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Vitruve : de l’école de l’école de garçon à très mauvaise réputation à la vitrine expérimentale ayant son UV à Vincennes…

recrutement social

1) Vitruve : de l’école de l’école de garçon à très mauvaise réputation à la vitrine expérimentale ayant son UV à Vincennes…

« C’est un blockhaus de début du siècle, en brique claire, avec les fenêtres du rez-de-chaussée grillagées, le drapeau français perché au-dessus de la porte, la contractuelle qui est là aux bonnes heures pour surveiller la traversée des enfants…Une école comme tant d’autres à Paris, composée de deux corps de bâtiments (l’un occupé par le CEG, l’autre par le primaire), séparés par une cour-puits cimentée, où sont plantées deux rangées parallèles d’arbres équidistants, pour la chlorophylle, l’amour de la nature et le support

d’une sinistre leçon de géométrie… »9

a) Du Groupe Expérimental de Pédagogie Active Fonctionnelle du 20ème arrondissement à Mai 68

Contrairement à l’école Ange-Guépin et à la majorité des écoles « différentes », Vitruve s’inscrit dans une histoire antérieure aux événements de Mai 68, marquée par des influences pédagogiques et politiques diverses. Jusqu’en 1962, Vitruve est une école primaire publique classique, située dans un quartier du 20ème arrondissement où elle jouit d’une fort mauvaise

7 La pédagogie active a pour objectif de rendre l'apprenant acteur de ses apprentissages, afin qu'il construise ses savoirs à travers des situations de recherche.

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Joël Blanchard écrit à ce propos : « A travers les écoles expérimentales, les mouvements d'éducation, il y a des acquis scientifiques. Il ne peut pas y avoir de recherche scientifique sans pratique de transformation, les mouvements d'éducation ont un devoir qui est de transformer le monde pour comprendre comment il fonctionne, ils jouent donc une sorte de service scientifique. D'où l'importance de la recherche action. », dans « Les écoles expérimentales ont vingt ans ou plus… », Les Actes de Lecture, 65, mars 1999 : http://www.lecture.org/productions/revue/AL/AL65/AL65P55.html

9 Cette description de l’école Vitruve est tirée d’un livre écrit par des instituteurs et des élèves de Vitruve à la suite du projet pédagogique du « cirque étoilé » qui fait l’objet du dernier chapitre de la thèse : En sortant de l'école…Un projet réalisé par des enfants de la rue Vitruve, livre collectif, Ed. Casterman, 1976, p. 115.

réputation du fait de résultats scolaires désastreux : « c’est l’école-cauchemard du début de carrière que les enseignants fuient dès qu’ils le peuvent »10 explique ainsi Aline, institutrice à Vitruve de 1969 à sa retraite. Au début des années 1960, l’histoire de cette école primaire de quartier rencontre celle du GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), elle-même liée à l’histoire du PCF, via ses principaux dirigeants et une grande partie des pédagogues qui y militaient. C’est le cas de Paul Langevin et Henri Wallon, deux universitaires communistes, présidents successifs du GFEN, chargés à la Libération d’une commission pour réformer l’enseignement. Le plan qui porte leurs noms11 prône dès 1947 les méthodes actives mises en avant au sein du GFEN. A la mort de Wallon, le GFEN se réoriente : politiquement, en prenant ses distances avec le PCF et pédagogiquement, en s’ouvrant aux expérimentations de terrain12. C’est ainsi que l’inspecteur Robert Gloton, futur président du GFEN sans être membre du PCF, lance en 1962 le projet de « Groupe Expérimental de Pédagogie Active Fonctionnelle du 20ème arrondissement » - regroupant trois écoles dont Vitruve - avec pour objectif la remise en question du rapport entre inégalité sociale et échec scolaire. Militant de l’éducation nouvelle13, Gloton impute en effet l’échec scolaire à la pédagogie traditionnelle. Bien que participant toutes trois du « groupe expérimental du 20ème », chacune des écoles se distingue alors par ses orientations pédagogiques et politiques ainsi que par la composition sociale des élèves scolarisés. L’école de Levau, située dans un quartier très populaire, est la plus proche politiquement du PCF ; celle de Bretonneau, située dans les « beaux quartiers » du 20ème arrondissement, également proche du PCF, regroupe des instituteurs militants au GFEN ; l’équipe de Vitruve, enfin, est plus libertaire, avec des instituteurs dont l’engagement pédagogique s’accompagne d’un militantisme politique important. La première équipe réunie par R. Gloton au sein de l’école Vitruve est constituée de jeunes instituteurs, syndiqués pour beaucoup à l’« Ecole émancipée »14, tendance du Syndicat National des Instituteurs (SNI).

10 Extrait du premier entretien réalisé à l’école Vitruve avec Aline, le 07/01/05. 11

Le Plan Langevin-Wallon date de 1947. La plupart des propositions préconisées ne seront pas appliquées. 12 Lethierry H., Education nouvelle : quelle histoire ! Un mouvement en mouvement : le GFEN après Wallon, Ed. Subervie, Rodez, 1986.

13 L'éducation nouvelle est un courant pédagogique qui défend le principe d'une participation active des individus à leur propre formation. Les différents pédagogues de ce mouvement (J. Dewey, C. Freinet, O. Decroly, etc.) prônent un apprentissage à partir du réel et du libre choix des activités.

14 L’école émancipée est à l’origine une revue syndicale, créée en 1910 au sein de la Fédération des syndicats d’instituteurs (FSI) et se revendiquant alors antijacobine, expérimentale, féministe et internationaliste. Pacifiste, l’école émancipée est interdite en 1914 et à nouveau en 1939, après avoir noué des liens, sur le plan politique avec des courants trotskistes et sur le plan pédagogique avec Célestin Freinet. En 1946, le congrès de la Fédération générale de l’enseignement (FGE), regroupant le SNI et le SNES, valide le regroupement de syndicats catégoriels et change de nom pour devenir la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), au sein de laquelle l’école émancipée devient une tendance. Minoritaire, elle rassemble dans les années 1960 des

L’expérience de Vitruve se situe donc à un moment où le GFEN se rapproche de courants pédagogiques inspirés des méthodes de Célestin Freinet15 ainsi que des courants de la pédagogie institutionnelle. Le non redoublement, le refus d’orienter en classe de perfectionnement et la mixité sont des postulats mis en œuvre dès le début de l’expérience. Suivent la suppression des notes, des sanctions, des classements puis des manuels et des enseignements « classiques » au profit de méthodes actives. Les références pédagogiques dans la période antérieure à 1968 relèvent principalement de la psychologie avec la théorie freudienne, la psychologie des groupes restreints16 et les concepts empruntés à Carl Rogers17. En Mai 68, Vitruve ouvre ses portes, l’équipe pédagogique et de nombreux parents d’élèves occupent l’appartement de fonction et l’annexent définitivement : bibliothèque, reprographie, salle radio, salles polyvalentes, viennent ainsi élargir l’espace pédagogique vitruvien.

L’expérience vitruvienne, jusque là marginale et marginalisée, se retrouve légitimée par les événements de Mai 6818, promue au rang des expériences d’avant-garde dans le champ de l’enseignement. Aline se rappelle ainsi de la présentation des trois écoles que lui avait faite l’inspecteur Gloton en 1969 :

« Vitruve, ça faisait peur, c’était les gens très engagés, prêts à partir, enfin c’était l’aventure quoi, mais au point qu’on se disait : ouh là là… Et pourtant à cette époque là, y’avait pas grand chose qui nous faisait peur ! Mais c’était très spécial la façon dont il [R. Gloton] parlait de

syndicalistes révolutionnaires en rupture avec le PCF, d’obédience anarchiste, trotskiste et libertaire. Sur l’école émancipée, cf. Poupeau F., Vanhee O., « L’École émancipée », revue Agone, 29-30, 2003, En ligne, URL : http://revueagone.revues.org/index334.html ; Vanhee O., « L’École émancipée », mémoire de maîtrise pour l’IEP de Paris, 2001 ; Mouriaux R., Le Syndicalisme enseignant en France, PUF, 1996.

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Les rapports entre Célestin Freinet, le PCF et le GFEN furent très conflictuels : militant dans un premier temps au sein des deux organisations, C. Freinet va s’opposer à H. Wallon et à la direction du GFEN dès le milieu des années 1940. Il rompt avec le GFEN et crée en 1946-47 l’ICEM (Institut Coopératif de l’Ecole Moderne) et suspend peu de temps après son adhésion au PCF. Il est alors l’objet d’une violente campagne de dénigrement (de la part de membres du GFEN et du PCF) jusqu’au milieu des années 1950. Tout cela n’ayant pas fait l’objet d’enquête (de notre part), nous ne détaillerons pas davantage ces liens tumultueux entre C. Freinet et le PCF. 16 Dans un autre livre collectif rédigé par cinq instituteurs de Vitruve, on peut lire ainsi : « peu avant 68 l’accent est déjà mis sur le relationnel, le psycho-affectif. (…) Cette orientation se concrétise par la participation assez régulière des membres de l’équipe à des stages de dynamique de groupe et dans certaines classes à des expériences de non directivité », Agostini P., Bonnard M., Chneiweiss B., Dayot L., Gallice L., Vitruve-blouse, Ed. Syros, Paris, 1986, p. 21.

17 Carl Rogers (1902-1987) est un psychologue américain qui a fortement inspiré les pédagogues libertaires : sa théorie de l’« approche centrée sur la personne » est notamment à l’origine des pédagogies non-directives. Cf. Rogers C., Le développement de la personne, Dunod, 2005 [en 1961].

18 Boris Gobille écrit à ce sujet : « Mai 68 emporte donc avec lui un travail multiforme, et pas toujours conscient, de légitimation de l’illégitime » : Gobille B., « Mai-Juin 68 : crise du consentement et ruptures d’allégeances », dans Mai-Juin 68, op. cit., p. 22.

l’école, ça n’aurait pas dû m’effrayer mais on avait l’impression… Je ne pourrais pas retrouver

ses termes mais…pas une secte, mais c’était étrange : une sorte d’avant-garde… »19.

Au-delà de l’effet de légitimation, les événements de Mai 68 vont également réorienter pédagogiquement et politiquement le fonctionnement de l’école.

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