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II.2. ESPACES VÉCUS DE L’ENFANT

II.2.4 La découverte : entre l’émerveillement et la déception

L’enfant qui découvre le monde passe de l’enchantement au désenchantement, du merveilleux au réel. Faire le récit d’une enfance, c’est aussi une manière de tenter de ré-enchanter le monde. De contes en initiations, l’imaginaire de l’enfant ne cesse d’évoluer.

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Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.153.

329

SUBES, J. « Hypothèse sur l'enfance ». Enfance, 1952, Tome 5, n°1, p.52.

330

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.76.

331

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.85.

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Le merveilleux présent par le biais des contes, mais aussi de l’imagination de l’enfant lui-même imprègne leurs visions du monde. L’araignée se transforme en « diablesse à longs doigts »333, la vieille vendeuse de poules est capable de se métamorphoser, elle « peut se changer en n’importe quel animal, même en plein jour. (…) Je me cache toujours dès qu’elle arrive. »334

Cette dernière légende n’est pas simplement une invention de l’enfant, mais prend sa source dans une croyance haïtienne. Les questions de l’enfant se portent sur un au-delà des yeux : dans Tu, c’est

l’enfance, l’enfant qui effectue l’ascension de la Soufrière découvre par la même

occasion l’altitude, la cigarette et le rhum ou encore l’ « eau chaude » :

Et toi tu avais trouvé la réponse à ta question : c’est l’eau de cette source qui avait recueilli le feu. C’était aussi ta première découverte de l’eau chaude.335

L’enfant part donc avec des attentes, des questions, se félicite du voyage : enfin, il va voir et savoir où se trouve le feu du volcan. Avant la réponse, c’est cependant majoritairement sous le signe de la déception et du « désenchantement »336 que s’effectue cette découverte :

Au lieu de ton émerveillement, ils [les parents] constataient cette affliction qui contrariait tes résolutions d’endurance qu’ils associaient à la fatigue de ton âge, sans pouvoir deviner la question sans réponse qui causait ce désenchantement : mais où donc habitait le feu du volcan ?337

La nature qu’il découvre se cache sous la brume, « trahison de pluie grise et glacée »338, décevant ses attentes (« tu croyais que »339). Confrontation entre le réel et

333

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.29.

334

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.28.

335

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance. p.24.

336

Ibid., p.19. « Désenchantement » est rappelé ensuite par l’utilisation du verbe « déchanter », à cette même page. 337 Loc.cit. 338 Ibid., p.17, 339

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l’imaginaire, le monde se révèle autre, y compris lors de l’éruption volcanique, plus loin dans le récit :

(…) une éruption sans flammes qui ne ressemblait pas à rien de ce que tes lectures, tes rêves et tes excursions t’avaient laissé imaginer.340

L’enfant mis en scène par Daniel Maximin se distingue des deux autres par l’influence importante de ses lectures sur son imaginaire. En effet, il est un des seuls à être aussi proche du livre et imprégné de celui-ci (on retrouve d’ailleurs ce caractère dans l’œuvre elle-même, qui fait appel à de nombreux intertextes) :

Après ce premier grand voyage au volcan, la maison t’a semblé plus petite, elle qui d’ordinaire te paraissait d’autant plus grande que les livres y étaient nombreux, parfaitement adaptés à ta myopie qui te permettait de les lire de très près. Tu plongeais dans leur intimité, tu humais l’odeur du papier, pour mieux te perdre dans ces temps et ces terres imaginaires, ces couleurs et des formes plus claires et distinctes que celles du monde réel à ta fenêtre, dont ton regard embrumé ne percevait aisément que la masse fidèle de ton volcan, et le flamboiement de ton soleil.341

Tout comme nous avons vu le négrillon se perdre dans les couleurs et les formes de la foule, dans le marché créole, Daniel Maximin effectue aussi cette immersion dans les livres, dessinant une limite entre le « monde réel à [la] fenêtre », lointain et l’ « intimité » des « livres ».

Cette vie par la fenêtre, nous l’avons vu, le « négrillon » curieux la connaît bien, ainsi dès son plus jeune âge, il tend « chaque antenne »342 pour mieux voir ce qu’il se passe autour de lui. L’observation des insectes et de leur lieu de vie est un motif d’admiration pour le négrillon.

340

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.54.

341

Ibid., p.25.

342

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Tant de vie dans cette ombre émerveilla le négrillon.343

Chez Patrick Chamoiseau, ce sont souvent des détails ignorés des adultes qui constituent les merveilles du monde de l’enfant.

Patrick Chamoiseau et Dany Laferrière nous montrent cependant que l’enfant n’est pas le seul à s’émouvoir du monde et de sa propre naïveté. Dans L’Odeur du café, « L’histoire d’Adrien »344 raconte comment un homme voyant la mer pour la première fois repart déçu, déçu du réel qu’il avait longtemps imaginé différent :

Il est entré tout habillé dans l’eau et en est ressorti tout mouillé. Il était déçu. Adrien croyait que c’était de l’encre.345

Patrick Chamoiseau décrit sa propre désillusion dans la préface ajoutée à Antan

d’enfance :

J’éprouvais cet incendie comme l’initiation qui vous défait d’un reste d’innocence. 346

Cette « initiation » montre que le réel peut heurter l’être quel que soit son âge et lui faire opérer un retour sur celui-ci et sur les évènements de son propre passé. L’un des caractères forts que l’on attribue à l’enfance, cette « innocence » rejaillit alors : on s’aperçoit qu’il reste toujours quelque chose de ce temps et de cet esprit d’enfant. Alors qu’on croyait l’ « enfant » que l’on était - cet être qu’on représente comme particulièrement naïf- disparu, on s’aperçoit que la « stabilité » que l’on attribue à l’adulte n’est qu’une absence de questionnement ou d’attention au « réel ».

Ainsi,

On ne quitte pas l’enfance, on se met à croire à la réalité, ce que l’on dit être le réel. (…) Grandir, c’est ne plus avoir la force d’en assumer la perception [du réel]. 347

343

Ibid., p.28.

344

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.150.

345

Loc.cit.

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