Pour comprendre les logiques des grands pendulaires, nous avons décidé de mener des entretiens semi-directifs. Cette méthode a semblé être la plus appropriée : elle est
« particulièrement pertinente lorsque l'on veut analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux événements dont ils ont pu être les témoins actifs; lorsque l'on veut mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir desquels ils s'orientent et se déterminent » (Blanchet et Gotman 2007, p. 24). Les entretiens permettent de « faire apparaître la cohérence d'attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective » (Beaud 1996, p. 234). Puisque nous avions des hypothèses de recherche, donc des thématiques issues de notre revue de la littérature qui nécessitaient d'être abordées, ce sont plus précisément des entretiens semi-directifs que nous avons choisi de mener.
Notre problématique, qui propose d'étudier les logiques des grands pendulaires, donc le sens qu'ils accordent à leurs pratiques, est propice à une analyse par méthode qualitative. Au sujet des migrations internes (et nous pouvons considérer la grande pendularité comme une forme de migration interne détournée), l’approche par les individus est de plus en plus utilisée : elle permet de se rendre compte « que les choix opérés […] méritent d’être analysés pour ce qu’ils sont : des décisions rationnelles fondées sur une appréciation de la qualité des lieux et des localisations et une prise en compte de l’idéal de vie et des marges de manœuvre financière de chacun » (Camenisch et al. 2011, p. 2). Si nous avions voulu nous demander quelles étaient les variables socio-démographiques qui définissaient le mieux les grands pendulaires, nous aurions pu utiliser une méthode quantitative, mais Ravalet et al. (2014a) ayant déjà donné quelques éléments à ce sujet7, nous nous concentrerons avant tout sur les logiques propres aux individus.
L'échantillon se compose de 15 grands pendulaires romands, dix hommes et cinq femmes. La quasi-totalité d'entre eux (14 sur 15) a été rencontrée par réseau et par « effet boule de neige ».
Un mail a également été envoyé aux communes valaisannes qui comprennent le plus de pendulaires Valais-Genève (c.f. annexe 1). Après quelques semaines, aucune commune n'avait répondu et toutes ont été relancées par téléphone. Les réponses obtenues se sont presque toutes avérées négatives, soit parce que personne qui ne correspondait à l'échantillon n'était connu,
7 Les profils sont très variés. L'âge, le niveau de formation et le revenu influent peu sur les pratiques de la pendularité intensive. Les hommes sont deux fois plus nombreux à être grands mobiles que les femmes, les familles monoparentales contiennent deux fois plus de grands mobiles (Ravalet et al. 2014a, c.f. revue de la littérature).
soit pour des questions de protection des données. Un seul pendulaire a pu être rencontré de cette manière.
Ces quinze pendulaires effectuent ou ont effectué plus d'une fois par semaine les trajets aller-retour entre leur domicile et Genève, leur lieu de travail. Douze d'entre eux pendul(ai)ent entre le Canton du Valais et le Canton de Genève, tandis que les trois autres pendul(ai)ent entre le Canton de Fribourg et celui de Genève. Incorporer des ex-grands pendulaires et des personnes habitant dans le Canton de Fribourg à notre échantillon offre l'avantage de la diversité. De même, le nombre de trajets effectués n'est pas identique pour tous les navetteurs rencontrés : cinq d'entre eux pendulent tous les jours du lundi au vendredi, tandis que les autres ne retournent en Valais ou dans le Canton de Fribourg que deux à trois fois par semaine. La méthode de recherche par réseau puis par « effet boule de neige » atténue certainement un peu cette diversité : d'une part, plusieurs pendulaires ont des métiers identiques ; d'autre part, la majorité des répondants a été recrutée via un réseau de Genevois, des gens qui bien souvent connaissaient des pendulaires ancrés ou ayant été ancrés socialement à Genève (nous les appellerons les
« Genevois exilés » et les « retournés aux sources » dans l'analyse).
La grille d'entretien a été construite de sorte à pouvoir répondre aux trois questions principales de notre étude.
➢ D'abord, les données sociodémographiques jugées utiles pour notre recherche ont été recueillies (structure familiale et durée des contrats de travail notamment). Le pendulaire a ensuite passé en revue les lieux dans lesquels il a vécu depuis son enfance (son « parcours géographique »), puis il a décrit sa pratique en la situant dans le temps (temps de déplacement, nombre de trajets par semaine, période de pendularité) et dans l'espace (parcours, moyens de transports).
➢ Nous nous sommes ensuite renseignés sur les raisons qui l'ont poussé à travailler à plus d'une heure de son domicile. Nous l'avons laissé s'exprimer dans un premier temps, puis, si les principales raisons mises en avant dans la littérature n'avaient pas été invoquées, nous l'avons questionné sur leur éventuel impact. Le choix de Genève a également été questionné, notamment en demandant au pendulaire s'il s'était d'abord renseigné sur les possibilités d'emploi dans son canton de résidence, et s'il envisagerait de penduler vers une autre ville à égale distance du Valais que Genève.
➢ En suivant le même raisonnement, nous avons ensuite demandé au grand pendulaire pourquoi il habitait en Valais et pourquoi il ne se rapprochait pas de son lieu de travail.
➢ Des questions permettant de vérifier la cohérence des propos et de s'assurer de n'être pas passé à côté d'un motif fondamental de la pendularité ont ensuite été posées. Par exemple : qu'est-ce qui pourrait vous inciter à déménager ? penduleriez-vous si vous ne gagniez pas autant professionnellement ?
➢ Par la suite, nous avons questionné le navetteur sur le mode de transport utilisé et les raisons qui le poussent à privilégier ce moyen plutôt qu'un autre. Là aussi, la même méthode que pour les questions liées aux raisons qui font qu'il travaille à Genève a été appliquée, c'est-à-dire qu'il s'est d'abord exprimé librement, et que nous l'avons ensuite questionné sur les motifs mis en avant dans la revue de la littérature qui n'ont pas été abordés. C'est notamment de cette manière que nous avons pu nous interroger sur l'importance des raisons environnementales. Des questions complémentaires ont été posées selon le mode de transport choisi. Il a notamment été demandé aux pendulaires qui se déplaçaient en train comment ils utilisaient le temps de trajet et comment ils le percevaient.
➢ Enfin, nous avons questionné les répondants sur les conséquences psychosociales de la pendularité (fatigue, stress, manque de contact avec famille, impact sur la relation conjugale, organisation familiale, contraintes). Les résultats de ce questionnement n’ont pas été analysés, car ils ne répondaient pas directement à la problématique. Ils ont toutefois servi à vérifier certains points en lien avec nos trois axes de travail.
Les 15 entretiens ont été menés entre le 8 avril et le 22 mai 2019. Ils ont duré entre 35 et 60 minutes. Tous ont été enregistrés et retranscrits. De ces entretiens a découlé une analyse de contenu, effectuée manuellement (pas de recours à un logiciel). Celle-ci a été réalisée en trois temps correspondant aux trois axes de recherche sensés aider à répondre à une problématique plus large (quelles sont les logiques sous-jacentes des travailleurs pendulant entre les Cantons du Valais et de Fribourg et Genève tous les jours ou plusieurs fois par semaine ?). Le contenu des entretiens a été codé selon ces trois thèmes (raisons de l'activité professionnelle éloignée, raisons d'habiter en Valais ou à Fribourg, déterminants du choix du mode de transport), chacun des motifs évoqués étant rangé dans une sous-catégorie (par exemple intérêt dans le travail ; gain de temps). Des liens ont ensuite été tissés entre les sous-catégories et entre les trois axes de recherche, notamment en tenant compte des spécificités individuelles des pendulaires.
L'analyse des entretiens a été mise en relation avec des éléments contextuels, la revue de la littérature et les hypothèses.