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TROISIEME PARTIE

UNE VISION DEVOYEE DU CODE EPIQUE

Dans les chapitres précédents nous avons surtout insisté sur le fait que Virgile s’est démarqué de ses prédécesseurs pour renouveler certains aspects de sa poétique. Ce que nous voudrions mettre en lumière dans ce nouveau chapitre, c’est que le poète a également revêtu sa poétique d’un caractère subversif par rapport aux attentes en vigueur.

Alors que le « classicisme »386, qui se définit à l’époque augustéenne387, prône la restauration des valeurs morales et bannit l’esthétique du chaos388, nous remarquons de fait qu’en maints endroits de son œuvre, Virgile travaille à rebours de ses codes. A l’instar d’Ennius, la vision qu’il offre de la guerre est négative. Le poète a en aversion le spectacle des combats. Témoins de ce rejet sont par exemple les hyperboles récurrentes donnant à la guerre des couleurs apocalyptiques. Mais nous remarquons aussi que, dans l’imaginaire virgilien, la fureur guerrière menace toujours de faire son apparition et de transformer des guerriers en beluae. La belle ordonnance des

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Plusieurs définitions ont été proposées pour cerner la notion de « classicisme augustéen ». Afin de rendre cette notion opérationnelle dans l’étude de nos images, nous en simplifions volontairement la définition, en l’associant à un nombre restreint de critères. A l’époque augustéenne, nous savons en effet que les enjeux de la représentation se précisent: non seulement le poète est désormais tenu de respecter certaines « lois du genre » en matière de poétique (le refus de l’intergénéricité, le respect de la vraisemblance), mais il est également tenu de se mettre au diapason en matière d’esthétique : le « classicisme » qui prédomine à l’époque augustéenne recommande notamment la restauration des valeurs religieuses et morales, la remise au goût du jour de mythes porteurs d’un message d’espoir et de paix (le mythe de la fondation de Rome, le mythe de l’âge d’or) et le recours à une esthétique simple et épuré, contrastant avec l’esthétique de l’hybride et du chaos caractéristique des premières décennies du siècle. Cf. J. FABRE-SERRIS, Mythologies et littérature à Rome, Dijon-Quetigny, Payot Lausanne, 1998, p.27-123.

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D. COMBE, Les genres littéraires, Paris, Hachette, 1992, p.38-41, date en effet le début du règne de la « loi du genre » de l’Art poétique d’Horace. G.B. CONTE, Generi e lettori, Lucrezio, l’elegia

d’amore, l’enciclopedia di Plinio, Saggi di letteratura Milano Mondarori, 1991, p.157, confirme que la

prise de conscience du problème de la « généricité » n’a jamais été aussi aiguë qu’à cette époque.

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Sur l’« esthétique de l’hybride et du chaos » prévalant dans les premières décennies du Ier siècle av. J.-C., cf. G. SAURON, « Les monstres au cœur des conflits esthétiques à Rome au Ier s. av. J.-C. », dans Revue de l’art, 1990, p.36. Le critique a démontré notamment que « les monstres occupaient une place de choix dans le répertoire habituel de ces ateliers ».

événements se trouve alors bouleversée dans une esthétique qui met à mal les valeurs fondatrices de l’épique.

La conception épique virgilienne apparaît subversive car, à certains moments, l’écriture est travaillée par des tensions qui semblent dire que certaines valeurs épiques sont en voie de perdition. Comme s’il était rattrapé par le souvenir des guerre civiles, il semble que Virgile ne soit plus décidé à dire ce qui, d’après la leçon aristotélicienne, est mémorable et digne d’admiration389 mais plutôt à dénoncer ce qui, dans l’expérience de la guerre, lui paraît intolérable. De manière significative, l’écriture épique se fait alors le reflet de cet état de crise : non seulement elle reprend sur un mode subversif la topique de ses prédécesseurs mais génère désormais ses tropes, c’est-à-dire qu’elle produit de nouvelles images susceptibles de dire l’inénarrable.

Tels sont les divers aspects de la poétique des images virgiliennes que nous aimerions mettre en évidence dans ce dernier chapitre.

I. LA REECRITURE SUBVERSIVE DE LA TOPIQUE TRADITIONNELLE

Le premier indice qui nous montre que la poétique virgilienne est en passe de se convertir en un récit « pathétique » réside d’abord en ce que certains lieux communs de l’épopée homérique paraissent avoir subi de profondes altérations. Si nous confrontons les descriptions de mort virgiliennes à leurs équivalents grecs, traditionnellement écrits sur le mode épidictique, nous constatons en effet une grande différence. Alors que chez Homère, les descriptions de défunts donnaient souvent lieu

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Sur la représentation épique appréhendée comme un lieu de « commémoration », cf Partie I, Chap.2, II, 1. « Des attentes rhétoriques ». A. KIBEDI VARGA, rappelle en effet que, selon lui, « l’épopée, la tapisserie sont autant de genres narratifs, qui se rapprochent de la rhétorique de l’éloge ». G. MATHIEU-CASTELLANI retient également le critère de la visée comme un aspect fondamental des images épiques : « Imiter, imiter-repréener, mais imiter une action qui « doit être mémorable et intéressante, c’est-à-dire digne d’être présentée aux hommes, comme un objet d’admiration, de terreur ou de pitié » : telle est en effet la règle qui préside au choix du sujet épique ». Elle rappelle de surcroît que « l’exemplarité de la geste héroïque était l’un des critères de différenciation retenus par Aristote, qui notait que la poésie pique, comme la tragique, travaillait à la mimèsis d’hommes vertueux (Poétique, 1449 b) » ; Sur ce sujet, cf enfin, P. FELIDA, « L’epos, le site », dans Le site et l’étranger, Paris, PUF, 1995, p.81.

à une commémoration390 – l’écriture convoquait des symboles à valeur laudative et mettait en scène la douleur des proches391 – certaines descriptions de l’Enéide, sont au contraire écrites à rebours de ces codes : au lieu de présenter la mort dans son « bel » aspect, Virgile s’emploie à en montrer le caractère avilissant.

1. La description d’Hector (En., II, 270-279)

Dans la description de la dépouille d’Hector, que nous a laissée le poète au livre II de l’Enéide (En., II, 270-279), il est par exemple significatif de voir que l’impression provoquée par la vision de ce corps déchiqueté n’est plus la même que celle générée par l’hypotexte grec. Tandis que chez Homère (Il., XXII, 395-404) – Hector, malgré la violence de l’outrage subi, conservait une certaine dignité grâce à l’amour que lui portaient les siens, la description virgilienne offre une vision du cadavre d’Hector, qui, quant à elle, est totalement déshumanisée.

« Il dit, et au divin Hector, il prépare un sort outrageux. A l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon ; il y passe des courroies, et il les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char, emportant les armes illustres ; d’un coup de fouet, il enlève ses chevaux , et ceux-ci pleines d’ardeur s’envolent. Un nuage de poussière s’élève autour du corps ainsi traîné ; ses cheveux sombres se déploient ; sa tête gît dans la poussière – cette tête jadis charmante et que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu’ils l’outragent à leur gré sur la terre de sa patrie ! Tandis que cette tête se couvre de poussière, sa mère s’arrache les cheveux, et, rejetant loin d’elle son voile éclatant, elle pousse un long sanglot à la vue de son enfant. Et son père aussi pitoyablement gémit : et, autour d’eux, les gens sont tous en proie aux sanglots, aux gémissements, par toute la ville. On croirait que la sourcilleuse Ilion est tout entière, de la base au sommet, consumée par le feu. Les gens ont peine à retenir le vieillard indigné, qui veut à tout prix sortir des portes dardaniennes. » (Il., XXII, 395-413)

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Sur la mort représentée comme une idéalité dans un contexte épique, cf. J.-P. VERNANT, « La belle mort et le cadavre outragé », dans L’Individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 2002, p.41-79.

In somnis ecce ante oculos maestissimus Hector uisus adesse mihi largosque effundere fletus ; raptatus bigis ut quondam, aterque cruento puluere perque pedes traiectus lora tumentis, ei mihi, qualis erat ; quantum mutatus ab illo Hectore qui redit exuuias indutus Achilli,

uel Danaum Phrygios iaculatus puppibus ignis ; squalentem barbam et concretos sanguine crinis uolneraque illa gerens, quae circum plurima muros accepit patrios.

« En mes songes, voici qu’il me sembla que devant loi Hector était présent, accablé de douleur et versant d’abondantes larmes. Tel que naguère traîné par le bige, noirci d’une poussière sanglante, ses pieds gonflés traversés de courroies ; malheur à moi, comme il était ! Combien changé de cet Hector qui revient revêtu des dépouilles d’Achille ou glorieux d’avoir lancé les feux phrygiens sur les poupes des Danaens ; la barbe hérissée, les cheveux collés par le sang, portant ces meurtrissures affreuses qui lui furent infligées si nombreuses autour des murs de nos pères ! » (En., II, 270-279)

Non seulement Virgile a campé le corps dans un décor nu, dénué toute humanité, mais il a surenchéri sur son modèle dans sa description des blessures. Avec sa barbe hérissée et ses cheveux agglomérés par le sang, Hector n’a tout simplement plus visage d’homme.

2. La description de Priam (En., II, 555-558)

Un autre témoignage de ce détournement de la topique traditionnelle est par ailleurs fourni par la description de Priam (En., II, 555-558). Dans cette image, nous assistons plus particulièrement à un usage dévoyé de l’emblème végétal, car, à la

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Pour une illustration de cette symbolique, cf. S. JOUANNO, « Mortis imago, trois réécritures virgiliennes de modèles homériques (En., II, 201-224 ; II, 555-558 ; IX, 431-437) », dans G. JACQUIN