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Chapitre 4 Méthodologie

4.3 Voir au-delà des apparences : composer avec le « paravent »

Les premières semaines sur le terrain nous ont permis de réaliser l’existence d’un « paravent5 » n’offrant qu’une compréhension superficielle de notre objet de recherche c’est-à-dire le curriculum de formation initiale. Nous avons remarqué cet hermétisme dès

5 Nous avons appelé « paravent » les observations ainsi que les données d’entretien n'offrant qu’une

compréhension très superficielle du programme de formation. Dans le cadre de notre enquête, nous avons eu à composer avec une « façade » qui nous a longtemps empêchés de pénétrer au cœur du programme, au sein de ce qui s’y passe vraiment.

notre arrivée, quand nous avons appris que les cours auxquels nous prenions part étaient destinés uniquement aux étudiants internationaux. En effet, l’Université d’Helsinki avait conçu une série de cours offerts seulement aux étudiants étrangers ainsi qu’aux autres « pèlerins6 » de l’éducation finlandaise. Lors du premier semestre, nous avons donc eu accès uniquement aux cours de ce microprogramme, lequel offrait une formation axée sur le modèle finlandais, comme en témoignent les titres des cours:

- Système scolaire finlandais

- L’éducation préscolaire en Finlande - Histoire de l’éducation en Finlande

- Enseignement et apprentissage des langues en Finlande

Les étudiants internationaux prenant part à ces cours étaient pour la plupart en formation pour devenir enseignants. Nous y avons aussi croisé des professionnels de l’éducation notamment des enseignants, des directeurs d’école, des conseillers pédagogiques ainsi que différents acteurs de l’administration scolaire venus en Finlande pour de brefs séjours. Les étudiants internationaux ainsi que les pèlerins inscrits aux cours étaient majoritairement européens. Nous avons toutefois rencontré quelques enseignants d’Amérique du Sud qui prenaient part à une formation d’un mois, ainsi qu’une étudiante canadienne.

Plusieurs voyageurs se déplaçaient afin de visiter des écoles primaires, et suivre des formations en milieu universitaire. Or, pour la majorité d’entre nous, le contact avec le milieu scolaire a été limité à une ou deux visites de quelques heures :

Nous avons fait une autre table ronde pour nous présenter aujourd’hui. Plusieurs des étudiants du cours sont les mêmes que dans le cours d’hier. Quand le formateur nous a demandé ce que nous aimerions faire dans le cours, les étudiants ont encore répondu qu’ils aimeraient visiter des écoles, ou même faire de courts stages. Le formateur nous a expliqué qu’il était devenu très difficile de visiter des écoles au centre-ville depuis quelques années. Il nous a dit que les directions d’école et les enseignants avaient commencé à refuser l’accès aux visiteurs internationaux, car ils avaient l’impression que leurs écoles devenaient des «musées». Il ne pouvait pas nous garantir que nous aurions la chance de visiter une école (26 septembre 2011).

Les écoles finlandaises, surtout celles de la capitale Helsinki, ont été victimes d’un fort achalandage dans les dernières années. Pour cette raison, les écoles refusaient de nous

6 Nous avons appelé « pèlerins » les différents regroupements de spécialistes de l’éducation qui font de courts

séjours en Finlande afin de recueillir des informations sur la manière d’y mener l’éducation. Le terme pèlerin a été emprunté au jargon local «educational pilgrims», que nos formateurs utilisaient souvent afin d’illustrer la forte popularité et la grande crédibilité de la Finlande auprès de la communauté internationale.

accueillir, tant et si bien que lors des trois premiers mois de notre séjour, nous n’avons eu droit qu’à une seule visite de trois heures au sein d’une école primaire située à Espoo, en banlieue d’Helsinki.

À cette étape de notre enquête, nous avons dû nous résoudre à prendre part aux cours qui nous étaient offerts c’est-à-dire ceux destinés aux étudiants étrangers. Malgré nos demandes, nous n’avons pas réussi à intégrer les cours auxquels participaient les étudiants finlandais. Les raisons données étaient, notamment, que le programme de formation initiale auquel nous souhaitions prendre part n’accepte que des étudiants qui ont été soumis au processus de sélection7. Certains formateurs ont aussi mentionné la barrière de la langue

comme obstacle à notre participation active aux cours. En prévision du semestre d’hiver, nous nous sommes donc inscrits à un cours d’introduction au finnois afin de nous familiariser avec la langue, en espérant que les règles s’assoupliraient avec le temps et que nous gagnerions le droit de participer aux cours de ce programme au semestre d’hiver. En effet, notre situation était telle que nous allions passer toute l’année universitaire en Finlande, contrairement aux autres étudiants qui y passaient seulement quelques jours, quelques semaines ou encore un semestre. Nous espérions donc que notre sérieux et notre motivation nous donneraient certains accès privilégiés que nous avons éventuellement obtenus à l’hiver 2012.

Malgré la distance qui nous séparait du contexte réel de formation, cette première étape de l’enquête a eu pour avantage de nous faire connaître de notre nouveau milieu. Nous avons établi des contacts avec les formateurs qui nous enseignaient. Nous avons pu nous introduire et leur parler de notre projet de recherche. Nous avons aussi sollicité leur aide afin de nous faire connaître des personnes susceptibles de répondre à nos questions et certains ont eu la gentillesse de nous présenter à des collègues. De fil en aiguille, ces premières semaines au sein du Département de la formation nous ont permis de nous faire connaître en plus de permettre la collecte des premières données de notre enquête. Malgré la réticence que nous avons sentie face à nos premières demandes (participer aux cours

7 C’est au sein du programme de formation des enseignants du primaire (luokanopettaja) que nous voulions

réaliser notre enquête, pour des raisons que nous avons mentionnées plus tôt, à savoir la faisabilité de la recherche et l’intérêt du chercheur pour cette formation (voir page XX).

réservés aux étudiants finlandais), nous avons rencontré une ouverture de la part du personnel enseignant face à notre projet de recherche.

Nous avons aussi profité de cette première étape pour questionner nos formateurs au sujet du programme. Nos premiers entretiens se sont toutefois avérés peu fructueux, car le plus souvent, nous détenions déjà les informations qu’ils acceptaient de nous transmettre. Les informateurs avaient tendance à nous présenter des généralités en lien avec le programme, des informations que nous avions déjà acquises lors du travail de lecture préparatoire. En effet, nous avions pris la peine, avant notre voyage, de rassembler des documents qui nous permettraient d’acquérir une base de connaissances sur le système d’éducation finlandais dans son ensemble et sur la formation initiale à l’enseignement de manière plus spécifique. Ces documents nous ont révélé beaucoup d’information relativement à certains concepts centraux du programme même si, à l’origine, ils nous semblaient sans grand intérêt. Voici une liste non exhaustive des documents ayant servis de lectures préparatoires:

- publications réalisées par des chercheurs finlandais au sujet de la formation des maîtres en Finlande (des ouvrages disponibles à la bibliothèque de la Faculté, mais aussi des articles);

- documents ministériels disponibles en anglais (le plus souvent des versions abrégées); - plans de cours disponibles sur le portail du Département de la formation initiale;

- plateforme Internet de l’Université ainsi que celle spécifique au Département de la formation initiale;

- documents destinés aux étudiants internationaux de l’Université d’Helsinki; - publications de l’Organisation de coopération et de développement économique; - blogue de Pasi Sahlberg (spécialiste de l’éducation en Finlande).

À cette étape, nous avons été confrontés à un problème relatif au discours des acteurs qui a engendré un défi méthodologique :

Les informateurs avec qui je parle disent toujours les mêmes choses : le programme opère un processus de sélection sévère, les formateurs ont une grande liberté pédagogique, les écoles laissent les enseignants être autonomes, il n’y a pas de supervision ni de rapport hiérarchique entre les acteurs dans les écoles, la formation des maîtres mise sur la recherche, etc. J’ai l’impression que je devrai trouver une manière de rompre avec le discours institutionnel si je veux vraiment accéder à des informations nouvelles, brutes. C’est comme si les gens interviewés se mettaient en mode «pilote automatique» pour me parler de la formation initiale offerte à l’Université d’Helsinki. D’ailleurs, ils sont nombreux à parler de «nous, à l’Université

d’Helsinki» ou encore «ici, à l’Université d’Helsinki». Je devrai trouver une manière de faire en sorte que les formateurs me parlent vraiment de ce qu’ils font plutôt que de me présenter les grandes lignes du programme (tiré du journal ethnographique).

Nos premiers entretiens exploratoires ont donc donné peu de résultats. En effet, les informateurs avaient tendance à formuler presque mot pour mot les écrits parus au sujet de la formation initiale. Sous la formulation « ici, à l’Université d’Helsinki » ou encore « nous, en Finlande », les formateurs parlaient avec détachement de leur programme de formation, certains se servant d’une présentation PowerPoint ou d’un feuillet d’information. Nos premiers entretiens s’étant avérés infructueux, nous en sommes venus à la conclusion que notre manque d’expérience en recherche ne nous dotait pas des compétences nécessaires pour pallier au problème auquel nous étions confrontées. L’art de mener des entretiens, celui de trouver les bonnes questions et d’adopter la meilleure approche, n’est pas simple à maîtriser. Nous nous sommes aussi demandés si le programme de formation était tel qu’on le présentait dans la littérature qui servait alors de point d’ancrage à notre étude :

Pour le moment, je ne sais plus si je peux me baser sur les écrits. Parfois, j’ai l’impression que tout a été dit, puisqu’on me répète sans cesse les mêmes informations. À d’autres moments, je suis étonnée par ce que je vois ou que j’entends. Il se passe des choses qui ne sont pas trop abordées dans la littérature. Le programme est présenté toujours de manière très cartésienne, alors que sur le terrain j’ai peine à me retrouver dans la diversité des cours, les étudiants en sarrau plein de peinture, ceux qui travaillent assidûment sur leur mémoire à la bibliothèque et ceux qui mesurent les tables de la cafétéria avec des réglettes. Je crois que je devrai trouver des réponses à mes questions dans tous les indices du quotidien des étudiants et des formateurs plutôt que d’espérer des réponses à partir d’entretiens (tiré de notre premier journal de bord)

L’hermétisme qui caractérisait autant la formation offerte que le discours des acteurs acceptant de répondre à nos questions nous a permis de constater l’existence d’une sorte de « paravent » qui entravait notre démarche d’investigation. Peu à peu, nous avons compris qu’en réponse à l'intérêt international, l’Université d’Helsinki a procédé à l’élaboration de ce que nous appelons une « mise en scène » du programme à l'intention des acteurs internationaux. Dès lors, le discours des acteurs, celui que nous pouvions aussi retracer dans la littérature, était à la fois peu révélateur et très hermétique, comme en témoigne l’extrait suivant8 :

Aujourd’hui, je rencontre une professeure pour un premier entretien. Je suis pleine

8Bien que, au début de notre séjour, nous ne détenions pas de journal ethnographique que nous remplissions

systématiquement, nous avions pris la peine de tenir un journal de bord afin d’assurer une sorte de suivi de notre démarche d’intégration au milieu.

d’attentes, parce que tout le monde au département me parle d’elle comme le «grand manitou» du programme et c’est elle qui a écrit plusieurs des articles que j’ai lus jusqu’à présent. Elle m’accueille à son bureau avec une présentation PowerPoint. Elle me présente plusieurs tableaux, différents écrits qu’elle a publiés sur le sujet. Quand je repars, je ne sais rien de plus que ce que je savais en arrivant. Je ressens plus ou moins la même frustration que lors de mon cours de la semaine passée où le professeur nous a fait écouter la vidéo «Finland’s phenomenon». Depuis deux semaines, j’ai l’impression de ne jamais avoir été aussi loin de la réalité finlandaise que depuis que j’y habite (tiré de notre premier journal de bord).

Les entretiens que nous avons menés de même que les cours auxquels nous avons participé en début d’enquête nous ont surtout permis de constater l’ampleur du « paravent » avec lequel nous aurions à composer. Nous avons remarqué que la popularité de la Finlande était telle qu’au fil des ans, les différents acteurs du milieu de l’éducation, notamment ceux de la formation initiale à l’enseignement, avaient intégré un discours « commercial » qu’ils utilisaient d’emblée lorsque questionnés au sujet du programme. Ce discours était aussi transmis à l’intérieur des cours offerts aux pèlerins de l’éducation dont nous faisons en quelque sorte partie. Ce discours inclut notamment l’importance de la formation à la recherche dans le développement de l’autonomie professionnelle, la qualité de la formation en lien avec l’importance accordée à la recherche issue d’une tradition pédagogique vieille de trente ans ainsi que la qualité de la formation optimisée par la sélection des étudiants les plus doués. D’autres éléments plus généraux en lien avec l’éducation dans son ensemble sont aussi mentionnés notamment, le fait d’offrir une formation de type « compréhensif » dans laquelle les élèves ne sont pas soumis au stress des examens, où les repas sont fournis par l’école et dont les frais reliés au cheminement scolaire de chaque élève sont entièrement couverts par le système public font partie des renseignements fréquemment donnés.

Finalement, cette étape nous a permis de faire certaines découvertes intéressantes, notamment trois ouvrages auxquels nous n’aurions pas eu accès à la bibliothèque de l’Université Laval et qui expliquent, en détail, plusieurs éléments centraux du programme de formation soit la formation à la recherche et le concept de rationalité pédagogique. Nous avons d’ailleurs intégré ces ouvrages à nos lectures préparatoires, de manière à nous approprier plus en profondeur les concepts inhérents au programme.

C’est à partir des réussites et des échecs de nos premières semaines sur le terrain que nous nous sommes tournés vers la démarche ethnographique et de manière plus générale, vers le cadre théorique et méthodologique proposé par Joseph (2011) que nous avons pris soin

d’exposer dans le chapitre précédent. Cette démarche a pour avantage de mettre de l’avant l’expérience du chercheur (nous-mêmes) dans la découverte d’un nouveau milieu. En choisissant cette approche méthodologique, notre objectif était d’arriver à générer des résultats de recherche en lien avec notre problématique en puisant de l’information dans notre quotidien et dans nos interactions avec le milieu plutôt que de nous en tenir aux discours des acteurs.

L’intégration au terrain de recherche s’est faite graduellement, notre connaissance du milieu permettant de nous rapprocher des acteurs et d’évoluer au cœur de ce qui se vit dans le programme. Notre compréhension du terrain de recherche s’est peaufinée au fil des mois. Nous croyons que notre immersion prolongée au sein du programme a largement contribué à la réussite de ce projet de recherche.