courbées et permet d’accepter le passé. Ne le dissimule pas sous un fard de bonnes paroles et de faux discours.598

595

Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, « La nostalgie », p.312.

596

JUSTIN Daniel, « L'espace politique aux Antilles françaises », Ethnologie française, 2002/4 Vol. 32, p.597-598.

597

« Manifeste pour refondre les DOM », dans Daniel Justin, « L'espace politique aux Antilles françaises», p.597.

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L’art est essentiel dans la « polis », la cité des hommes, et possède le pouvoir réel d’apaiser les douleurs. La musique est opposée ici aux « bonnes paroles » et aux « faux discours » : la littérature, elle aussi, s’oppose ainsi à la parole « politique » au sens où elle tenterait de « parler des problèmes » et de proposer des projets pour les résoudre.

Jusque dans mon adolescence on ne connaissait pas les eaux de la Caraïbe, sauf – et c’est là que c’est important – par la culture. 599

La participation à un état, l’association à un groupement d’hommes, ce que l’on nomme « citoyenneté », participation à la vie de la cité, est constituée par « la culture »600, avant tout. Daniel Maximin décrit dans ce même entretien sa définition du « combat politique » :

(…) le bonheur de beaucoup d’écrivains, comme nous du Tiers Monde, c’est que l’écriture rejoigne la morale : le combat politique, quand il est vrai, quand il n’est pas un combat de maîtrise, rejoint le combat littéraire. Jouer à ne pas donner des ordres à celui qui me lit.601

Ainsi, le « secrétaire de la mairie », lorsqu’il s’adresse à la population dans Tu,

c’est l’enfance, le fait d’une manière étonnante et qui désamorce la panique par un effet

comique :

Les nouvelles les plus graves comme les plus ordinaires étaient souvent annoncées dans un style précieux et versifié qui trahissait la vocation poétique de Monsieur Yvandoc, le secrétaire de la mairie602

L’ordre donné prend la forme d’un poème assez clair pour faire passer le message, mais dont la forme ne « joue » pas l’autorité, y compris celle de l’ « auteur ».

598

LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, « La liberté comme une supplique, comme un appel dans la voix du blues et du jazz », Cahiers Sens public, 2009/2 n°10, p.11.

599

Daniel Maximin, « Sous le signe du colibri » in Postcolonialisme et autobiographie, p.221.

600

Loc.cit.

601

Ibid., p.217.

602

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L’expression culturelle de notre identité passe davantage par la poésie, la danse et la musique que par une forme discursive.603

Si Daniel Maximin lie le combat littéraire et politique, Patrick Chamoiseau exprime clairement la continuité entre le littéraire et le politique par la pensée de la Relation.

Lorsque l’on regarde la situation qui est faite à ces pays qu’on appelle DOM TOM, on constate que la Martinique, par exemple, est coupée de la Caraïbe et des Amériques. (…) L’indépendantiste veut restituer cette relation au monde. (…) Développer des systèmes relationnels fait partie de l’esprit indépendantiste.604

Le « modèle » du combat, d’existence, transcende les limites posées entre arts et politique. Il s’agit de savoir comment associer l’anamnèse du récit et la volonté d’agir sur le monde actuel, peut être par ce récit même. Comment associer la nostalgie à la prospective ?

One of the most striking aspects of the créolité movement is this confused temporality, an ambivalent mix of projection and retrospection, of prophetic proclamation and nostalgic regret.605

Ce mélange de rétrospection et de proclamations prophétiques s’observe particulièrement bien si l’on confronte les essais théoriques, les manifestes et ces récits d’enfance qui semblent être des applications directes de la théorie : étrange paradoxe. L’auteur projette-t-il sur son enfance ses envies pour l’avenir- dans ce cas quelle confiance pouvons nous avoir dans ces anamnèses ? Ou bien le sentiment de la « créolité », qui plus tard sera exprimé par des mots, provient-il de manière primordiale de l’expérience enfantine ? Quoiqu’il en soit ces récits véhiculent l’image d’un idéal perdu, prenant appui sur les mots et les caractères de la créolité : rencontres, origines

603

Daniel Maximin, « Les Antilles, après le cyclone social », p.184.

604

Patrick Chamoiseau, « La créolisation et la persistance de l’esprit colonial », p.32.

605

Maeve Mc Cusker, Patrick Chamoiseau. Recovering Memory, p.11. « L’un des aspects les plus frappants du mouvement de la créolité est cette temporalité confuse, un mélange ambivalent de projection et de rétrospection, de proclamation prophétique et de regret nostalgique. »

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multiples se perdant dans l’oubli, particularités de la Caraïbe… Le rôle de l’écrivain dans la transmission (et la construction) d’une mémoire collective est un des points essentiels et nous avons vu comment Patrick Chamoiseau et Daniel Maximin mettent en évidence pour l’un une mémoire, pour l’autre une culture issue de l’histoire particulière des Caraïbes.

Cette nostalgie qui fait de la « créolité » une « sorte d’identité matricielle », si elle n’est pas pensée selon une dynamique de créolisation comme Édouard Glissant appelle à le faire, expose à un risque de confusion entre « appartenance politique » et « identité culturelle ».606

Un peuple défaille et meurt quand pour lui-même s’invalide sa tradition, qu’il la fige, la retient, la perçoit comme archaïque sans jamais l’adapter aux temps qui changent, sans jamais la penser, et avancer riche d’elle dans la modernité. Ainsi, nous-mêmes, par ici et par là.607

On voit cependant que la préoccupation de la préservation d’une « tradition » s’accompagne d’un mouvement nécessaire. Refusant la pensée d’une « littérature- monde », Patrick Chamoiseau met au contraire en valeur le mouvement et l’instabilité comme indispensable à l’écriture « contemporaine » :

L’exigence narrative contemporaine est non pas celle du roman- monde, d’une World fiction, mais justement de la nécessité de mettre à bas la fausse perception d’une unité du monde. Aller à une esthétique de la diversité, de l’incertain, de l’imprévisible, du chaos, du désordre, un peu comme le présentait Sterne dans son art de la digression incessante. C’est l’idée de Relation qui donne à la diversité son indéfinissable unité, et qui aide à la rendre praticable dans l’incertain et le mouvant : le tremblement.608

Et où chercher ce « tremblement » si ce n’est dans sa propre mémoire, dans son existence personnelle ?

606

Daniel Justin, « L'espace politique aux Antilles françaises », p.598.

607

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.105.

608

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