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LES ACTES FONDATEURS

III. LES QUALITES DES REPRESENTATIONS HOMERIQUES

3. Des représentations « réalistes »

Un autre trait des phantasiai homériques est qu’elles sont « réalistes ». Lorsque nous disons que la langue homérique est « réaliste », nous voulons dire qu’elle vise à offrir des visions « vraisemblables », à respecter dans la figuration les apparences de l’objet représenté. Nous employons le terme « réaliste » au sens où l’emploie

217

A. SCHNAPP-GOURBEILLON, op. cit., p.90.

218

J. DE ROMILLY, Patience mon cœur !, L’essor de la psychologie dans la littérature grecque

classique, Paris, Les belles Lettres, 1991, p.11 & 13. 219

F.Garnier : « La vérité de l’image réaliste est une relation de conformité entre la figuration et les apparences de l’objet représenté »220. Les représentations homériques sont « imitatives », « réalistes », par opposition aux représentations « créatrices », « fictionnelles », irréelles (comme les définiront les rhéteurs romains du Ier s.ap.J.-C.), dans ce sens qu’elles ne cherchent pas à s’éloigner des apparences du monde réel, mais au contraire à s’en rapprocher.

Sensible à cet aspect de la mimèsis homérique, J. de Romilly écrit en effet que :

« Tout se voit, s’entend, se touche dans Homère. La bataille y est présente avec son fracas, l’éclat des armes, la poussière, et aussi les appels ou les exclamations de triomphe. Chaque coup y est précis, réaliste, presque technique ; on voit l’arme frapper, le corps tomber. Et même on entend le bruit sourd qu’il fait en tombant »221.

Cette tendance d’Homère à figurer l’événement de manière concrète concerne certaines hypotyposes et a fortiori les descriptions analogiques (dont nous avons déjà commenté le « réalisme »).

Mais elle touche aussi – et de manière paradoxale – les peintures de l’au-delà : nous remarquons qu’Homère ne s’attarde pas dans la description de l’abstrait mais lui préfère sa représentation concrète, sous une forme « sensible ». J.de Romilly remarque qu’Homère passe sous silence tous les traits magiques des légendes, les aspects fantastiques du mythe pour ne retenir que l’aspect humain de l’histoire. Même Protée, qui est par excellence le personnage-symbole des métamorphoses, est évoqué avec une certaine timidité :

« Même dans ce cas limite, il est facile de voir que la description des métamorphoses ne comporte aucun détail, que la façon de maîtriser le vieillard de la mer – façon qui ne peut être que magique – n’est pas du tout décrite, et qu’au surplus, alors que les phoques ont, dans toutes les légendes représenté l’avatar des divinités de la mer dans

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F. GARNIER, Le langage de l’image au Moyen-Age, Paris, Le léopard d’or, 1989, t.II. p.36. Nous précisons qu’au sens où nous l’entendons, le « réalisme » ne veut pas dire « copie directe du réel » : Homère, en pratiquant un style « réaliste », ne reproduit pas un fragment du réel dans son apparente vivacité et la fraîcheur de son instantanéité, il copie une « copie » du réel, c’est-à-dire la représentation vraisemblable qu’il s’est faite du « réel ».

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leur rapport avec les hommes, ici c’est l’homme qui se déguise en phoque, pour duper la divinité. Même dans ce cas, par conséquent, la part du magique et celle de l’humain sont certainement inverses de ce qu’elles étaient dans les récits de ce même type, sources ou variantes d’Homère »222.

S’agissant des représentations de chimères ou de monstres, nous notons en effet qu’Homère est généralement peu loquace. Il les peint avec une grande économie de moyens. Il ne se complaît pas dans la description gratuite de l’abstrait. Souvent il ne retient de ces figures qu’un seul trait descriptif. Le portrait qu’il nous livre de Gorgone dans l’ekphrasis du bouclier d’Agamemnon (Il., XI, 24-40) est à cet égard significatif : Homère mentionne seulement son « visage d’horreur aux terribles regards » sans s’attarder sur la nature hybride de ce monstre.

De même, l’habitude d’Homère de recourir à des formes concrètes pour peindre le divin nous semble révélatrice de son attachement au « réel » : systématiquement le poète s’efforce de ramener l’abstrait à quelque chose de concret.

Les dieux homériques ne sont par exemple jamais revêtus d’une apparence transcendantale, mais toujours anthropomorphique. A la différence des puissances romaines telles que les numina, qui peuvent avoir un caractère impersonnel et « habiter » divers éléments (pierres, plantes, objets, lance, bouclier)223, ils possèdent une apparence humaine et sont présents dans le monde des mortels : ils interviennent sur le champ de bataille, au côté des guerriers, pour servir ou desservir leur cause. Pour les figurer, Homère recourt à des analogies concrètes224. Un passage à ce sujet mérite une attention particulière, c’est l’épisode, rapporté au chant V de l’Iliade, au cours duquel une divinité, Vénus, nous est dépeinte comme un être blessé dans sa chair. Ce qui est frappant, c’est qu’Homère va si loin dans sa représentation matérielle de la

222J.DE ROMILLY, op. cit., p.90.

223

Selon A. HUS, Les religions grecque et romaine, Paris, Arthème Fayard, 1961, p.87-88, le « Romain primitif projette en effet dans tous les éléments de la nature ce qu’il perçoit comme le principe de sa propre vie : chaque acte, chaque événement, est le produit de l’intervention d’un

numen ». La multiplication des numina résulterait d’une tendance romaine à la fragmentation du

divin : « En Grèce, le triomphe de l’anthropomorphisme avait assez rapidement mis un certain ordre (au moins superficiel) dans la complexité des croyances résultant de la fusion d’une religion indo-européenne déjà désintégrée avec celle des minoens. Il n’en va pas de même en Italie centrale où les survivances indo-européennes sont encore tenaces. (…) Surtout, le foisonnement des numina dépersonnalisait la divinité, multipliant les dieux sans sexe et sans figure ».

divinité, qu’il nous décrit même le sang divin, l’ichôr, une substance liquide qui s’épanche le long de son corps, comme s’il s’agissait d’un sang humain. Ainsi lorsque Diomède blesse Aphrodite, en la touchant au bras :

« L’arme aussitôt va pénétrant la peau à travers la robe divine, ouvrée des Grâces elles-mêmes, et au-dessus du poignet de la déesse, jaillit son sang immortel : c’est l’« ichôr » tel qu’il coule aux veines de divinités bienheureuses : ne mangeant pas le pain, ne buvant pas le vin aux sombres feux, elles n’ont point de sang et sont appelées immortelles. (…) Sa peine est terrible. Iris aux pieds vites comme les vents la prend et l’emmène hors de la foule. Elle souffre mille douleurs et sa peau noircit » (Il., V, 336-354).

L’abstrait se donne donc à voir chez Homère par le truchement de formes sensibles. Même lorsqu’il s’agit des choses surréelles, l’écriture procède toujours d’une démarche qui se veut tangible et rationnelle.