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Conclusion sur le schème de la politisation d’engagements religieux

1) Jean : trajectoire d’un « miraculé scolaire » entrant à l’université en pleine Guerre d’Algérie

a) Un fils de paysan en internat religieux

Jean est né en 1939 dans un petit village de Basse-Normandie où ses parents, comme nombre des villageois, sont fermiers et louent leurs terres au Seigneur du village, catholique pratiquant et maire. Si un de ses frères est désigné par leur père pour devenir prêtre, Jean est repéré par le curé pour ses qualités scolaires et incité à poursuivre ses études126. Il devient ainsi interne à 11 ans, dans un collège puis un lycée catholique et il est le premier de sa famille à poursuivre des études secondaires. Cette expérience fait de lui un « outsider » – les enfants de paysans représentent moins de 7% des élèves de 6ème au début des années 50127 – et l’expose à un changement radical de milieu social. C’est au travers du regard de ses camarades, issus majoritairement des classes supérieures, que Jean prend progressivement conscience de ses origines sociales et de sa condition, qui lui sont alors renvoyées comme autant de stigmates :

« Être fils de paysan c’est quand même particulier : on n’est pas intégré dans la société, surtout à l’époque, y’avait très peu de fils de paysans qui faisaient des études secondaires, donc on

prend conscience de la différence de classe…»128

Jean accède au collège et au lycée à une époque où la « digue symbolique qui avait été érigée afin de garantir l’ordre social »129 entre le primaire et le secondaire commence à se fissurer. En séparant les ordres d’enseignement, cette digue symbolique séparait les enfants et adolescents des classes populaires de leurs homologues des autres milieux sociaux, si bien que Jean et les intellectuels de première génération de son âge font partie des premières cohortes130 à s’asseoir sur les mêmes bancs que des enfants issus de milieux bourgeois. C’est à leurs côtés que Jean éprouve pour la première fois cette honte sociale131, fruit du décalage

126 La trajectoire de Jean peut paraître ici extrêmement proche de celle de Mathieu, détaillée dans la partie sur la politisation d’engagements religieux. Néanmoins, nous avons fait le choix de la présenter ici dans la mesure où la variable religieuse semble avoir été moins importante que celle de la mobilité sociale ascendante dans les motivations de Jean à l’engagement politique. Par ailleurs, sa trajectoire a l’intérêt de montrer comment plusieurs schèmes peuvent se conjuguer chez certains deles enquêtés.

127 Cf. Prost A., Histoire de l’enseignement…, op. cit., p. 257.

128 Les propos cités dans cette partie sont issus de l’entretien réalisé au domicile de Jean, le 24/01/06. 129

Pudal B., « Ordre symbolique… », art. cit., p. 64

130 Prost A. parle d’une accélération de la démocratisation de l’enseignement au début des années 50 et montre notamment une forte augmentation des taux de scolarisation en 6ème pour les enfants nés en 1940 et 1941 par rapport à ceux nés en 1939 (comme Jean) : Histoire de l’enseignement…, op. cit., p. 272

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entre les dispositions et les ressources propres à sa classe d’origine et celles en vigueur dans ces nouveaux milieux conçus et structurés pour (et par) d’autres :

« Au lycée, les autres, c’étaient plutôt : petite-bourgeoisie ou bourgeoisie moyenne, donc pour un fils de paysan, j’avais honte parfois… [De quoi par exemple ?] Un peu la démarche, tout ça, le côté un peu balourd, comme un paysan quoi ! L’habillement, oui, tout ça, les petits signes… Par exemple : mon père me conduisait en carriole, dans les années 1953-54, c’était quand même la marque d’une identité d’arriver en carriole…Ce sont des choses qui marquent. »

Le déplacement social et géographique de ces intellectuels de première génération les exposent à des injonctions contradictoires : si leur mobilité sociale fait d’un côté la fierté de leurs parents et de leurs proches, elle fait en même temps peser une menace de reniement132 des origines. En effet, investir l’institution scolaire et fréquenter d’autres milieux sociaux, c’est inévitablement intérioriser – en partie du moins – le jugement des autres sur soi et donc sur sa classe d’origine. D’où des positions de « double décalage », de double bind : décalage par rapport à leur classe d’origine, mais également décalage par rapport au milieu scolaire bourgeois fréquenté, à l’origine de dissonances identitaires, se traduisant bien souvent par des sentiments complexes et ambivalents de fascination/rejet vis-à-vis du milieu bourgeois.

Jean prend progressivement conscience de sa « différence de classe » au travers de ces expériences répétées d’humiliation, mais au lycée il ne traduit pas encore cette altérité sociale en termes politiques. C’est via son engagement religieux au sein de la JAC que Jean commence à mettre des mots sur ces sentiments de décalage mais il n’y reste que très peu de temps, l’offre de biens de salut ne semblant pas correspondre à ses aspirations.

Jean va d’ailleurs cesser de pratiquer et de « croire en Dieu » en quittant son milieu d’origine, sa double mobilité contribuant au détachement des milieux desquels il est issu et qui servaient de cadres à ses croyances premières :

« Ça a pris du temps, ça s’est fait par bouts, mais donc ces années-là oui [lycée puis classes prépa]. C'est à dire que c’était très difficile d’être non-croyant tant qu’on était dans le village : un non-croyant dans le village, je sais pas comment il aurait été perçu par la population, c’était quand même très totalitaire idéologiquement cette société paysanne très catholique : une seule

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Sur le reniement de la culture familiale de ces bacheliers issus des classes populaires, Cf. Duneton C., Je suis comme une truie qui doute, Seuil, 1979, où l’auteur revient sur son parcours de fils de paysan qui doit à un moment renier sa culture familiale pour réussir. Cf. également les romans d’Annie Ernaux et la lecture sociologique qu’en propose Gérard Mauger dans « Annie Ernaux, « ethnologue organique » de la migration de classe », art. cit.

religion et le curé avait un pouvoir considérable puisque c’est lui qui décidait si les paysans pouvaient rentrer leurs récoltes le dimanche quand il avait fait mauvais temps… »

On retrouve des effets de l’espace géographique sur la « symbolisation de l’espace social »133

dans la mesure où c’est ici la mobilité géographique qui rend possible la remise en question d’un système de croyances premier.

b) Politisation au contact du « milieu étudiant » en pleine Guerre d’Algérie

Excellent élève, Jean entre en hypokhâgne à Caen où il est boursier134. A la fin de sa khâgne, il est admissible à l’école normale de St Cloud, ce qui lui donne droit aux IPES135 : il continue ainsi ses études supérieures tout en étant salarié et s’inscrit en histoire-géographie à l’Université de Caen en 1959. C’est au contact du milieu étudiant, en pleine Guerre d’Algérie, que les sentiments de malaise d’être fils de paysans, vécus jusque là sur le mode de la culpabilité, de la honte sociale, se politisent:

« Je me politise vraiment avec la Guerre d’Algérie, j’étais pas particulièrement à gauche avant, tant que j’étais dans le secondaire catholique, je pense pas que j’avais d’idées politiques…On nous faisait faire des concours d’éloquence contre le communisme : si, si ! Donc de ce côté là, je me souviens pas avoir eu des idées politiques autres que ce milieu. Mais ensuite dans le milieu étudiant oui parce qu’il y avait quand même un mouvement contre la Guerre d’Algérie et je pense que j’avais quand même une conscience de classe, et les deux choses se sont reliées. »

Le contexte politisé du milieu étudiant au début des années 1960 offre ainsi à Jean un moyen de penser sur un mode collectif et politique, les sentiments d’injustice vécus jusque là sur le mode des stigmates personnels. Par ailleurs, le fait d’être lui-même sursitaire pour la Guerre d’Algérie entre également en contradiction avec l’idée d’accepter le monde tel qu’il est et participe de sa politisation. Jean s’engage dans la lutte contre la Guerre d’Algérie, au sein de l’UNEF dans un premier temps, puis au sein d’un groupe Socialisme ou Barbarie qu’il rejoint par l’intermédiaire d’ex-camarades de classes préparatoires.

133 Mauger G., « Annie Ernaux… », art. cit., p. 7. 134

Hoggart R. a dressé un portrait social célèbre de la figure historique du « boursier » dans La culture du pauvre, Ed. Minuit, Paris, 1970, chapitre 8.

135 Les Instituts de préparation aux enseignements du second degré (IPES) représentent à cette époque un moyen, pour les étudiants d’origine populaire, de poursuivre leurs études en étant payés. Ils s’engagent en contrepartie à enseigner.

c) S’engager à l’extrême gauche, un moyen de rester fidèle à sa classe d’origine tout en s’intégrant au milieu étudiant

Ces intellectuels de première génération sont condamnés à « inventer » des positions et des devenirs socio-professionnels jusque là inexistants car ils n’ont pas de modèles pour penser leur position sociale et/ou leur rôle (ni leur passé familial, ni le passé institutionnel ne peuvent leur fournir des systèmes de références aptes à structurer leur rapport au monde social et à l’avenir). Leur position d’outsiders se retrouvant dans des milieux dont ils ne maîtrisent pas les règles et les enjeux, et qui résistent à leur arrivée, les pousse, plus que d’autres, à la recherche de justifications pour pouvoir exister dans les positions qu’ils occupent. D’où de fortes prédispositions à un engagement militant à l’extrême gauche qui apporte une grille de lecture politique en termes de lutte des classes aux sentiments d’« inadaptation », de « décalages » vécus tout au long de leur parcours scolaire. S’engager dans un groupe d’extrême gauche s’avère en même temps un moyen de résoudre les tensions identitaires qui caractérisent ces intellectuels de première génération : ils peuvent ainsi exprimer une fidélité à leur milieu d’origine tout en s’intégrant à leur nouveau milieu. G. Mauger décrit cette tentative de compensation de la trahison sociale par l’engagement maoïste : « Il s’agissait, je crois, d’une tentative un peu désespérée de « rachat » d’un éloignement vécu comme « une trahison » ».136

Mais au-delà de cette fidélité à sa classe d’origine, il ne faut pas sous-estimer le rôle d’acculturation137 au milieu étudiant qu’auront permis ces expériences militantes138. Les réseaux militants permettent en effet à ces jeunes étudiants de mettre en œuvre des dispositions érudites au service de leur classe d’origine tout en assurant leur intégration au milieu étudiant (par leur rôle de formation, de transmission de savoirs et par la sociabilité qu’ils sous-tendent). Les propos de Jean soulignent à quel point son intégration au milieu étudiant à Caen est intrinsèquement liée à son activité militante :

« Y’avait à Caen, dans les années 1960, une sorte de baraquement qui était sur une place en bas de la fac, c’était le lieu de l’Unef, avec un bar, et toute la gauche se retrouvait là, tous les étudiants…C’était ouvert à tout le monde et c’était de là que partaient les manifs pour aller vers le centre ville retrouver les manifs d’ouvriers qui descendaient […]. On allait aux manifs tous

136 Mauger G., « Entre engagement … », art. cit, p. 188 137

Nathan Wachtel montre que l’acculturation fonctionne plus par additions et remaniements culturels, plutôt que par déculturation : cf. Wachtel N., « L’acculturation », in Le Goff J., Nora P. (dir.), Faire de l’histoire, Nouveaux problèmes, 1974, p. 124-146

138 Cécile Péchu décrit également ce rôle d’acculturation au « nouveau milieu » intégré par les intellectuels de première génération qu’elle enquête à DAL. Cf. Péchu C., « Les générations… », art. cit., p. 87.

ensembles, on se retrouvait dans les collectifs contre la torture, etc […]. Et à partir de là, y’a un engrenage qui fait que je me retrouve, alors que je le mérite pas, parce que je sais même pas trop ce que c’est, enfin bon, à Socialisme ou barbarie. »

Le militantisme devient ainsi vecteur d’intégration au milieu étudiant, pourvoyeur de savoirs militants mais également de capital social, pour ces étudiants propulsés dans des milieux où ils n’ont aucune relation. Les formations militantes, les lectures, les débats et conférences qu’ils y suivent accompagnent ainsi leur trajectoire de mobilité ascendante en permettant l’intériorisation de dispositions cultivées139 :

« En arrivant à Caen, j’y comprenais pas grand-chose à la politique, faut bien dire les choses ! (il rit) c’était quand même assez difficile…Mais j’ai fait les manifestations, l’époque de Gisèle Halimi je me souviens bien, elle était venue à Caen, l’époque des meetings, des protestations, enfin j’étais dans le bain quoi, c’était la Guerre d’Algérie, une guerre coloniale, je pense que j’avais compris ce que c’était quoi […]. Y’avait la revue de Socialisme et barbarie, ça j’ai lu, puis y’avait des réunions, des discussions, mais bon, j’avais une toute petite culture politique : y’avait beaucoup de choses que j’ignorais par rapport à quelqu’un qui pouvait être là-dedans depuis ses 14 ou 15 ans, donc ça a été petit à petit…une formation en quelque sorte… »

Le militantisme à l’UNEF, puis à Socialisme ou Barbarie, contribue ainsi pour Jean au « passage entre l’ethos et le logos, entre l’expérience et l’expression »140 en lui permettant de faire exister, dans un registre politique, ce qu’il vivait jusque là sur le mode de l’expérience individuelle. La formation politique le fait ainsi accéder à des compétences discursives, rhétoriques, argumentatives, etc, autant de compétences directement bénéfiques à sa trajectoire universitaire141.

2) Jeanne, une intellectuelle de première génération, militante

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