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II.2. ESPACES VÉCUS DE L’ENFANT

II.2.3 L’état de dépendance du « petit », l’inaccessible

L’enfant, d’après J. Subes, se développe grâce à son désir d’être grand. Dans une étude qu’il a menée sur les « souvenirs d’enfance », 25% d’entre eux portaient sur « des situations où l’enfant réalisait d’une façon ou d’une autre son désir de ressembler aux grandes personnes »310. Du « petit » au « grand » : l’enfant tente de « marronner » ces échelles et d’accélérer sa croissance. Il tente d’accéder à l’âge supérieur : par l’imitation, par la transgression des limites que lui fixe l’adulte. Avant cela pourtant, il se heurte à des interdits, à des incompréhensions. Le monde est impitoyable pour les faibles et les petits : les « petites araignées », encore « des bébés », sous les yeux de Vieux os « vont se faire dévorer par de vieilles fourmis rusées, sournoises et féroces. »311

Qu’il s’agisse de notre protagoniste ou d’un de ses amis, L’Odeur du café met en scène l’autorité des parents sur leurs enfants : scènes de correction, d’explications ou de rappel à l’ordre, elles font partie de leur vie. Dans les dialogues, les enfants sont toujours les « perdants » de ces affrontements verbaux et parfois physiques312.

C’est pourtant au manque d’attention et à l’incompréhension que l’enfant se heurte tout d’abord : « un jour » il sera amené à comprendre ce qu’il a lu (dans le récit de Daniel Maximin)313, où ce qu’on lui a raconté (chez Dany Laferrière) :

308

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.147.

309

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.179.

310

SUBES, J. « Hypothèse sur l'enfance ». Enfance, 1952, Tome 5, n°1, p.49.

311

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.56.

312

Ibid., p.181-186 par exemple, une scène entre Auguste et sa mère, l’autre entre Sylphise et sa mère.

313

« (…) ces quelques mots que tu avais soigneusement appris pour les comprendre un jour » Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.34.

81 Tu comprends, Vieux os ?

-Non, Da.

-Ça ne fait rien, tu comprendras un jour…314

L’enfant est exclu de certaines discussions, n’est parfois même pas considéré comme un être communiquant par les adultes de passage, ou lorsque la situation devient urgente. Le temps manque pour expliquer, l’enfant doit comprendre seul. Alors que toutes les personnes qui l’entourent préparent l’arrivée d’un cyclone, le négrillon soudain abandonné et ne comprenant pas le sens de cette agitation reste seul :

Personne n’expliquait rien au négrillon. On s’activait autour de lui, sans plus répondre à ses questions.315

Pendant l’incendie, de la même manière, Daniel Maximin montre l’enfant ne pouvant agir mais tentant de « partager le drame des adultes, même à une distance qui mesurait notre impuissance»316. Le narrateur de Dany Laferrière constate que sur la galerie :

Personne ne m’adresse jamais la parole directement317

Peu après, quelqu’un arrive et discute avec sa grand-mère : il tente de communiquer avec l’enfant qui ne dit rien, et dont il parle ensuite à la troisième personne, comme s’il n’était pas présent. L’enfant, en réalité, ne semble pas intéressé, et préfère continuer à regarder les insectes.

-Il m’a l’air quand même malin, ton p’tit gars, Da.

Da me regarde et sourit. J’aime ce sourire de Da. Je me penche pour regarder une fourmi en train de transporter un minuscule morceau de pain. Je la touche presque avec mon œil gauche.318

314

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.30.

315

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.118.

316

Daniel Maximin, Tu, c’est l’enfance, p.36.

317

Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.111.

318

82

Pour se protéger des autres, l’enfant, en plus de son nom secret (dans Antan

d’enfance et L’Odeur du café) tente de se construire une intériorité, un secret protecteur.

À l’image de l’intériorité du foyer, où se règlent les conflits, loin des yeux extérieurs319

, l’enfant se construit un intérieur tout personnel, inaccessible, y compris au lecteur d’aujourd’hui :

Moi aussi, j’ai un secret, mais celui-là, je ne le dirai à personne, pas même à Da.320

Grandir se fait aussi par le franchissement des interdits : petits larcins321, tricheries, tentative pour pénétrer dans les espaces322, les connaissances réservées323 et les livres des adultes324. Si Daniel Maximin, très tôt, est en contact avec le livre, Patrick Chamoiseau raconte dans Écrire en pays dominé que les livres « ne concernaient pas les enfants »325

contrairement aux contes, comptines et chants secrets. Si l’ « épicerie » peut être un lieu de « stationnement »326 pour le « négrillon », le « bar », bien plus intrigant, retient son attention à l’insu de la serveuse :

Au bar, il ne traînait jamais. La tenancière ne supportait pas de présence enfantine dans cet antre de rhumiers. Ils y braillaient des choses tellement terribles ! Le négrillon les devinait attablés dans la pénombre, tissant d’inouïes conversations en créole et en français, maudissant la serveuse qui surveillait les hauteurs de leur punch.327

319 Ibid., p.138. 320 Ibid., p.31. 321

Ibid., Vol des poules, p.134, entrée dans le stade sans avoir de billet, p.141.

322

Daniel Maximin, Tu c’est l’enfance, p.159 (le « galetas » familial) ; le bal, p.149…

323

Sexuelle notamment : Dany Laferrière, L’Odeur du café, p.88. On fait en sorte de cacher le spectacle lorsque les chevaux se reproduisent.

324

Notamment les écrits du père chez Daniel Maximin.

325

Patrick Chamoiseau. Écrire en pays dominé, p.32.

326

Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p.148.

327

83

« Vieux os » fait une véritable « petite inspection »328 du bureau de Willy Bony, un collègue de son père en l’attendant. Dès que possible, le regard cherche à découvrir et comprendre des espaces où les adultes évoluent.

Ainsi, on est tenté de rejoindre l’avis de J.Subes lorsqu’il affirme que la « forme

adulesco semble (…) préférable » : « puisque l’enfant est désireux de croître, l’on

pourrait parler d’un « adulturisme » de l’enfant. »329

Jusqu’au jour où celui-ci comprend que l’adulte a lui aussi été un enfant, et où la barrière entre le petit et le grand tombe :

Le silence du père et du frère faisait plus mal que les gestes de colère ou les fessées brûlantes que la ceinture nous administrait. Mais ton père répondit simplement que ce jouet était trop précieux, trop grand pour un enfant si petit. Ce jour-là tu découvris que l’injustice se cachait parfois derrière des alibis et tu vis en ton père l’enfant qu’il avait peut- être été, un enfant sans ailes et sans avion pour ses rêves d’évasion.330

Le désir d’ « évasion » est ainsi associé à toute enfance, les intensifs « si » et « trop » mettant en évidence l’exagération, dans le discours du père, de l’importance d’une disproportion de taille entre le jouet et l’enfant. Da fait exception pour Vieux os : elle l’appelle « son bâton de vieillesse. »331

La grand-mère devient dépendante de l’enfant qui a une meilleure vue et peut lire pour elle, grâce à son « œil d’aigle »332

. Ce rôle est une fierté pour l’enfant responsabilisé.