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problématique de la recherche et contextualisation théorique

1) Socio-histoire des effets du « temps court » de l’événement sur le « temps long » des trajectoires

Par quels processus, et sous quelles conditions socio-historiques, une (ou plusieurs) cohorte(s) se transforme(n)t-elle(s) en « génération(s) politique(s) » ? Poser la question des rencontres entre trajectoires individuelles et crise politique – ou entre habitus et événement – revient à revisiter celle de la formation des générations politiques. Mais nous voulions nous donner les moyens, par l’approche généalogique et longitudinale, et par le dispositif d’enquête (articulant données quantitatives et qualitatives), d’analyser les effets du militantisme et le militantisme comme un effet123. Pour tenir simultanément ces deux logiques qui renvoient à deux perspectives sociologiques différentes, on utilisera des appareils conceptuels trop souvent pensés comme incompatibles et on articulera des traditions sociologiques qui s’ignorent bien souvent. Si nous souscrivons aux critiques d’une approche strictement statistique des trajectoires, trop peu attentives aux contextes dans lesquels des dispositions peuvent (ou non) s’actualiser et aux interactions au travers desquelles elles s’expriment124, nous rejoignons, à l’opposé, les critiques des travaux qui omettent d’inscrire les acteurs dans l’espace social ou qui privilégient les logiques individuelles au détriment des logiques d’organisation ou encore des logiques macrosociales125. Nous ne rentrerons donc pas dans l’opposition entre les concepts de trajectoire et de carrière, renvoyant pour le premier à une sociologie – inspirée des travaux de Pierre Bourdieu – qui privilégie l’objectivation statistique, pour le second à

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Pour paraphraser une expression d’Olivier Schwartz qui invite à considérer à la fois les effets des interactions et les « interactions comme des effets » : Schwartz Olivier, « Postface. L’empirisme irréductible », In Nels Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993 [1923], p. 301.

124 Pour une critique d’une théorie mécaniste de l’habitus, cf. Passeron J-C., 1990, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, v. 31, n° 1, p.3-22 ; cf. également le numéro spécial de la Revue française de science politique, « Devenirs militants », Vol. 51, 1-2, février-avril 2001, en particulier Fillieule O., Mayer N., « Devenirs militants. Introduction », pp. 19-25 ; Fillieule O., « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel. Post scriptum », pp. 199-215 et Agrikoliansky Eric, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants locaux de la Ligue des Droits de l’Homme dans les années 80 », pp. 27-46

125 Cf. Siméant J., Sawicki F., « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51, janvier-mars 2009, p. 107 ; Frédérique

une sociologie centrée sur les interactions et les pratiques – qui s’inscrit dans la tradition interactionniste –. Ou plutôt, nous articulerons ces deux approches afin d’apporter des éléments de réponse aux questions du « pourquoi » et du « comment »126 des agents en viennent à participer aux événements de Mai-Juin 68 et en portent (ou non) les marques trente-cinq ans plus tard. L’analyse des conditions sociales de possibilité (en réponse à la question « pourquoi ») d’une dynamique spécifique de déstabilisation127 par l’événement s’accompagnera ainsi d’une réflexion sur les modalités de cette déstabilisation et sur les processus identitaires mis en jeu par celle-ci. Notre approche est en cela assez similaire à celle prônée par Muriel Darmon, à la frontière de la sociologie interactionniste et de la sociologie bourdieusienne128, désireuse de permettre la prise en compte des perceptions indigènes du « travail de soi »129 et leur objectivation. Nous conserverons néanmoins le terme de trajectoire dans la mesure où celui-ci ne nous semble pas entraver la prise en compte des variables contextuelles et l’appréhension des devenirs militants dans toute leur épaisseur pratique, relationnelle et temporelle.

Il sera plus difficile de conserver le concept de « génération », qui nous semble poser davantage de problèmes qu’il n’en résout130. Pour Karl Mannheim, le « lien moteur d’une génération » réside dans l’exposition commune de ses membres aux symptômes sociaux et intellectuels d’une dynamique de déstabilisation. Or cette définition131 suscite de nombreuses

Matonti et Franck Poupeau plaident par exemple pour une « réhabilitation des structures sociales » dans « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°155, 2004, p. 7.

126 Becker H. 2002, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, La Découverte, coll. « Guides Repères » (première édition américaine 1998), p. 105-109

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Mannheim K., Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990 [1928], p. 59-60. 128

Darmon M., « La notion de carrière : un instrument interactionniste d’objectivation », Politix, v. 21, n° 82, 2008, p. 151-152

129 Darmon M., « Approche sociologique de l’anorexie : un travail de soi », thèse de sociologie, Université Paris 5, 2002, p.145.

130 Pour une approche argumentée sur l’intérêt d’utiliser le concept de génération, on se reportera d’une part, au point de vue sceptique du politiste : Favre Pierre, « De la question sociologique des générations et de la difficulté à la résoudre dans le cas de la France », In Jean Crête et Pierre Favre (dir.), Générations et politique, Paris, Economica, 1989, pp. 309-318 ; et de l’autre au point de vue critique mais stimulant développé par notre directeur : Mauger G., « Générations et rapports de générations », in Anne Quéniart et Roch Hurtubise (dir.), L’intergénérationnel. Regards pluridisciplinaires, Rennes, Presses de l’EHESP, 2009, p. 17-36

131 Cette définition est assez proche de celle que donne par exemple François Mentré des « générations sociales » dont « l’unité résulte d’une mentalité particulière (…). Tous les hommes d’une génération se sentent liés par la communauté de leur point de départ, de leurs croyances, et de leurs désirs : n’ont-ils pas été témoins des mêmes événements (…) », dans Mentré F., Les générations sociales, Paris, Ed. Bossard, 1920, p. 47-48; ou encore de celle de Claudine Attias-Donfut pour qui une génération historique « désigne un ensemble de personnes nées à une même période partageant des expériences, des référents et des influences sociales, puisés dans ce temps commun et qui forment leur empreinte historique et leur identité générationnelle » : « Rapports de générations, transferts intrafamiliaux et dynamique macrosociale », Revue française de sociologie, vol. 41, n°4, p. 644-645. Aucune définition académique du concept de « génération » n’opère d’ailleurs de réelle rupture avec le sens commun attaché à cette notion, ce qui génère, selon P. Favre, diverses difficultés.

questions : les différents participants sont-ils exposés de la même manière à la crise politique de Mai 68 ? L’infléchissement éventuel de leurs trajectoires ne dépend-il pas de leurs trajectoires antérieures à l’événement ? A quel point les différents participants aux événements de Mai-Juin 68 vont-ils être déstabilisés, et comment rendre compte de l’infléchissement éventuel de leurs trajectoires ? Portent-ils encore, trente-cinq ans plus tard, les marques d’engagements passés ? etc.

Pour apporter des éléments de réponse à ces questions et situer plus précisément notre réflexion sur les rencontres entre habitus et événement, nous procéderons en trois temps, dans une logique chronologique. En amont des événements de Mai-Juin 68 se pose la question de la sociogenèse de dispositions contestataires et des modalités et configurations socio-historiques dans lesquelles elles s’actualisent (a). Nous situerons ensuite notre réflexion par rapport à la littérature sur l’« événement » et plus largement par rapport à l’hypothèse fondatrice de la sociologie des générations qui attribue à un « événement fondateur » un rôle de socialisation durable, susceptible d’infléchir plus ou moins radicalement le cours des trajectoires ce ceux qui l’ont vécu (b). Une dernière partie sera consacrée à une revue critique des travaux portant sur les incidences biographiques du militantisme (c). Ce sera l’occasion d’inscrire notre enquête dans la lignée des travaux de Doug McAdam mais de proposer une analyse insistant davantage sur les effets différentiels de la participation à une crise politique d’ampleur en fonction de l’âge, du sexe, des ressources militantes accumulées, des formes de participation et du degré d’exposition à l’événement.

a) Les modes de génération des « unités de génération de 68 »

On ne saurait prétendre rendre compte des incidences biographiques du militantisme sans remonter dans un premier temps à ce dont ce militantisme est le produit (il faudrait d’ailleurs dire ces militantismes). Autrement dit, toute étude empirique sérieuse qui cherche à délimiter les contours d’une (hypothétique132) « génération de 68 » ne peut faire l’impasse sur l’analyse des « effets de cycle de vie », des « effets de cohorte » et des « effets de période »133 dont

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Pierre Favre écrivait par exemple en 1989, alors que la catégorie de « génération de 68 » se solidifiait : « Le parisien de 1968 appartient-il à la même génération que le fils de paysan du Cantal du même âge ? », dans « De la question sociologique des génération… », art. cit., p. 290.

133 L’« effet de cycle de vie » désigne les effets associés à l’âge et à la position dans le cycle de vie. L’« effet de cohorte » renvoie au contexte socio-historique et culturel dans lequel l’ensemble des acteurs appartenant à une même classe d’âge grandissent, ou autrement dit à un « air du temps » propre au contexte historique. Enfin, « l’effet de période » désigne les incidences d’une conjoncture particulière ou d’un événement historique sur ceux qui s’y trouvent impliqués. Cf. par exemple Kessler D., Masson A. (dir.), Cycles de vie et générations, Paris, Ed. Economica, 1985, pp. 285-321.

l’articulation concourt, en amont de 1968, au(x) mode(s) de génération des générations134. Une des principales limites des travaux en sociologie des générations tient à la difficile désintrication de ces différents effets135 : dans les analyses transversales, les effets de cycle de vie se confondent avec les effets de cohorte ; dans les analyses longitudinales, les effets de cycle de vie sont liés aux effets de période ; et dans les analyses séquentielles, il est impossible de dissocier les effets de cohorte des effets de période136. Or l’approche généalogique et longitudinale propre à la construction du corpus enquêté (cf. infra, partie D) permet de dépasser cette limite : en accédant à une population de « soixante-huitards » hétérogène (en termes d’âge, d’origine sociale, de formes de politisation, etc.), nous remonterons en effet à la pluralité des matrices de l’engagement en Mai 68. Autrement dit, nous mettrons en évidence l’existence de plusieurs « ensembles générationnels »137 qui connaissent, en amont de 1968, des cadres de socialisation primaire (familiaux, scolaires et politiques) – et donc des modes de génération – distincts138.

Pour rendre compte des processus de sociogenèse de dispositions contestataires en amont de 1968, l’analyse se doit d’être attentive aux déterminants sociaux de l’engagement, mais

134 Cf. Sayad A., « Le mode de génération des générations « immigrées » », L’Homme et la Société, n° 111-112, janvier-juin 1994, pp. 155-174. Pour Pierre Bourdieu, toute transformation du mode de génération des générations successives est au principe de crises de la reproduction et de l’apparition de générations distinctes : cf. Bourdieu P., La noblesse d’état. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989, Paris, p. 373-427

135 Pour une tentative pédagogique de distinction des effets d’âge et des effets de générations, cf. Favre P., « De la question sociologique des générations et de la difficulté à la résoudre dans le cas de la France », in Crête J., Favre P. (dir.), Générations et politique, Paris, Economica, 1989, p. 296 sq. ; cf. également Percheron A., « La socialisation politique. Défense et illustration », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, tome 3, L’action politique, Paris: PUF, 1985, pp. 165-236.

136 Braungart R., Braungart M., « Les générations politiques », in Crête J., Favre P. (dir.), Générations et politique, Economica, Presses de l’Université de Laval, Paris, 1989, p. 33-34.

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Mannheim K., op. cit., p. 58-59: “L’ensemble générationnel est plus que la simple situation de génération (…) Il faut encore faire intervenir un lien concret quelconque pour pouvoir parler d’ensemble générationnel. On pourrait caractériser sommairement cette liaison comme une participation au destin commun de cette unité historico-sociale » (souligné par l’auteur).

138 Pierre Favre décrit les différents facteurs susceptibles d’entraîner des différences générationnelles, dont le contexte historique « d’entrée sur scène », le nombre (générations plus ou moins nombreuses), le « système des positions sociales », les « pratiques » (qui renvoient à tout ce qui peut opposer dans le mode de vie une génération à une autre), ou encore le « langage ». Pour se demander ensuite si « l’ensemble des différences concevables entre deux générations « font système et se conjuguent pour différencier une génération et l’autre » (art. cit., p. 293-294). Contrairement à l’auteur, nous nous situerons davantage du côté d’une réponse positive à cette dernière question, en considérant, avec Gérard Mauger – et Pierre Bourdieu – que ce sont des modifications substantielles des cadres de socialisation primaire (familiale, scolaire, professionnel, historique, etc.) qui sont à l’origine de la formation de générations distinctes. Cf. Mauger G., « Générations et rapports de générations », in Quéniart A., Hurtubise R. (dir.), L’intergénérationnel. Regards pluridisciplinaires, Rennes, Presses de l’EHESP, 2009, p. 17-36. Pierre Bourdieu écrit à ce sujet : « Les conflits de génération opposent non point des classes d’âge séparées par des propriétés de nature, mais des habitus produits selon des modes de génération différents, c’est-à-dire par des conditions d’existence qui, en imposant des définitions différentes de l’impossible, du possible et du probable, donnent à éprouver aux uns comme naturelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent comme impensables ou scandaleuses, et inversement », dans Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 104.

également aux réseaux de sociabilité139 dans lesquels les acteurs sont pris à la veille des événements, ainsi qu’aux autrui significatifs qui ont joué un rôle dans la formation de leur conscience politique, voire dans la conversion au militantisme (amis, parents plus ou moins proche, prêtres140, militants associatifs, etc.). Pour ne pas réduire la crise politique à ses conditions de possibilité et dans la mesure où « évoquer en amont des socialisations susceptibles de structurer des rapports au politique ne dit rien de leur activation »141, nous rendrons compte – pour ceux des enquêtés qui ont des activités militantes dans les années qui précèdent Mai 68 – des configurations et des contextes dans lesquels des dispositions contestataires sont activées142 en amont des événements.

Cela nous amènera à traiter la question des processus de conversion143, notamment d’engagements religieux en engagements politiques144 et à souligner l’importance de la Guerre d’Algérie – et dans une moindre mesure de celle du Vietnam – dans l’engagement militant. L’effet de période engendré par la participation à la lutte contre la guerre d’Algérie produit par exemple une véritable « unité de génération »145 qui se caractérise par des

139 Sur l’importance des liens et de la médiation de proches dans le passage à l’acte militant, cf. Snow D., Zurcher L. A., Ekland-Olson S., « Social Networks and Social Movements : A Microstructural Approach to Differential Recruitment », American Sociological Review, 45, 1980, pp. 787-801 ; Gould R.V., « Multiple Networks and Mobilization in the Paris Commune, 1871 », American Sociological Review, 56, 1991, pp. 716-729; Diani M., McAdam D. (eds.), Social Movements and Networks. Relational Approaches to Collective Action, Oxford University Press, 2003; Duriez B., Sawicki F., « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale : le cas de la CFDT », Politix, 63, 2003, pp. 17-57.

140 Sur le rôle des aumôniers et des prêtres dans le repérage et l’incitation à l’engagement, cf. Berlivet L., F. Sawicki, « La foi dans l’engagement. Les militants syndicalistes CFTC de Bretagne dans l’après-guerre », Politix, 27, 1994, pp. 111-142 ; Suaud C., La vocation : conversion et reconversion des prêtres ruraux, Minuit, Paris, 1978 ; Fretel Julien, Militants catholiques en politique. La nouvelle UDF, thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris 1, 2004

141 Siméant Johanna, « Un humanitaire « apolitique » ? Démarcations, socialisations au politique et espace de la réalisation de soi », in La Politisation, (dir.) J. Lagroye, Ed. Belin, 2003, p. 177.

142 Ce qui renvoie à la question des « contextes pratiques de l’action sur l’opérationnalité des dispositions incorporées » que pose Eric Agrikoliansky dans « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 80 », Revue Française de Science Politique, 51, 1-2, février-avril 2001, p. 30.

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C’est à la sociologie des religions que nous devons les travaux fondateurs sur la question des conversions et plus particulièrement sur l’importance d’autrui significatifs dans ces processus : cf. Snow D., Machalek R., «The Sociology of Conversion», Annual Review of Sociology, 10, 1984, pp. 167-190; Loftland J., Stark R., « Becoming a World-Saver : A Theory of Conversion to a Deviant Perspective », American Sociological Review, vol. 30, 6, 1965, p. 862-875. La bibliographie consacrée aux processus de reconversion est abordée plus loin. 144

Cf. chapitre 1. Cf. également Siméant J., « Socialisation catholique et biens de salut dans quatre ONG humanitaires françaises », Le Mouvement social, n° 227, avril-juin 2009, pp. 101-122 ; Pagis J., « La politisation d’engagements religieux. Retour sur une matrice de l’engagement en Mai 68 », Revue française de science politique, à paraître en 2009. La revue de littérature des travaux consacrés à cette question en sociologie des religions est détaillée dans le premier chapitre de la thèse.

145 Pour Karl Mannheim, l’unité de génération relève d’un « lien beaucoup plus concret que celui qui fonde le simple ensemble générationnel », généré par une participation à un même événement historique et des prises de positions similaires : cf. Le problème des générations, op. cit., p. 60.

propriétés spécifiques146 (âge, forme de politisation, formes et lieux de militantisme, etc.) que ne partagent qu’une partie des futurs « soixante-huitards ». Les « soixante-huitards » plus jeunes, qui se politisent avec la Guerre du Vietnam, ne connaissent pas les mêmes cadres de socialisation politique, ni les mêmes cadres de socialisation familiale147 et/ou scolaire148 que les précédents, si bien qu’ils forment une autre « unité de génération » marquée par un contexte et des cadres de socialisation primaires spécifiques. Enfin, celles et ceux qui se politisent avec Mai 68 – globalement plus jeunes que les précédents – ont peu de chances d’être marqués par les événements d’une manière similaire aux précédents. Ainsi, s’il peut sembler judicieux de conserver l’idée d’une « dynamique de déstabilisation »149 engendrée par la participation à un événement historique et potentiellement à l’origine de la formation d’une « génération politique », nos résultats plaident pour une complexification du modèle. L’analyse des différentes matrices de l’engagement en Mai 68 et des modes de génération des « unités de génération »150 qui prennent part aux événements de Mai-Juin 68 permettra de déconstruire la catégorie de « soixante-huitards » et de prendre en compte l’amont des trajectoires dans l’analyse des rencontres entres habitus et événement. Si l’on considère, avec Jacques Lagroye, la politisation comme un processus151, nous montrerons que l’état d’avancement dans ce processus tout comme les formes de politisation antérieures à 1968 sont centrales pour rendre compte du rôle socialisateur de l’événement152. Autrement dit, les événements de Mai-Juin 68 n’ont pas les mêmes effets sur l’ensemble des participants et les formes de politisation induites doivent être rapportées à un ensemble de variables

146 Sur la « génération » de la Guerre d’Algérie, cf. Percheron A., La socialisation politique, Paris, Ed. Armand Colin, 1993, pp. 173-189 ; sur l’entrée en politique d’une génération d’étudiants avec la Guerre d’Algérie, cf. Sabot J-Y, Le syndicalisme étudiant et la guerre d’Algérie, Paris: L’Harmattan, « Logiques politiques », 1995 ; Bantigny L., « Jeunesse et engagement pendant la guerre d’Algérie », Parlement(s). Revue d’histoire politique, n°7, 2007/2, p. 39-53 ; Liauzu C., « Ceux qui ont fait la guerre à la guerre d’Algérie », in Harbi M., Stora B. (dir.), La Guerre d’Algérie 1954-2004, la fin de l’amnésie,Paris, Robert Laffont, 2004.

147 Nous montrerons qu’à quelques années près, les héritages familiaux sont très différents, notamment dans le rapport des parents des enquêtés à la seconde Guerre mondiale.

148 Là aussi, à quelques années de différence, les destins scolaires sont incomparables : des enquêtés nés à la fin des années 1930 ne connaissent pas la « première démocratisation scolaire » de ceux nés au début des années 1940 pour ne donner qu’un exemple que l’on développera dans le premier chapitre.

149 Mannheim K., op. cit., p. 60.

150 Ou des « ensembles générationnels » quand il n’y a pas encore d’expérience commune. 151

Cf. Lagroye J., « Les processus de politisation » dans Lagroye J. (dir.), La politisation, Paris, Ed. Belin, 2003, chapitre 15, p. 359-372.

152 Timothy Tackett souligne également ce point en parlant d’« apprentissage politique ». Pour ce dernier, il faut prendre en compte quatre sources possibles de la radicalisation des députés jusqu’au début de juillet 1789 : « l’idéologie, l’antagonisme social, l’apprentissage politique et les effets d’une dynamique de groupe », dans « Le processus de radicalisation au début de la Révolution française », contribution à la Table ronde sur « La radicalisation politique », 7ème congrès de l’AFSP, 18-21 sept. 2002 ; Annick Percheron avançait déjà l’hypothèse de la différenciation des effets de Mai 68 selon le « degré de politisation », mais sans l’étayer d’éléments empiriques détaillés : Percheron A., La socialisation politique, op. cit., p. 185.

dispositionnelles d’une part (âge, sexe, origine sociale, statut en 1968, forme de socialisation politique primaire, expériences et ressources militantes accumulées, etc.) et de variables situationnelles de l’autre (formes de participation à l’événement, disponibilité biographique, degré d’exposition à l’événement).

L’attention à ce qui se passe et se joue avant les événements de Mai-Juin 68 permet donc tout à la fois de revisiter la question des déterminants sociaux de l’engagement en Mai 68 (et de

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