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III.2. DES ANAMNÈSES COMME GENÈSES

III.2.2 Une nature régionale : poétique des éléments

Dans chacune des œuvres étudiées, la nature trouve une place : dans une poétique des éléments et de manière importante chez Daniel Maximin (végétation…), par la présence de la mer dans chacune d’elles, mais aussi des catastrophes telles que les incendies ou les cyclones. Nous parlons ici de la représentation d’un « commun préhumain » défini comme « espace commun que nous sommes « contraints » de partager, mais [qui est] aussi (…) lieu à investir par des formes communes et « choisies » de partage. »521

La nature est présentée comme objet de contemplation, mais aussi comme une actrice à part entière du commun. Contemplation tout d’abord car la mer est, pour Dany Laferrière et Patrick Chamoiseau, l’horizon du bout de la rue : vue depuis la « galerie » ou au bout de la « rue des syriens »522, elle est un élément du paysage. La mer fait l’objet d’un chapitre entier523chez Dany Laferrière, signe qu’elle est un objet capable de

rassembler plusieurs souvenirs :

Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai vu la mer. (…)Sûrement, le premier jour où je suis sorti sur la galerie dans les bras de ma mère. Ma mère adorait la mer. Et, de notre galerie, on peut la voir.524

520

CONDÉ, Maryse. « Exil, Migration, Ecriture : Une entrevue avec Maryse Condé ». Récits de vie de

l’Afrique et des Antilles. Exil, Errance, Enracinement. [dir. CROSTA Suzanne]. Canada/Québec :

GRELCA, 1998, p.122.

521

Yves Citton et Dominique Quessada, « Du commun au comme-un », Multitudes, 2011/2 n° 45, p.17. Les auteurs distinguent ce « commun préhumain » aux « communs auto-constitués », échappant au contrôle intentionnel (les langues), et les « communs institutionnalisés » (décisions et projets de maîtrises).

522

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.132.

523

Dany Laferrière, L’Odeur du café, « XIX La Mer » p. 149-150.

524

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Le retour au présent de l’énonciation dans ce paragraphe met en évidence l’oubli auquel fait face le narrateur. Puisqu’il a « vu » la mer pour la première fois étant encore un bébé (« dans les bras de ma mère »), il insiste sur la permanence de celle-ci dans son champ de vision. Le présent utilisé dans la dernière phrase semble perpétuel, et fait écho à la « première fois », moment ponctuel insituable.

La description de la végétation dans toute la première partie du récit de Daniel Maximin prend une place importante : la « flore locale », étudiée et valorisée par sa mère, membre du « Club des Hibiscus », est l’objet d’un véritable enseignement. Encore une fois, il s’agit de « mises en valeur » d’une richesse locale qui s’oppose à l’échelle de valeur colonialiste :

(…) mises en valeur les formes et les couleurs de la flore locale, délaissée au profit de la rose, fleur noble venue de France, la fleur esclave de l’impératrice Joséphine, qui en avait colonisé toutes les variétés connues en son temps dans le parc de la Malmaison.525

Lors de ces contemplations, apparaissent des mises en relation non dénuées de sens: entre « ciel » et « mer » pour « Vieux os » (« La mer a des poissons. Le ciel, des étoiles. Quand il pleut, c’est la preuve que le ciel est liquide»526

). L’expérience de la nature caribéenne tisse un lien involontaire entre nos auteurs. Le phénomène d’inversion exotique est présent chez Daniel Maximin et Patrick Chamoiseau : les représentations venues de métropole (le sapin, la neige) ne correspondant pas à la Nature locale, elles sont une altérité. Inversion donc, car ce qui est familier pour le métropolitain est désigné comme « exotique », changeant le discours pittoresque habituel sur les Antilles.

(…) avec pour nous la surprise un peu exotique d’y rencontrer des mots décrivant des paysages familiers, de carême en hivernage, de cyclones en carnaval. »527

525

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.23.

526

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.149.

527

132

Le discours dominant de métropole est si présent que l’adéquation entre les représentations des fêtes et la réalité climatique devient une découverte « exotique ».

L’enfant fait l’expérience de la nature, de sa douceur comme nous avons pu le voir dans certains souvenirs de sensations, mais aussi de sa violence. Il apprend peu à peu à la connaître : « Cyclone pour lui ne voulait dire hak »528.Cette nature est la même pour les générations précédentes : un oncle du « négrillon » s’est fait emporter par un cyclone529, « Da a peur de la mer. Un de ses frères est mort noyé sous ses yeux. »530 Chez Daniel Maximin, le guide de la visite des « Bains-Jaunes » du volcan raconte la chute d’un touriste dans « la Grande Faille des Trois Chaudières »531

.

Cette nature sauvage n’est pourtant pas ennemie de la population et de qui la connaît. Pour Daniel Maximin, elle est une alliée contre le colonisateur, le témoignage d’un passé.

Plus rien d’humain n’osait déranger la solitude de ta case enfouie dans une nature qui reprenait ses droits, ses formes et ses couleurs. Comme si, en plein bourg, en plein milieu du siècle, elle revenait témoigner de sa pureté sauvage d’avant les violences de la colonie.532

La nature « sauvage » est une puissance capable d’amener le chaos : elle bouscule l’ « ordre posé du monde »533

. Patrick Chamoiseau fait appel à deux discours différents pour décrire le passage du cyclone, celui des « vieux-nègres » qui crient « tÿou-manman » (encore une fois le lien entre la mère et la Nature est évident) et Césaire « un désastre »534. Le créole et le français sont rapportés pour décrire le même phénomène, se répétant dans l’histoire de l’île.

Ce chaos est pourtant considéré comme juste, la nature rétabli l’ordre normal des choses et puni les « dérives » humaines, injustices et violences :

528

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.119. « hak » signifie rien.

529

Ibid., p.122-123.

530

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.152.

531

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.21.

532

Ibid., p.42.

533

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.12.

534

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C’est souvent ainsi aux Antilles : les cyclones sont les révélateurs de ce que l’on est et des dérives possibles. J’aime à rappeler ce proverbe des ancêtres amérindiens : « Le cyclone vient détruire ce qui n’aurait pas dû être construit!»535

Ce sont les « turpitudes coloniales de Saint-Pierre »536 qui sont punies ainsi que les « villes »537 surdimensionnées.

Cyclone c’est vent aveugle. Il bouleverse les affaires des békés et mulâtres, il écorce la vie, et durant quelques jours redistribue les parts.538

Patrick Chamoiseau ne présente pas les choses tout à fait de la même façon : si le « vent » lui-même est aveugle, il permet de « bouleverser », c'est-à-dire de mettre sans dessus dessous la société, d’échanger les rôles. La métaphore de l’arbre qui prend peu à peu une « écorce » pour représenter la vie de ceux qui peuvent amasser des richesse (les « békés et mulâtres ») signifie le retour de tous à une certaine nudité, au minimum vital.