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Noëlla et Maëlle : l’émancipation de jeunes femmes qui remettent en cause l’autorité parentale, maritale, scolaire…

Conclusion sur le schème des intellectuels de 1 ère génération

Encadré 2: La réception des Héritiers par les intellectuels de première génération:

1) Noëlla et Maëlle : l’émancipation de jeunes femmes qui remettent en cause l’autorité parentale, maritale, scolaire…

Avant de nous attacher à la description de deux trajectoires retenues pour leur caractère idéal-typique, rappelons que plus de la moitié des enquêtés déclarent dans le questionnaire avoir « souffert de l’état des mœurs avant 68 »173, ce chiffre recouvrant une disparité selon le genre puisque les femmes sont plus nombreuses que les hommes à répondre positivement. Voici quelques précisions apportées par ces jeunes adultes à leur réponse positive :

« Virginité obligée avant mariage » ; « Grandes difficultés aux relations sexuelles hors mariage » ; « Aucune contraception facilement accessible » ; « Avortement dans l'illégalité » ; « J’étais pourchassée par les concierges et menacée d'expulsion quand un homme me rendait visite » ; « Peur d'être enceinte ».

Ces réponses insistent sur les contraintes (différentes selon le sexe) liées aux formes de conjugalités et à un état des rapports sociaux de genre avant 1968 auquel ces jeunes adultes ont de plus en plus de mal à adhérer, du fait des évolutions structurelles de leur condition (et en particulier de l’accès à l’indépendance sexuelle des femmes). Il s’agit dorénavant de comprendre comment ces dispositions à la contestation se sont formées, au niveau individuel, dans la sphère familiale et scolaire, et comment elles se sont ensuite politisées en contexte de crise politique.

a) Des parents autoritaires, une overdose de religion :

Noëlla, née en 1946 à Bordeaux, est fille de petits artisans : son père, électricien, est d’origine vendéenne, royaliste et catholique pratiquant, et sa mère, au foyer, élève ses quatre filles dans

173 L’expression est mise entre guillemet car il s’agit de la formulation du questionnaire : « Avez-vous souffert de l’état des mœurs avant 68 ? Si oui, donnez un exemple précis », Cf. Annexes, question 35 du questionnaire.

la tradition catholique : « mère plus que pratiquante, bigote…elle a réussi à décourager, dégoûter ses

4 enfants, on a eu tous une overdose de religion »174.

Maëlle est née en 1948, dans une famille de petits employés issus de milieux ouvriers. Son père devient militaire de carrière, après avoir travaillé avec son propre père à ramasser le goémon à La Baule. Il est remercié après la seconde Guerre mondiale et devient fonctionnaire du port de Nantes, tandis que sa mère, fille d’ouvriers des chantiers naval de Lorient, est employée de bureau. Ses deux parents, très autoritaires, sont de gauche, athée pour son père, catholique pour sa mère. Huitième et dernière de la fratrie, elle est la seule enfant du second mariage de son père (celui-ci s’étant retrouvé veuf à la naissance du 7ème enfant).

Noëlla

Comme Maëlle, Noëlla insiste sur le manque de liberté dont elle a souffert enfant :

« Je ne manquais pas d’affection, mais je manquais de liberté, absolument, d’une façon incroyable ! » Ses parents la scolarisent en internat religieux à

partir de la 6ème où bien vite elle ne supporte plus

les lettres de morale que sa mère lui envoie :

« Ma mère avait la sale habitude de nous envoyer des longues lettres de morale, mais tu vois : 4-6 pages, c’était affreux ! Elle a fait ça avec tous ses enfants, elle nous a vraiment cassé les pieds d’une façon pas possible ! Au bout d’un moment, on regardait l’enveloppe, on disait c’est encore ça, et hop à la poubelle ! ».

Maëlle

Maëlle reçoit une éducation religieuse et suit des cours de religion au lycée public de jeunes filles de Nantes où elle est scolarisée dès le C.P. Elève « rebelle », elle s’oppose très jeune à ses parents et à la religion, et redouble plusieurs classes :

« J’ai fait plusieurs fugues, etc…Une

adolescence pas facile… la religion, j’ai décroché à l’adolescence, bon, sans doute par opposition et par provocation, moi les messes ça ne m’intéressaient plus et la croyance non plus, j’ai décroché à ce moment là…par rapport à des parents très autoritaires à l’époque, tous les

deux… »175

b) Ruptures d’allégeance à l’autorité parentale

Noëlla et Maëlle supportent très mal l’autorité parentale et tentent par des moyens différents de s’en affranchir, sans réussir pour autant à ne pas culpabiliser :

174 Les propos de Noëlla cités dans cette partie sont extraits de l’entretien réalisé à son domicile le 26/01/04. 175

Noëlla

Noëlla se marie très jeune, avant d’entrer à la faculté, espérant ainsi échapper à l’autorité parentale :

« Je m’étais mariée avec le premier homme que

j’ai embrassé, ça paraît incroyable maintenant, je n’ai même pas couché avec, j’ai couché après tellement dans ma famille c’était tabou ! C’était

aussi un moyen de prendre le large… »

Libérée de l’autorité parentale, elle s’inscrit à l’université et éprouve bien vite de nouvelles tensions, entre sa vie scolaire et sa vie matrimoniale cette fois-ci :

« Je sentais qu’il y avait un truc qui n’allait pas

avec Frank, qui clochait…donc quand y’a eu le départ à Paris, la fac pour moi, ça a fait grandir l’écart entre ma vie de couple et ma vie d’étudiante… Lui il était mal à l’aise avec les gauchistes, moi j’étais très à l’aise, ça allait très bien, j’avais le vent en poupe ! Et lui, il était considéré comme un sale bourgeois […]. Enfin ça n’allait pas, il n’était pas du tout dans le coup, et moi j’avais de plus en plus de mal entre mon accord avec lui et mon accord avec mon

nouveau milieu ».

C’est également du côté de l’université que l’archaïsme est dénoncé :

« J’étais à la Sorbonne, mais je suivais des cours

à Censier parce que la Sorbonne c’était complètement archaïque, c’était incroyable : je finissais mes études commencées à Bordeaux, et à la Sorbonne, les études de lettres, c’était poussiéreux, c’était incroyable ! Toute la nouvelle critique n’existait pas, tout l’apport de la linguistique n’existait pas, enfin ça s’était

arrêté à St Beuve ! L’Horreur quoi ! »

Maëlle

De son côté, Maëlle fugue en Angleterre l’année de sa terminale (en 1968) :

« Mon frère était venu me récupérer en

Angleterre et j’avais promis de passer mon bac, donc j’étais là en suspens, pour faire plaisir à mes parents, pas les tourmenter davantage, car je me sentais très très coupable de les avoir embêtés quand même. Faut dire que j’étais vraiment très très révoltée à l’époque, mais contre les parents, pas contre la société. J’avais des parents relativement âgés, j’étais la dernière… Vous voyez, j’ai un père qui a 102 ans, mes frères et sœurs ont 70 ans. J’avais l’impression que mes parents ne comprenaient rien, ni à mon

adolescence, ni à ce qui se passait dans la vie ! ».

On voit ici que le fait d’avoir des parents bien plus âgés que ceux de ses camarades contribue au sentiment de ne pas être comprise. Ses demi-frères et demi-sœurs sont par ailleurs trop âgés pour être confidents si bien qu’ils font plutôt figure d’autorités parentales et confortent Maëlle dans son sentiment de ne rien partager avec eux. La révolte de Maëlle n’a alors qu’un caractère individuel, vécu sur le mode de la culpabilité, et ce sont les événements de Mai 68 qui vont apporter une charge politique à ces sentiments diffus de révolte :

« 68 c’était comme une ouverture : ça me donnait

raison d’être en révolte, parce qu’on était en révolte contre ses parents, mais on était en révolte aussi contre toutes les images parentales, aussi bien de Gaulle qui représentait le père de la Nation, ou les patrons : c’était toute l’autorité :

oh c’était merveilleux ! »

Le décalage grandissant entre le statut d’étudiante de Noëlla et la façon dont elle continue à être (dé)considérée par ses parents, son mari et ses beaux-parents renforce son sentiment de mal-être dans son couple, tandis que Maëlle, réfractaire à l’ordre scolaire, se sent également incomprise de ses parents et du reste de sa fratrie, trop âgée pour partager ses aspirations. On retrouve dans les deux cas l’impossibilité pour ces jeunes femmes d’adhérer au rapport éducatif dans leur sphère familiale, du fait de son inadaptation à leur situation quotidienne. Néanmoins, cette rupture d’adhésion à l’autorité familiale est vécue dans un premier temps sur le mode de la culpabilité (Noëlla mettra plusieurs années à rendre explicite son désir de divorcer et Maëlle n’assume pas de blesser ses parents par des fugues répétées).

c) Des crises personnelles qui entrent en résonance dans la crise collective

Les crises identitaires de ces enquêtées qui vivent, éprouvent personnellement et physiquement les contradictions et dissonances entre leur statut et la manière d’être considérées (par leurs parents, leur mari, leurs professeurs, etc) vont entrer en résonance avec la crise politique de Mai 68. Les événements de Mai 68 ont, en effet, fourni des cadres d’interprétations collectifs et politiques à ce qui était vécu et pensé jusque là comme des crises personnelles :

Noëlla

Noëlla se sépare de son mari peu de temps après Mai 68, et quand je lui demande si ces événements ont été à l’origine de sa séparation, on comprend qu’ils ont en tout cas joué un rôle dans la requalification de sa relation :

« Disons que ces évènements là ont révélé,

mais c’était quelque chose que je sentais depuis plusieurs années, mais que je taisais, que je n’aurais même pas pu exprimer d’ailleurs […] Y’a eu énormément de couples qui ont éclaté après 68, parce qu’évidemment, y’avait une remise en question du couple de façon générale…Et quand y’en n’avait pas l’un d’entre eux qui avançait au même rythme que l’autre, parce que ça a été des révolutions partout, intérieures, ça a été un changement : faut voir ce qu’était la société française juste avant…On s’imagine pas le tremblement de terre que ça a été pour des jeunes femmes de

bonnes familles comme moi ! (elle rit) »

Maëlle

Pour Maëlle comme pour nombre de jeunes adultes à cette époque, l’incohérence statutaire la plus criante est sans nul doute la barrière de l’âge de la majorité :

« En 68, j’avais 20 ans, j’étais encore chez mes

parents, j’avais dû redoubler une ou deux fois au lycée, et de toute façon, pas question de partir avant 21 ans à cette époque là! Je suis partie de chez mes parents le jour de mes 21 ans (elle rit) ! J’étais déjà opposée à mes parents, mais disons que dans Mai 68, j’ai trouvé une opposition plus généraliste en fait. J’ai trouvé à me révolter mais de façon plus grandiose parce que ce n’était plus seulement le milieu familial : il m’était possible de me révolter contre tout (elle rit), contre une société, contre nos dirigeants politiques…C’était

un peu comme transcender ma révolte

adolescente : c’était le bon moment pour moi, j’aurais sans doute pas réagi pareil si j’avais 25 ans ou beaucoup moins, alors que là, ça tombait

pile poil ! »

Dans les mois qui suivent Mai 68, Noëlla, jeune mère176, étudiante à la Sorbonne, se rapproche d’étudiants anarchistes d’extrême gauche et fonde avec quelques pionnières la crèche sauvage de Censier, s’investissant activement les années suivantes dans les mouvements féministes naissants. Maëlle s’inscrit quant à elle en histoire à l’université de Rennes à la rentrée 1968, pour finalement arrêter en cours d’année afin de devenir

176 Noëlla est enceinte en Mai 68 et sa fille Corinne naît dans les mois qui suivent. Mais nous renvoyons au chapitre 4 pour une analyse de la suite de sa trajectoire qui fait l’objet d’un développement dans la partie C.2. consacrée aux diverses formes d’utopies communautaires investies dans les années 1970.

institutrice : « car si on veut changer la société, il faut commencer par l’éducation des jeunes enfants » et se syndiquer à l’Ecole émancipée177.

Nous reviendrons sur les différentes formes de socialisation politique induites par les événements de Mai 68 dans le deuxième chapitre, mais nous pouvons déjà souligner ici une particularité de cette dernière sous-population : l’événement joue pour elle un rôle de prise de conscience politique178. Cela doit être rapporté à un effet conjoncturel de concordance des multiples « crises identitaires » avec le moment de « crise collective » en Mai-Juin 68. Comme le dit Maëlle : « je n’aurais sans doute pas réagi pareil si j’avais 25 ans ». La crise généralisée des autorités en Mai 68 fait, en quelque sorte, entrer en résonance la multitude de crises personnelles qui trouvent leur origine dans des expériences distinctes et parfois intimes d’injustice, de révolte, d’humiliations, de violence, etc. Et c’est en cela que l’on peut parler du rôle de politisation des crises politiques179, voire de conversion pour une partie des enquêtés.

2) Un schème « de renforcement », transversal au corpus d’enquêtés

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