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II.1. UNE EXISTENCE DANS LE TEMPS : IMAGES ET RÉCITS DE L’ENFANCE

II.1.1 Chrono-logie ou temps suspendu : le parcours, le chemin, l’escale

répondre à un même objectif : écrire des souvenirs d’ « enfance ». Nous avons vu que ce terme peut recouvrir des réalités multiples, nous en voyons ici une implication littéraire : différentes reconstitutions d’un temps qui s’écoule ou qui, au contraire, semble avoir figé l’enfance dans des images.

Dany Laferrière choisit de faire le récit d’un moment « t », sans chercher à respecter une chronologie : il organise le récit de ses souvenirs autour de thèmes et d’un mouvement de répétition. L’enfant ne « dérive »196 pas encore dans le monde, et le temps lui aussi est suspendu : L’Odeur du café est cette douceur permanente, cette protection rassurante des jours qui ne passent que pour se ressembler. Cette suspension temporelle persiste encore dans Le charme des après-midi sans fin.

Dany Laferrière tente de retrouver l’enfance à l’aide du présent, en ne faisant que rarement référence à la situation d’énonciation. Son être entier semble tenter de revivre ses sensations dans un présent revivifié par l’écriture. Des objets, des idées, des lieux, des sensations ou encore des personnages articulent les différents souvenirs en paragraphes et chapitres197. Au sein de cette structure thématique, on peut reconstituer des bribes de chronologie, comme par exemple le temps écoulé entre le début de la maladie, l’interdiction de sortir et la « libération » à la fin des vacances198

. Nous l’avons vu, le narrateur a « dix ans » et « c’est l’été 63 »199

au début du récit. Celui-ci semble relater les évènements de l’été : lorsque le médecin vient rendre visite à Vieux os au début de la septième et dernière partie, il lui annonce sa guérison : « Et vous avez attendu la fin des vacances pour me dire ça, docteur ! »200, s’exclame

196

Ursula Mathis-Moser, Dany Laferrière. La dérive américaine.

197

Voir la Table de L’Odeur du café, Annexe 3, A.

198

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.16 et p.214.

199

Ibid., p.15.

200

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alors la grand-mère. À la fin du récit, le narrateur dit : « Il a dix ans comme moi »201, montrant ainsi que tout se déroule dans la même année et faisant écho à une phrase du début du récit :

Quand on y pense bien, il ne s’est rien passé durant cet été, sinon que j’ai eu dix ans.202

Au-delà de la présence de l’enfant sur la galerie, d’autres évènements ou scènes se répètent et jalonnent l’œuvre : la galerie en est le centre. Il y a bien sûr le café offert par Da à quiconque s’approche de sa galerie, mais aussi la « voiture noire » qui passe devant ou le chauffeur de camion qui se plaint de la couleur du toit. L’auteur met aussi en place cette impression de mouvement cyclique, de retour lorsqu’il exprime directement la répétitivité d’un événement par des compléments circonstanciels de temps :

Vers deux heures de n’importe quel après-midi d’été, Da arrose la galerie.203

Ou encore :

La voiture noire passe devant notre galerie chaque jour, à midi.204

Cependant, les sous-chapitres se succèdent parfois chronologiquement, racontant un épisode, une aventure vécue par l’enfant comme les deux parties intitulées «Les poules »205 et « L’accusation »206 dans le chapitre « Le Voleur de poules »207. Trois sous-chapitres s’intercalent pourtant, sans raison apparente de prime abord, entre le récit du vol et celui de l’accusation : il s’agit en réalité d’un temps qui s’est écoulé entre les deux évènements puisque l’enfant « reprenai[t] une dixième fois la leçon d’histoire 201 Ibid., p.225. 202 Ibid., p.16. 203 Ibid., p.26. 204 Ibid., p.52. 205 Ibid., p.134. 206 Ibid., p.137. 207 Ibid., p134-138.

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quand [il a] vu Francillon remonter la rue »208. Chronologie partielle donc, mais discrète, et qui met en lien les évènements sans être pour autant la ligne directrice du récit. Les titres des sous-chapitres semblent correspondre à l’écriture première, par fragments, du récit. Ils sont cependant regroupés en chapitres ayant des titres très brefs et eux aussi thématiques. Les chapitres sont eux-mêmes rassemblés dans sept parties différentes qui ne portent pas d’autre titre que leur numérotation, de la « première » à la « septième ». Ce refus de donner, à l’échelle des parties, une cohérence définie est un geste qui permet à l’auteur d’assumer la fragmentation et de laisser faire le travail de rassemblement et de mise en réseau au lecteur, s’il le souhaite. Cette organisation favorise l’impression de suspension du temps et le présent permet la confusion des temps, la mise en valeur du présent de la mémoire209, le retour d’un temps et de ses impressions.

La prédominance du présent dans l’œuvre laisse parfois place à l’imparfait : à la suite de la première présentation du lieu et du temps du récit faite par le narrateur210 vient le sous-chapitre intitulé « De fortes fièvres »211 qui mêle présent, passé composé, et imparfait. Le temps de l’énonciation semble se situer à la fin des vacances : « j’ai été un peu malade », « je devais garder le lit », « il ne s’est rien passé ». Pourtant, le narrateur insère une référence au temps de l’été en lui-même, et explique :

(…) c’est pour cela que vous m’avez trouvé tranquillement assis aux pieds de ma grand-mère.212

Le lecteur hésite entre deux interprétations : soit le narrateur est l’adulte racontant tout simplement cet été utilisant le présent faisant ainsi du livre une véritable rencontre avec cet enfant qu’il était ; soit, il y a une mise en scène d’un narrateur enfant, puisque :

L’odeur du fumier me monte aux narines.213

208

Ibid., p.137. Francillon étant le propriétaire des poules qui, mécontent, vient se plaindre à Da du comportement du garçon.

209

Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p.121.

210

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.15.

211

Ibid., p.16.

212

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Ce qui peut signifier que le narrateur se trouve sur le terrain de jeu tant observé pendant ces vacances : le « parc à bestiaux ». On peut cependant imaginer que le narrateur adulte, par un effet de la mémoire, se met à sentir à nouveau cette odeur : il n’y a pas d’indice qui permette de trancher.

Parfois, l’entre-deux s’exprime par des associations d’indices temporels et de temps verbaux inhabituels :

L’été dernier, j’avais volé une bicyclette.214

L’utilisation du marqueur temporel « dernier » n’a pour référence que l’été du moment de l’énonciation. Pourtant, il est accompagné ici d’un plus-que-parfait, se référant quant à lui à un instant passé et révolu par rapport au moment d’énonciation. On dirait, dans le cadre d’un discours : l’été dernier, j’ai volé une bicyclette. Le récit privilégierait une autre forme : L’été précédant, j’avais volé une bicyclette, par exemple. Ce temps est donc la marque d’un entre-deux imposé par le travail de mémoire, il trouble les frontières temporelles pour mieux faire de cette enfance un instant suspendu, capable de retours bravant toute chronologie.

Patrick Chamoiseau, au contraire, valorise les différents « âges » de la vie de son personnage, ses transformations, ce qui est visible de prime abord par la succession des titres de sa « trilogie » : Antan d’enfance, Chemin-d’école et À bout d’enfance. Au sein même de chacun de ces récits, une chronologie se déroule et semble guider l’avancée du récit. Il y a la naissance, puis les différents âges traversés par l’enfant : le moment où il se croit « roi des araignées », peu avant « l’âge du feu » où « il se mit à les tuer »215, etc…

Son récit n’est pourtant pas exempt de « tableaux » qui semblent, tout comme chez Dany Laferrière, se répéter. Le style change : les phrases se raccourcissent, deviennent moins complexes, les actions s’enchaînent, sans erreur, le monde de l’enfant se met en mouvement en un ballet familier :

213 Loc.cit. 214 Ibid., p.18. 215

63

SiRENE DE MIDI : Ninotte s’arrête et s’assied. Le Papa surgit. Un soiffeur arrive. Le négrillon (…)216

La vie du « négrillon » est ainsi rythmée par les travaux de sa mère. Toutes les semaines, le mercredi est jour de repassage. La description d’une journée type suffit alors, l’auteur condense tous les mercredis en un seul :

Les journées de mercredi étaient brûlantes et silencieuses217

L’auteur de Un dimanche au cachot218

prend ici un chemin inverse : dans le

roman, l’enfant est immobilisé dans une « suspension-sidération temporelle » 219

et le récit du narrateur se déroule alors, ouvrant l’espace de la mémoire (comblant l’oubli) dans ce que Yolaine Parisot appelle une « réfraction-diffraction mémorielle ». Dans son récit d’enfance, l’auteur choisit de montrer un narrateur clairement engagé dans un processus mémoriel, d’anamnèse qui conduit parfois seulement à des instants de suspension. On retrouve dans ce déroulement d’une psychogenèse la structuration du temps tel que le vit l’enfant, par « saisons » de jeux, ou de fruits :

Lui-même, au fil de son âge, pénétrait dans les saisons d’enfants. Cela structurait son esprit comme des calendriers. La saison des yo-yo, la saison des cerfs-volants, la saison des mabes que les Français crient billes, la saison des combats-d’coqs (…) et l’inépuisable saison de chaque fruit de douceur (mangot à râper jusqu’à blancheur de graine, pommes-cannelle à défaire point par point, manger-corossol d’étrange lait, caïmite pour rêver de colle tendre, oh goyave des marmelades enchanteresses de la bouche…).220 216 Ibid., p.131. 217 Ibid., p.101. 218

CHAMOISEAU, Patrick. Un dimanche au cachot. [2007]- Paris : Gallimard, 2009.- 355p. (coll. « folio », n°4899).

219

PARISOT, Yolaine. « Littératures caribéennes : écrire le présent dans les marges de la contre- histoire ». Caraïbes et océan Indien. Questions d’histoire, [dir. Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot], Paris : L’Harmattan, 2009. Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2009,2, p.115.

220

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Daniel Maximin organise quant à lui son récit autour de parties intitulées par le nom de chacun des « éléments » de la nature221 : le feu, la terre, l’eau et l’air, indépendamment d’une évolution liée au temps. A l’intérieur de chaque partie, se déroule le récit de tout ce qui est en lien avec cet élément, les épisodes s’enchaînant en étant plus ou moins reliés, selon les chapitres, par des indices de temps. L’impression de durée se construit donc au sein de chaque partie : « Depuis quelques mois, tu avais (…) » puis « Après quelques semaines » et enfin « au fil des mois »222

, par exemple. Les âges ne sont pas précisés, le souvenir s’attarde sur des « jours » particuliers : « un soir d’octobre »223

.

Dany Laferrière propose donc une escale, un arrêt ; Patrick Chamoiseau le récit d’un parcours, d’une évolution faite de « sentes » parfois obscures et dont il faut parfois réinventer le tracé. Daniel Maximin quant à lui retrace le chemin intellectuel et physique de l’enfant (au-delà d’une chronologie) dans un monde structuré avant tout par les éléments.

II.1.2 Des traces furtives à suivre et retrouver : condensation et épiphanies