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TROISIEME PARTIE

IV. POLITES, LE TAUREAU BLESSE

IV. POLITES, LE TAUREAU BLESSE

Dans les deux exemples que nous allons à présent commenter, nous allons successivement montrer que, dans ses descriptions de mise à mort (celle de Politès puis celle de Priam), Virgile fait souvent une allusion implicite à une scène sacrificielle (mise à mort d’un taureau sur l’autel), afin de les revêtir d’un caractère impie. Derrière le visage des victimes, se profile alors celui d’un taureau, que l’on achemine et que l’on achève sur l’autel343.

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Notons que ce thème de la victime comparée à un taureau (l'animal sacrificiel par excellence) était présent également chez Homère. Dans l'Iliade, Homère comparait le coup porté par une javeline à la frappe de la hache contre un bœuf rustique (Il., XVIII, 520-524), il comparait aussi le cri de l'homme qui expire au mugissement du taureau (Il., XX, 403-406). Dans l'Odyssée, lorsque Egisthe exécutait Agamemnon, il le tuait comme un bœuf qu'on abat à la crèche. Cependant chez homère, les deux éléments ne se confondaient jamais. La comparaison conservait une structure duale : elle ne faisait qu'indiquer un rapport de ressemblance entre l'homme et l'animal.

Le premier exemple de cette série concerne Politès, l’un des fils de Priam. Pyrrhus vient de faire irruption dans la demeure royale, Priam et son épouse Hécube se sont réfugiés dans les pièces reculées de la maison, lorsque Politès apparaît dans le champ visuel du Grec. Aussitôt s’engage alors une course-poursuite qui se termine dans un bain de sang :

Ecce autem elapsus Pyrrhi de caede Polites, unus natorum Priami, per tela, per hostis porticibus longis fugit et uacua atria lustrat saucius. Illum ardens infesto uolnere Pyrrhus insequitur, iam iamque manu tenet et premit hasta. Ut tandem ante oculos euasit et ora parentum, concidit ac multo uitam cum sanguine fudit.

« Mais voilà qu'échappé des mains sanglantes de Pyrrhus, Politès, un des fils de Priam, à travers les traits, à travers les ennemis, fuit sous les longs portiques, il tourne dans les cours vides, blessé. Pyrrhus, tout enflammé, le poursuit l'arme au poing et déjà il va le saisir et le presse de sa lance. Finalement, quand il arriva sous les yeux et à la face de ses parents, il tomba et répandit sa vie dans des flots de sang. » (En. , II , 526-532). Beaucoup de signaux invite encore ici le lecteur à déployer le sens implicite de cette hypotypose, car Virgile a construit un réseau inédit de la signification, grâce à une métrique expressive et des jeux de correspondance.

La métrique d’abord met le lecteur en alerte : ecc(e) aut(em) qui amorcent le début de cette séquence, tout deux tronqués dans leur diction par des élisions successives créent en effet de précipitation à valeur dramatisante. Mais la présence d’un vers holospondaïque (v.526), la dislocation anormale entre le sujet et son verbe rejeté en fin de séquence, fugit (v.528)344, l’accumulation des compléments, la

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L'extrême dislocation entre le sujet et son verbe (Polites et fugit sont à deux vers d'intervalle) donne une idée de la tension dramatique engendrée par le récit de cette scène. Depuis le début du passage, la phrase est comme suspendue dans son cours, tendue vers une suite fictive qui ne vient pas. Cet effet de retardement provoque chez l'auditeur, un sentiment d'attente angoissée. C'est le ressort à proprement parler du suspense, où un danger de plus en plus imminent, tarde à arriver.

répétition anaphorique, de la syllabe, per, dans per tela, per hostis345, achèvent d’accroître le pathétique de la scène. Le danger est réel en effet, puisque Virgile nous fait assister à la mise à mort d’un fils, sous les yeux de son père, ante oculum et oram parentem. De surcroît, ce meurtre est odieux, car Virgile choisit et agence ses mots, de manière à générer en surimpression l’image d’une scène sacrificielle.

Analysée avec attention, l’attitude de Pyrrhus a en effet tout de celle d’un sacrificateur : d'une main, Pyrrhus empoigne Politès manu tenet, et de l'autre, il tient sa lance pour la lui enfoncer dans le dos. Or, de même, le sacrificateur, pour saigner la bête, la saisit par le col et enfonce l'arme dans son échine346.

Mais, symétriquement, Politès, pressé par la peur qui l'aveugle, semble aussi s’être « animalisé ». La référence à la bête sacrificielle est en effet récurrente tout au long de cette séquence grâce à la présence de termes fortement connotés : caedes (v.526) signifie autant « l’action de tuer », le « meurtre » que le «fait d’immoler », le « sacrifice » ; lustrare (v.528) revêt également deux sens en latin : un sens profane, « tourner autour » et un sens sacré « purifier par un sacrifice expiatoire »347.

Un autre indice important est probant : par une étrange coïncidence, Virgile emploie le verbe fugit (v.528) et l’adjectif saucius, « blessé », mis en relief par sa place en rejet et par la proximité d'un jalon métrique fort. Or ces mots sont exactement ceux que le poète employait pour décrire le taureau assimilé à Laocoon agonisant :

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Notons que la reprise de la syllabe por- à l'initiale du mot porticibus est encore un écho de la préposition per, et donne l'impression que l'effort se poursuit.

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Notons que J. HELLEGOUARC’H, « Le récit de la mort de Turnus (Aen., XII, 919-952). Analyse métrique et stylistique », compte-rendu des Actes du X° congrès international des linguistiques, Bucarest, 28 août-2 septembre 1967, éd. de l’Académie de la République Socialiste de Roumanie, 1970, p.130 &132, a déjà remarqué la dimension sacrificielle du geste d’Enée achevant Turnus (En., XII, 950-953). Il commentait : « Enée n'apparaît pas seulement comme un guerrier, mais comme un prêtre. Le poète ne nous fait pas assister à un sauvage " règlement de comptes" , mais il évoque une sorte de sacrifice rituel dont il met fortement en relief, par divers moyens stylistiques, la grandeur et le hiératique cérémonial ».

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La victime était en effet conduite autour de l'objet ou du lieu à purifier avant d'être menée sur l'autel. Ce rite renvoie à la pratique de la « lustration des champs ». Pour l'accomplir, l'agriculteur faisait le tour de son champ avec un animal de sacrifice, qu'il immolait ensuite sur l'autel. Varron en a parlé et a décrit ce rite avec précision : « Il faut faire ainsi la lustration des champs : fais mener tout autour, des suouitaurilia : avec la bienveillance des dieux, et que bien en advienne, je te confie, Manius, le soin de faire la lustration en faisant faire à ces suouitaurilia le tour de mes fonds, de mes champs, et de ma terre, par la partie autour de laquelle tu jugeras bon qu'ils soient menés ou doivent être transportés » (De Agr., 141). Le terme suouitaurilia désigne les trois animaux du rituel sacrificiel : le porc, la brebis, le taureau.

Qualis mugitus, fugit cum saucius aram Taurus et incertam excusit ceruice securim

« Comme mugit un taureau quand il s’est enfui, blessé, de l’autel et a secoué de sa nuque une hache mal assurée » (En., II, 223-224)

Le lecteur est donc invité à faire le rapprochement entre l’homme et la bête. Ajoutons que son envie est d’autant plus légitime, que d’autres similitudes se décèlent en intertextualité interne, entre la description de la chute de Politès et celle d’un taureau. Si nous confrontons le vers 532 du chant II de l’Enéide, au vers 516 du livre III des Géorgiques, nous remarquons en effet que la mort de Politès et celle du bovin sont décrites dans des termes similaires.

concidit ac multo uitam cum sanguine fudit

« il tomba et répandit sa vie dans des flots de sang » (En. , II , 532)

concidit et mixtum spumis uomit ore cruorem

« il s'effondre et vomit un sang, mêlé d'écume » (Ge. , III , 516)

La ressemblance entre ces deux versions est saisissante : le verbe concidit, calqué d'un vers sur l'autre, est placé en rejet. C'est en outre la même défaillance corporelle, la même image sanglante qui est montrée de la mort dans ces deux passages. Un flot de sang, sanguine / cruoruem, s’écoule des deux corps. La scène avec le taureau est néanmoins plus crue avec l'emploi du verbe « vomir », uomere , et l'image de « la bave », spumis, mêlée à celle du « sang », cruorem. Le substantif uitam, encadré par deux jalons métriques, une penthémimère (au cinquième pied) et une hephthèmimère (au septième pied) tend quant à lui à adoucir la mort de Politès, en lui donnant plus d’humanité. Mais la ressemblance entre ces deux séquences est incontestable. Selon toute vraisemblance, Virgile stylise la mort de Politès, pour l’assimiler à une bête de sacrifice.

L'un comme l'autre, Politès et Pyrrhus, ont donc dans leur comportement, quelque chose à voir avec une scène sacrificielle.

Nous voyons ici que, par rapport à une séquence homérique décrivant un coup semblable asséné dans le dos, comme en Il., V, 40-42,

« Agamemnon lui plante sa pique au dos, entre les épaules, et lui transperce la poitrine. L'homme tombe avec fracas, et ses armes sonnent sur lui »348,

la poétique virgilienne est beaucoup plus complexe et ambiguë, car elle suggère en filigrane des images subliminales. Tous les effets stylistiques dans ce passage convergent pour nous faire sentir cette métamorphose fictive de l'homme en bête. Et c'est grâce à un travail de la langue en profondeur, que l'on mesure la distance qui distingue Virgile d'Homère. Tout, chez Homère, restait à un niveau humain. Les comparaisons animales permettaient d'illustrer un détail de la scène. Chez Virgile en revanche, l'image se dédouble : derrière la représentation de l'homme se profile celle de la bête. Par ce jeu d'allusions, l'identité des héros et l’idéologie épique qu’elle sous-tend sont ainsi peu à peu ébranlées.