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2. REVUE DE LA LITTÉRATURE

2.2. Pourquoi penduler ? Quelles sont les logiques des acteurs ?

2.2.2. Pourquoi vivre loin de son lieu de travail ?

Généralement, les pendulaires intensifs, ceux qui dorment régulièrement à deux endroits (bi-résidentialité) et/ou ceux qui effectuent de fréquents trajets entre leur domicile et leur lieu de travail le font pour concilier leur vie privée et professionnelle (Ravalet et al. 2014b). Ils ne sont

pas prêts à se couper de leurs amis et/ou de leur famille vivant proche de leur domicile (Kaufmann 2005), car ils y sont très attachés. Ainsi, certains pères jugent important de rentrer tous les soirs pour voir grandir leurs enfants, quitte à passer de nombreuses heures à se déplacer.

Ils ne souhaitent pas affaiblir leurs liens affectifs (Vincent-Geslin 2012). D’autres essaient de maximiser les temps passés auprès de leur famille, même si cela engendre une plus grande fatigue (Legrand et Ortar 2008). Le vivre-ensemble est considéré comme très important à leurs yeux. Ainsi, les proches influencent grandement le désir de continuer à vivre dans un lieu, d’autant plus si ce lieu est le lieu d’origine du pendulaire et l’endroit où vit la majeure partie de son réseau social. La pendularité intensive permet d’éviter une délocalisation géographique et l’affaiblissement ou la perte de ce lien (Vincent-Geslin 2012).

En plus d’une perte de contact, un déménagement implique de se passer d’un réseau de soutien.

Or, la présence et la disponibilité de proches simplifie la gestion quotidienne de la pendularité intensive. Par exemple, un pendulaire peut plus facilement s’appuyer sur ses parents, ses amis ou sur le voisinage pour s’occuper de ses enfants entre la fin de l’école et son retour du travail.

S’il devait déménager, il n’aurait pas cet appui logistique, en tout cas dans un premier temps (peu de connaissances) (Vincent-Geslin 2012).

De nombreux pendulaires intensifs choisissent ce mode de vie car il permet à leur famille de conserver leur ancrage. Garder son habitat permet aux enfants de conserver leurs camarades de jeu, de rester dans la même école, dans le même club de sport, etc. Ainsi, le bien-être familial et une certaine forme de stabilité sont maintenus (Legrand et Ortar 2008, Lück et Schneider 2010). La pendularité peut aussi résulter d’arrangements familiaux : certains pendulent parce qu’ils doivent s’occuper de parents âgés, donc ils doivent rester à proximité ; d’autres, comme des pères divorcés, pendulent pour rester à proximité de leurs enfants, dont la garde est confiée à leur ex-conjointe. Ces deux situations peuvent sembler marginales, mais avec les tendances sociétales que sont le vieillissement démographique et la fragilisation des liens conjugaux, on peut penser qu’elles prendront de plus en plus d’importance (Vincent-Geslin 2012).

La grande pendularité peut également être une stratégie pour des conjoints qui travaillent les deux dans des lieux relativement éloignés, situation qui a émergé en parallèle à la hausse du travail féminin. Chaque conjoint peut poursuivre sa carrière professionnelle, difficilement relocalisable, et vivre dans un lieu de vie commun. Dans ce cas, la double résidence n’est pas sérieusement envisagée, car elle fragiliserait le lien conjugal. La double pendularité est donc un arrangement géographique. Cette situation se produit surtout pour des personnes avec un niveau

d’éducation élevé, pour qui il est difficile de trouver des emplois à proximité du domicile. Le logement se trouve plus ou moins à mi-chemin des lieux de travail des conjoints (par exemple : domicile à Yverdon et conjoints qui travaillent à Genève et Fribourg). Cette situation n’est toutefois pas considérée comme idéale par un ou les conjoint(s) (Vincent-Geslin 2012, Ravalet et al. 2014b).

Malgré ces arrangements, la situation familiale est naturellement imparfaite. Même s’ils vivent dans le ménage, les pendulaires intensifs sont fréquemment absents de leur domicile. Par exemple, il se peut qu’ils quittent la maison très tôt, avant le réveil des enfants, ce qui a pour conséquence qu’ils ne peuvent ni discuter avec eux pendant le petit-déjeuner, ni les emmener à l’école. De même, ils rentreront probablement plus tard le soir et ne pourront ni s’occuper des tâches ménagères, ni voir leurs enfants avant le coucher. Les absences irrégulières compliquent également le maintien de routines, importantes pour la continuité des relations familiales (par exemple : raconter une histoire aux enfants avant de dormir, sortir avec son conjoint un soir de semaine). Ainsi, puisque les contacts sont indirects, les liens familiaux sont altérés (Lück et Schneider 2010). Ceci est particulièrement le cas pour les pendulaires qui ne rentrent qu’en fin de semaine : ils déclarent avoir trop peu de temps à consacrer à leur famille. Ils regrettent le manque de moments spontanés. En outre, les autres membres du ménage ont davantage de responsabilités sur le dos, par exemple en ce qui concerne la gestion domestique. En effet, les courses et le ménage qui ne peuvent pas être assurés par le pendulaire se reportent sur le conjoint ou les autres membres du ménage, voire sur une personne extérieure. Cette pendularité, si elle est irrégulière et imprévisible, accentue encore les effets négatifs pour la vie familiale. Elle se répercute sur les programmes d’activités des autres membres du ménage (Viry et al. 2010).

De plus, les formes de pendularité peuvent être coûteuses financièrement. Les frais de déplacements ne sont que rarement pris en charge par l’employeur, ce qui peut contraindre certains pendulaires à rentrer chez eux moins souvent (Legrand et Ortar 2008).

En outre, dans le cas d’une bi-résidentialité, le pendulaire doit faire face aux dépenses liées au logement qui se trouve proche de son lieu de travail. Ces dépenses peuvent réduire le revenu disponible des ménages de manière significative, avec toutes les conséquences que cette différence de revenu peut avoir pour le ménage (par exemple : moins de possibilités de s’offrir une résidence première dans le quartier de son choix, moins d’accès aux jardins d’enfants, etc.) (Lück et Schneider 2010).

Enfin, la pendularité intensive affecte la vie familiale car elle exige de l’énergie physique et mentale. L’énergie requise pour voyager varie selon les circonstances. Pour les automobilistes, les mauvaises conditions météo, routières ou les embouteillages peuvent rendre le voyage stressant. Pour ceux qui voyagent en train, plus d’énergie est requise s’il faut changer plusieurs fois de train et si les correspondances sont courtes, mais aussi si les bagages sont lourds, si les wagons sont pleins ou si les sièges sont inconfortables. La fatigue accumulée lors des temps de déplacement peut influer sur l’humeur des pendulaires (pas envie de faire la conversation une fois arrivés chez eux) ou sur leur productivité, par exemple leur aide pour les tâches ménagères.

Les relations et l’organisation familiales peuvent souffrir de cette situation (Lück et Schneider 2010).

La grande pendularité peut donc fragiliser le lien conjugal, surtout lorsqu’un des conjoints découche régulièrement. Ainsi, en l’espace de 4 ans (2007-2011), alors que 9% hommes non-mobiles ont divorcé, 13% des hommes non-mobiles qui vivaient en couple se sont séparés (Ravalet et al. 2014). Viry et al. (2010) notent néanmoins qu’en Suisse, lorsque la pendularité d’un conjoint est décidée en famille et qu’elle est considérée comme un investissement pour la famille. Lorsqu’elle est vue plutôt positivement, elle n’affecte pas négativement la dynamique du couple. Le maintien d’une relation conjugale de qualité dépend donc du processus qui a amené le pendulaire à devenir mobile, de l’acceptation ou pas de la pendularité par les deux conjoints.

Pour éviter de mettre leur famille entre parenthèses, les femmes arrêtent souvent de penduler intensivement avec la naissance d’un enfant. Ainsi, 83% des femmes qui étaient mobiles en 2007 ne le sont plus en 2011 si elles ont eu un enfant au cours de ces quatre années, tandis que 44% des femmes qui n’ont pas eu d’enfant entre 2007 et 2011 et qui étaient mobiles en 2007 ne le sont plus en 2011. Chez les hommes, même si certains stoppent leur pendularité, la différence est moindre (Ravalet et al 2014a).

L’attachement au lieu de vie, le détachement du lieu de travail

Bien souvent, les pendulaires intensifs ne déménagent pas car ils sont attachés à leur lieu de vie et à son environnement (Vincent-Geslin 2012). Cela pourrait expliquer pourquoi, selon Camenisch et al. (2011), les migrations internes en Suisse restent « prisonnières » de catégories : ceux qui vivent dans des zones de montagnes restent dans ces zones, ceux qui vivent dans les villes et les agglomérations y restent également, et ceux qui vivent « entre-deux »

(Plateau) aussi. Ils éprouvent un fort attachement au contexte de leur lieu de vie, aux activités qu’ils peuvent déployer dans cet environnement (loisirs, poursuite d’une carrière politique, sports de plein air, engagement bénévole, etc.) et qui seraient impossible à réaliser ailleurs (Vincent-Geslin 2012). Le rythme de vie de la campagne et le désir d’être proche d’un environnement naturel, moins dégradé que celui des villes, enthousiasme les grands pendulaires (Legrand et Ortar 2008).

L’accès à la propriété explique également pourquoi les grands pendulaires ne souhaitent pas déménager. En effet, il est plus aisé de trouver un logement spacieux et meilleur marché en périphérie des villes. De plus, ceux qui possèdent une maison qu’ils ont réparée ou réaménagée ne se voient pas quitter ce lieu, empreint d’une forte valeur symbolique. De même, si la famille vient d’acquérir un bien immobilier, il peut lui sembler impossible de revendre immédiatement celui-ci. Ces raisons sont particulièrement mises en avant par la population ouvrière, qui se distingue par un fort attachement à la propriété. Si le projet familial a été construit autour de celle-ci, les pendulaires intensifs auront donc tendance à s’adapter, à faire eux les trajets quotidiens pour aller travailler, afin que la famille puisse poursuivre son histoire dans ce lieu (Legrand et Ortar 2008).

Legrand et Ortar (2008) notent également que le choix du milieu de vie (périurbain, zones rurales), le logement et la qualité de vie priment sur les contraintes liées à l’éloignement du lieu de travail. La planification difficile de son avenir sur le marché du travail, de plus en plus flexible et incertain, pousse les gens à ne pas déménager à chaque fois qu’ils vivent un changement professionnel. Contrairement au lieu de travail, le choix d’habitat se veut être un choix à long terme.

L’attachement au lieu de vie et à son environnement est également renforcé par un rejet des environs du lieu de travail, territoire sur lequel les pendulaires intensifs pourraient choisir de déménager pour être à proximité du lieu de travail. Legrand et Ortar (2008) nomment ce rejet

« l’effet repoussoir », qui, « tout comme l’attachement, prend des dimensions esthétiques, sociales ou culturelles. La répulsion pour le lieu de vie potentiel renforce alors l’attraction pour le lieu de vie actuel, donc l’arbitrage en faveur de la grande pendularité plutôt que du déménagement » (Vincent-Geslin 2012, pp. 8-9). La plupart des grands mobiles restent dans leur lieu de vie non-urbain pour fuir les grandes villes, leurs dangers, qu’ils soient réels ou supposés, et leurs désavantages (embouteillages et pertes de temps par exemple). Ils pensent

également qu’en restant en-dehors des grandes villes, leurs enfants auront accès à des écoles dans lesquelles la violence est moins présente (Legrand et Ortar 2008).

Le choix du milieu (périurbain, zones rurales), le logement et la qualité de vie priment sur les contraintes liées à l’éloignement du lieu de travail.