• Aucun résultat trouvé

Un schème « de renforcement », transversal au corpus d’enquêtés Si nous avons pris le parti de présenter le schème des incohérences statutaires séparément des

Conclusion sur le schème des intellectuels de 1 ère génération

Encadré 2: La réception des Héritiers par les intellectuels de première génération:

2) Un schème « de renforcement », transversal au corpus d’enquêtés Si nous avons pris le parti de présenter le schème des incohérences statutaires séparément des

trois précédents, c’est qu’il caractérise une forme de politisation propre à la fraction la plus jeune de notre corpus, qui se politise avec les événements de Mai 68. Néanmoins, ce schème des incohérences statutaires fonctionne en fait de manière beaucoup plus large que présentée ci-dessus et renforce chez nombre d’enquêtés, bien que politisés par ailleurs, leurs aspirations à un ordre social différent. La plupart d’entre eux font ainsi référence au cours des entretiens à « l’archaïsme » des mœurs dans les années qui précèdent Mai 68, ou à l’inadaptation des institutions du système scolaire.

Ainsi, Louis180, dont la trajectoire a été étudiée dans la deuxième partie de ce chapitre, hérite de dispositions à la révolte par la transmission d’une mémoire familiale d’engagement, mais il insiste à plusieurs reprises sur l’importance de la question des mœurs dans les motivations l’ayant poussé à militer en 68 :

177 Maëlle enseignera pendant cinq ans à l’école Ange-Guépin après avoir suivi son mari en Allemagne et avant de se reconvertir pour devenir conteuse, puis directrice de centre social, puis guide conférencière et enfin éleveuse d’ânes.

178 La prise de conscience, écrit Pierre Bourdieu, « n’est pas le surgissement pur d’un acte originaire mais la découverte progressive de ce qu’enferme, à l’état pratique, l’habitus de classe, l’appropriation de soi-même par soi-même, la reprise en main par l’explication cohérente dans un langage adéquat de tout ce qui, inconscient et incontrôlé, est exposé au détournement de sens et à la mystification », in « Questions de politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 16, pp. 79-80

« Avant Mai 68, les filles devaient être en blouse rose les semaines paires et blouses bleues les semaines impaires ; interdiction dans le règlement intérieur de se mettre en jupe ou alors fallait porter un pantalon dessous: dans le règlement intérieur hein, on l’a relu à l’époque ! Quand je vous parlais des relations masculin/féminin, bon, ça c’est du détail, anecdotique pour illustrer mais ça a été très fort ! […]. Nous c’était plus la reconnaissance d’une certaine égalité, d’une certaine liberté, et par exemple revisiter tout ce qui était règlement intérieur d’établissement : on voulait des choses qui soient normales et non pas des règlements complètement désuets. On voulait juste accorder ce qui était institutionnel au mode de vie qui était…du jour. »

Le terme « accorder » utilisé par Louis révèle parfaitement le désajustement croissant évoqué plus haut entre les structures incorporées et les structures objectives ou pour reprendre les termes de B. Pudal : « Il est plus que légitime d’interroger les logiques qui ont pu participer à « la mise en suspens de l’adhésion première à l’ordre établi », conduisant ainsi ceux qui en firent l’expérience (…) à en rechercher souvent les raisons dans la politique. C’est parce que les crises symboliques furent préalablement vécues que s’imposait aux acteurs la nécessité d’en rechercher les

raisons, ce qui n’est pas sans effets sur la manière dont ils diront leur mot en faisant événement »181.

Aline182, intellectuelle de première génération, a également éprouvé ces crises symboliques évoquées par B. Pudal, liées dans son cas à des règlements intérieurs de lycée de plus en plus désajustés au public et à l’évolution de la condition féminine :

« C’était épouvantable ce lycée de filles ! C’était l’époque Brigitte Bardot avec des jupons : on était contrôlé à l’entrée et il fallait pas qu’on ait plus qu’un jupon, on pouvait nous confisquer un jupon ! Si une élève arrivait maquillée, on l’envoyait se débarbouiller à l’eau, au lavabo, on n’avait pas le droit aux talons de plus de quatre centimètres, y’avait la blouse obligatoire avec le nom brodé en rouge, que des trucs comme ça ! Le règlement commençait par « une élève de Sophie Germain est une jeune fille bien élevée qui ne doit se faire remarquer ni par son comportement, ni par sa conduite… » ! Et par exemple, je me souviens d’une élève de notre classe qui était un peu une grande gueule : on lui avait confisqué un livre qui ne rentrait pas dans les bons critères…Et la proviseur était passée dans la classe pour expliquer que le livre était passé en conseil de discipline ! Et que ce livre était tellement ordurier qu’une surveillante célibataire qui faisait partie du conseil de discipline n’avait pas été autorisée à le lire ! C’était en 1959-60…Et ce n’était pas un livre porno ! Et elle nous a dit que cette fille qui était déléguée de classe ne pouvait plus l’être […]. Et comme j’ai pris la parole pour dire que je refusais d’élire

179 Pour Pierre Bourdieu, « Ce que l’on appelle la politisation désigne le processus au terme duquel le principe de vision et de division politique tend à l’emporter sur tous les autres » : Homo Academicus, op. cit, p. 242-243 180 Cf. partie B.2. intitulée « Louis : le fils élu pour hériter de la mémoire familiale d’engagement »

quelqu’un d’autre, ma note de conduite a été baissée, et si on avait moins de la moyenne en conduite, on pouvait être renvoyé, enfin y’avait tout un système, au point près, pour que vraiment on rentre dans le rang. […]. Et je sais que c’est des trucs comme ça qui avaient commencé à me…alors que j’étais quand même assez timide. »

On voit ici la genèse d’un sentiment de révolte, sentiment qui n’est pas encore politisé, mais qui peut être qualifié de « prépolitique », dans la mesure où il prédispose ces lycéen-ne-s et étudiant-e-s à rechercher des explications à leurs sentiments de révolte, les rendant ainsi sensibles à un discours politique sur la crise générale des autorités. De nombreux enquêtés font ainsi le lien entre leurs expériences de contestation du règlement intérieur de leur lycée et l’épisode de Nanterre ou des cités universitaires dans les mois qui précèdent les événements de 1968, à l’image de Noëlla :

« Y’avait des classes post-bac dans mon lycée, donc c’était des filles qui avaient 19-20 ans, et y’avait une fille que son petit ami était venu attendre, ils s’étaient embrassés et la directrice l’avait sanctionnée en disant : « mademoiselle, vous avez embrassé conjugalement ! » ; fallait voir l’ambiance ! C’était ce que l’on appelait « l’idéologie tante Yvonne », pour Yvonne De gaulle, qui avait fait renvoyer une speakerine parce qu’elle avait montré ses genoux : y’avait une espèce de pudibonderie épouvantable ! Cette ambiance a dû jouer parce que y’a eu cette histoire de Nanterre et des cités universitaires, mais je crois qu’il y a eu toute une génération qui avait l’impression d’une énorme hypocrisie, et avec Mai 68, on a pu dénoncer tout ça en bloc ! »

Le schème des incohérences statutaires caractérise ainsi les enquêtés qui vivent des situations de décalage entre leur condition (étudiante, féminine) et la manière dont ils continuent d’être (dé)considérés à la veille de Mai 68. Ce phénomène d’hystérésis183 est à l’origine de multiples expériences personnelles de l’iniquité des rapports sociaux de sexe et de génération, source de sentiments diffus de révolte vécus dans un premier temps sur un mode personnel et psychologique. Ce sont l’indétermination provisoire des possibles184 et la désobjectivation des rapports sociaux185 en temps de crise politique (ici Mai 68) qui permettent alors la requalification de ces expériences individuelles de désajustement et leur politisation. En effet, ces moments de crise se caractérisent par une « rupture d’intelligibilité186 »et la remise en

182 Dont la trajectoire est détaillée dans la partie D.3 de ce chapitre.

183 Qui se traduit pour Michel Dobry par « des phénomènes de décalage, de retard, des représentations, des anticipations et des attentes par rapport à l’état effectif des structures « objectives » » : Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 244.

184 Bourdieu P., Homo Academicus, op. cit., p. 236-237 185 Dobry M., op. cit., p. 154.

186

cause de tous les fondements de « ce qui va de soi ». L’ensemble des « habitudes » est questionné, devenant « vide de sens », ce vide appelant à une reproblématisation de soi et du monde187. Les rapports sociaux de genre et de génération n’échappent pas à cette remise en cause profonde des habitudes par la sous-population la plus jeune (étudiante en 1968) et majoritairement féminine du corpus que l’analyse factorielle avait distinguée (cerclée de vert au Sud-Ouest du plan factoriel).

Conclusion

Au terme de cette exploration des origines sociales, politiques, religieuses, scolaires ou encore générationnelles deles enquêtés, par une approche articulant les résultats quantitatifs issus du traitement des questionnaires et les matériaux ethnographiques d’enquête, nous espérons avoir apporté un regard neuf et empiriquement étayé sur la question des matrices de l’engagement en Mai 68. L’approche factorielle permet en effet de déconstruire la catégorie de « soixante-huitard » en mettant en évidence, de manière statistique et visuelle, l’existence de sous-populations fort différentes sociologiquement qui convergent en « Mai 68 » pour des raisons passablement divergentes. Seule l’analyse détaillée de trajectoires représentatives de ces diverses sous-populations nous a permis, dans un second temps, de comprendre et expliciter les principaux processus de sociogenèse de dispositions à l’engagement en Mai 68. L’enquête contribue ainsi, après (et avec) d’autres, à remettre en question toute explication réductrice des déterminants de l’engagement en Mai 68, en réhabilitant une réalité sociologique plus complexe que les diverses interprétations des événements ont pu laisser entrevoir, du moins jusqu’à récemment.

On peut néanmoins chercher à rendre compte des principaux schèmes établis au cours du chapitre par une matrice d’ordre supérieur, un master frame188, qui les sous-tendrait. Nous

souscrivons en cela à l’idée d’une érosion progressive du consentement d’un certain nombre d’acteurs aux diverses relations d’autorité vécues quotidiennement dans le cadre de « crises sectorielles du consentement »189 qui touchent, au cours des années 1950 et 1960, les principales institutions participant à la reproduction sociale (Famille, École, Église…). Les

187 Cf. Gobille B., Crise politique et incertitude…, op. cit.

188 Benford R. D., Snow D. A., « Framing processes and social movement: an overview and assessment”, Annual Review of Sociology, 26, 2000, p. 618.

189 Elles font l’objet de la première partie du livre de Damamme D., Gobille B., Matonti F., Pudal B. (dir.), Mai-Juin 68, Ed. de l’Atelier, Paris, 2008, intitulée « Crises des rapports d’autorité, trajectoires critiques et formes symboliques (1945-1968) », où sont détaillées les phénomènes de rupture d’allégeance dans différents secteurs : de l’Université à l’Église, en passant par les usines.

évolutions structurelles de la société française des années 1960 (concernant l’accès des classes populaires et moyennes à l’enseignement supérieur, l’évolution de la condition juvénile, l’accès à l’indépendance sexuelle et économique des femmes, l’évolution économique à l’apogée des « Trente glorieuses », la crise du recrutement et l’aggiornamento au sein de l’Église, etc.) ont en effet entraîné une modification du recrutement d’un certain nombre d’institutions qui ont dû s’ouvrir à des publics auxquels elles n’étaient pas ajustées ni préparées. Nous l’avons largement développé pour l’institution scolaire. Mais l’ébranlement que connaît l’Église190 dans les années 1950-60 n’est pas non plus sans lien avec l’élévation du niveau d’instruction des fidèles et l’évolution du recrutement social des organisations religieuses de jeunesse. L’armée n’est pas en reste et connaît également un discrédit historique lié, entre autres, au rôle de celle-ci dans la seconde Guerre Mondiale, au pétainisme, et aux guerres coloniales191. La désaffection d’une partie (croissante) de la jeunesse à l’égard du service militaire doit être là aussi rattachée à la prolongation de la scolarité, ainsi qu’à la forte résistance à la mobilisation des conscrits lors de la Guerre d’Algérie.

La Guerre d’Algérie ainsi que les différentes guerres coloniales – en particulier la guerre du Vietnam – au cours des années 1960 entraînent de la même manière une désaffection d’une partie de la jeunesse à l’égard des modèles politiques qui leur étaient proposés dans le contexte de « l’équilibre de la terreur » dans lequel ils ont grandi (« capitalisme » ou « communisme »)192. Nous pourrions continuer à décliner ces crises sectorielles de légitimité des différents modèles institutionnels (crise des institutions psychiatriques, des institutions d’encadrement de la jeunesse, etc), mais ce que nous voulons pointer ici, c’est la récurrence d’un profil d’acteurs aux trajectoires improbables qui, en franchissant des digues symboliques, se retrouvent, comme outsiders, à des places susceptibles de leur donner un regard critique sur l’institution.

190 Sur cette question de la crise des rapports d’autorité au sein de l’église, cf. Serry H., « Église catholique, autorité ecclésiale et politique dans les années 1960 », in Mai-Juin 68, op. cit., pp. 47-62 ; Pelletier D., La crise catholique, Religion, société, politique en France, 1965-1978, Paris, Ed. Payot et Rivages, 2002

191

Louis Gruel écrit à ce propos : « On peut supposer que dans la formation des repères de la génération 68, il n’est pas indifférent que les figures de l’héroïsme militaire aient été associées à des dissidents – combattants de la résistance populaire (dont la symbolique a été présente chez les activistes marxistes-léninistes) et officiers ayant dit « Non » au pétainisme puis à l’usage de la torture en Algérie. », dans La rébellion de 68, op. cit., p. 119 192 Romain Bertrand écrit ainsi : « C’est donc aussi parce qu’elle a eu partie liée avec l’Algérie française que la classe politique, de droite comme de gauche, apparaît, aux yeux d’étudiants et de jeunes militants qui n’avaient pas 15 ans en 1962 mais qui ont souvent vu leurs frères aînés partir comme appelés du contingent, irrémédiablement marquée au sceau du passé » : « Mai 68 et l’anticolonialisme », in Mai-Juin 68, op. cit., p. 92.

Outline

Documents relatifs