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2. REVUE DE LA LITTÉRATURE

2.1. Contextualisation de la grande pendularité

2.1.1. Une compression de l’espace-temps

Depuis une cinquantaine d’années, nous avons assisté à une importante et croissante compression de l’espace-temps.

« [L]es barrières spatiales et temporelles deviennent poreuses sous l’effet de la mondialisation de l’économie. En effet, la dynamique capitaliste contemporaine a progressivement affaibli les barrières institutionnelles nationales pour globaliser les flux économiques et financiers. Parallèlement, les systèmes de transport, routiers, ferroviaires et aériens se sont considérablement améliorés, permettant de transporter plus de personnes et de marchandises, plus vite et à un moindre coût » (Ravalet et al.

2014b, p. 59).

La possession quasi universelle de la voiture a facilité et accéléré les déplacements, auparavant limités, coûteux et difficiles. Depuis les années 1970-80, les travailleurs ne cherchent plus à minimiser leurs temps de déplacement domicile-travail en voiture, devenus bon marché en comparaison avec d’autres contraintes de la vie (loyer, commodité du quartier, etc.) (Dessemontet 2010). De plus, la construction de routes et de raccordements a permis de réduire les temps de déplacements, et donc d’éviter à certains travailleurs de devoir déménager (Kaufmann 2005). Par exemple, en Suisse, la construction de tronçons autoroutiers entre Fribourg et Lausanne ainsi que le Gothard ont permis de relier plus rapidement les grandes agglomérations entre elles. De même, les contournements de Lausanne (inauguré en 1974) et de Genève (jusqu’à l’aéroport en 1987 et jusqu’à Bardonnex en 1993) ont favorisé l’utilisation de la voiture (Schuler et al. 1996). Selon l’OFS (2019c), il semble toutefois que le phénomène de pendularité intensive n’ait pas pris une très grande ampleur avant la décennie 2000. Les améliorations routières ne seraient donc pas le facteur explicatif déterminant des grandes pendularités.

Les investissements dans les réseaux ferroviaires nationaux sont probablement une explication plus convaincante des grandes pendularités. Par exemple, en Suisse, le Projet Rail 2000, qui avait pour but d’améliorer la performance ferroviaire des Chemins de Fer Fédéraux (CFF), ainsi que l’élargissement des offres de réseaux express régionaux, a favorisé la fréquentation des trains (Schuler et al. 1996). En effet, les personnes se rendant au travail ou sur leur lieu de

formation en train sont de plus en plus nombreuses : 327'000 travailleurs en 1990 contre 655'000 en 2016 (OFS 2018a). Le réseau ferroviaire suisse, qui offre de nombreuses et fréquentes liaisons entre centres urbains, a tendance à favoriser la grande pendularité et la double résidence aux dépends de la migration interne (déménagements) (Kaufmann 2005). La Suisse dispose d’un réseau ferroviaire de 5200 km, à moitié géré par les CFF, qui ont mis sur pied les réseaux InterCity et InterRegio, réseaux qui relient les grandes agglomérations avec des trains toutes les 30 minutes. Le temps de trajet a drastiquement diminué avec les InterCity, ce qui contribue également à favoriser le transport ferroviaire, d’autant plus que les tarifs du train sont avantageux en comparaison avec le coût des trajets interurbains en voiture. En outre, grâce aux voitures-bars et à des espaces de travail équipés de tables et d’alimentation électrique, les passagers peuvent utiliser leur temps de trajet de manière productive et efficace (Dessemontet 2010). Si le train n’est pas le moyen de transport le plus utilisé par les pendulaires parcourant moins de 50 km (la voiture reste majoritaire), il est en revanche utilisé par 57% des pendulaires parcourant plus de 50 km, contre 42% qui utilisent leur voiture (OFS 2018a).

Pour le cas français, Legrand et Ortar (2008) soulignent également l’importance que prend le train pour les pendulaires intensifs, ce qu’ils expliquent par un « effet TGV ». Ainsi, les personnes qui habitent et travaillent à proximité d’agglomérations desservies par les TGV (par exemple à l’intérieur du triangle Lyon-Grenoble-Valence) sont incitées à utiliser ces trains.

Tout comme le réseau national ferroviaire suisse, le réseau français est de mieux en mieux connecté, ce qui favorise les pendularités de longue distance, notamment en direction de Paris.

L’accroissement des vitesses de déplacement donne donc l’opportunité à certains travailleurs d’exercer leur métier dans un lieu éloigné de leur domicile. Les migrations interrégionales ne sont plus systématiques comme elles l’étaient au début du XXème siècle : elles ont tendance à se transformer en pendularité de longue distance (Kaufmann 2005).

La Suisse dispose également de réseaux régionaux offrant une bonne desserte dans les périphéries. Dans le Canton de Genève, par exemple, 98,6% des citoyens ont accès aux transports collectifs dans un rayon de 500 mètres1. En l’espace de 12 ans (2002-2014), l’offre de transports publics du canton a doublé. Dans le Canton de Vaud, 95% des citoyens habitent dans un périmètre doté d’une desserte « raisonnable ». Entre 2010 et 2017, la qualité du réseau a peu évolué à Lausanne, chef-lieu du canton, tandis que dans les régions périphériques

1 Plan directeur des transports collectifs 2015-2018, Direction générale des transports, République et Canton de Genève, www.ge.ch/transports, consulté le 02.04.2019.

(Morges, Broye-Vuilly, Gros-de-Vaud, Jura Nord-Vaudois), la desserte est significativement meilleure en 20172. En Valais, malgré la difficulté liée à la topographie montagneuse du territoire, environ 20% des déplacements se font en transports publics. Le réseau de transports publics du canton est long de plus de 1'750 kilomètres (chemins de fer, bus, téléphériques) et la quasi-totalité des communes est desservie.3

2.1.2 Flexibilisation et attraction des grandes villes

La pendularité intensive s’inscrit également dans un contexte de flexibilisation du marché du travail, qui peut inciter ou contraindre les travailleurs à une forte mobilité. Depuis plusieurs décennies, le marché du travail est devenu flexible. Comme les entreprises ont besoin de suivre les évolutions rapides des marchés pour rester compétitives, elles doivent pouvoir adapter leur nombre d’employés en fonction de la demande.

« Ceci peut se faire en modifiant la durée du travail, notamment au moyen des heures supplémentaires ou bien en annualisant la durée du travail ; et par la variation des effectifs en fonction de l’activité moyennant les contrats précaires, l’intérim. Dans cette perspective, les entreprises souhaitent fréquemment réduire la protection de l’emploi et, notamment, la protection contre les licenciements » (Germé 2011, p. 1127).

Les contraintes sur les employeurs (par exemple les coûts de licenciement) sont donc moins grandes, et les travailleurs sont plus souvent dans l’incertitude. La stabilité du marché du travail est moins bonne et les contrats à durée indéterminée sont plus rares, concurrencés par des contrats plus précaires et à court terme (contrats à durée déterminée, temps partiel, intérims) (Ravalet et al. 2014b) 4.

2 La qualité de la desserte est mesurée en fonction du type d’arrêt (routier, ferroviaire), de la fréquence à laquelle passent les transports publics, ainsi que de la distance qu’un citoyen doit parcourir pour accéder à un arrêt. La desserte est jugée bonne, très bonne ou excellente (61% des Vaudois), moyenne (21%), faible (13%) ou nulle (5%). Seuls les Vaudois n’ayant aucune desserte ne sont pas comptabilisés dans « raisonnable ».

Etat de Vaud, https://www.vd.ch/themes/environnement/developpement-durable/indicateurs/indicateurs-pour-le-canton-de-vaud/15-mobilite/153-indicateur/, consulté le 02.04.2019.

3 Canton du Valais, Stratégie de développement territorial, Fiche de coordination du plan directeur cantonal, https://www.vs.ch/web/sdt/fiches-de-coordination-du-plan-directeur, consulté le 02.04.2019.

4 En Suisse, 36,8% des personnes actives occupées le sont à temps partiel en 2018, contre 31,7% en 2005 et 24,4% en 1991. La hausse est donc relative (+12,4% en l’espace de 27 ans) (OFS 2019f).

En Suisse, 7,3% des personnes actives occupées ont un CDD en 2019, contre 6,5% en 2005 et 4,1% en 1991 (OFS 2019g). Le taux de travailleurs ayant un CDD dans les pays voisins est plus élevé : 16,7% en France, 12,6%

en Allemagne, 17,1% en Italie et 9,1% en Autriche (Eurostat 2019).

Pour trouver un emploi, les citoyens doivent parfois se déplacer, et ils sont de plus en plus conscients du besoin de mobilité et de flexibilité, devenues des normes sociales (Bacqué et Fol 2007). Pour la Suisse, Ravalet et al. (2014b) soulignent que les personnes se disant « prêtes à bouger » en 2011 sont 21% plus nombreuses qu’en 2007, et que les personnes « réticentes à bouger » sont 15% moins nombreuses. Dans les six pays européens étudiés par Ravalet et al.

(2014a), 54% des grands mobiles considèrent leur mobilité comme normale en 2011, contre 44% en 2007, ce qui tend à confirmer que la mobilité devient une valeur sociale fondamentale.

Si les travailleurs se déplacent pendant plusieurs heures pour aller travailler, c’est aussi car les nouveaux emplois se concentrent dans les grandes agglomérations. Ainsi, en Suisse, les principales zones urbaines que sont Zurich, Bâle et l’arc lémanique (Genève-Lausanne) ont bénéficié d’une croissance du marché du travail, au détriment des agglomérations moyennes et des régions rurales. Ce phénomène est en partie lié au dynamisme de l’économie suisse, notamment des secteurs à forte valeur ajoutée (pharmacies, banques), qui favorisent un afflux considérable de travailleurs qualifiés dans les grandes villes (Dessemontet 2010). Les grandes villes nationales et leurs agglomérations attirent le plus grand nombre de pendulaires (actifs occupés). Ainsi, la ville de Zurich en accueille 223'000 en provenance d’autres communes suisses, devant les villes de Berne (103'000), de Bâle (69'000), de Genève (60'000) et de Lausanne (56'000). Ces chiffres ne tiennent pas compte des pendulaires frontaliers, nombreux à Bâle et Genève, villes situées à proximité de la frontière (OFS 2018a).

Dessemontet (2010) considère que la Suisse d’aujourd’hui contient quatre blocs métropolitains : Berne et le Tessin, qui sont des aires métropolitaines indépendantes, ainsi que l’agglomération zurichoise et le Léman (de Genève au col du Simplon). Ainsi, il y a moins d’échange entre ces blocs qu’au sein de ces blocs, ce que l’on peut en partie expliquer par la distance en kilomètres. Il existe également une hiérarchie urbaine, Genève étant par exemple plus attractive que Lausanne, ce qui veut dire qu’il y a davantage de Lausannois qui se déplacent à Genève pour travailler que de Genevois qui travaillent à Lausanne. Ce phénomène s’explique par un marché de l’emploi plus large et plus différencié dans les deux plus grandes villes du pays, et donc des niveaux de salaire plus élevés (Schuler et al. 1996).