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IV. D’UNE MIMESIS REPRESENTATIVE A UNE PHANTASIA CREATRICE

1. La conception traditionnelle de la mimèsis représentative

Lors de sa conceptualisation par Aristote, il apparaît d’abord que tout en étant considérée comme une « mimèsis au second degré » 113, la création littéraire était appréhendée dans sa dimension « représentative », c’est-à-dire dans sa conformité au

113

Loin de nous l’idée de penser que l’art naît d’une imitation directe de la réalité mais d’une intellectualisation du support réel. Même dans le cas où l’art était « réaliste », l’artiste devait imaginer l’objet de sa représentation, l’embrasser par la pensée, se le représenter mentalement avant de le matérialiser dans le discours. ARISTOTE, De part. animal., 640a 30 écrit : « pour chaque production de l’art, préexiste l’idée créatrice qui lui est semblable ; par exemple l’idée créatrice du sculpteur préexiste à la statue. Il n’y a pas dans ce domaine de production spontanée ». R. BARTHES, S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p.61-62 explique qu’en fait, le « réalisme » est « bien mal nommé » puisqu’il « consiste non à copier le réel, mais à copier une copie (peinte) du réel : ce fameux réel (…) est remis

plus loin, différé, ou du moins saisi à travers la gangue picturale dont on l’enduit avant de le soumettre

à la parole : code sur code, dit le réalisme. C’est pourquoi le réalisme ne peut être dit « copieur » mais plutôt « pasticheur » (par une mimésis seconde, il copie ce qui est déjà copie) ».

« réel ». Le poéticien définissant la règle de « vraisemblance », a notamment écrit qu’il faut donner « des sortes de choses, que certaines personnes auraient pu dire ou faire, selon ce qui est probable ou nécessaire », kata to eikos ê to anankaion (Poétique, IX, 1451 a 38). Dans ses fondements, la mimèsis avait donc pour objectif de re-présenter conformément au « réel », c’est-à-dire re-produire les images du monde. L’écrivain était tenu de proposer des représentations qui soient conformes à ce que le lecteur savait du « réel ». Pour Aristote, il existait une analogie entre la création naturelle et la création artistique, vers laquelle l’artiste était obligé de tendre : il était censé élaborer un univers homologue à celui de l’univers naturel. Son œuvre devait créer un complexe « imitant » la vie.

Cette conception fut ensuite développée par les théoriciens romains de l’époque augustéenne (Ier s. av.J.-C.), dont la ferveur militante en faveur d’un « art » vraisemblable est connue.

Horace, qui travaillait sous l’obédience d’Aristote114 et qui est l’auteur d’un Art Poétique composé en 15 av.J-C., a notamment écrit qu’il faut « en imitateur averti, reporter ses regards sur le modèle original de la vie et des caractères et en tirer un langage vivant »115 et il a fustigé dans son célèbre incipit, les peintres et les poètes qui osèrent assembler des membra, « des morceaux de corps », empruntés à divers règnes (oiseaux, quadrupèdes, bipèdes, poissons), créant ainsi le choc de l’incohérence. Selon Horace commenté par P.Grimal, « la beauté ne saurait naître du monstrueux »116. L’artiste ne pouvait contrevenir au plan de la création.

Quant à Vitruve, théoricien de l’art augustéen, il a également réaffirmé ce diktat aristotélicien dans le livre VII du De Architectura117, en s’insurgeant contre des artistes de son temps qui osèrent défier les règles du bon sens en représentant des scènes invraisemblables :

114

P. GRIMAL, Essai sur l’art poétique d’Horace, Paris, Sedes, 1968, p.43.

115

HORACE, A.P., 317-318 : respicere exemplar uitae morumque (…) doctum imitatorem et uiuas hinc

ducere uoces. 116

L’expression est de P.GRIMAL, op. cit., p.45.

117

Selon H. ZENACKER, Littérature latine, Paris, PUF, 1993, p.178, le De Architectura aurait été rédigé et sans doute publié en plusieurs fois, entre 35 et 25 av.J.-C.

« Mais ces motifs, qui étaient des copies tirées de choses véritables, aujourd’hui, un goût dépravé fait qu’on les condamne. On peint sur les enduits des monstruosités plutôt que les images précises de choses bien définies : à la place de colonnes, on met des roseaux ; en guise de frontons, des tiges cannelées disposées en accolades avec leurs feuilles enroulées et leurs volutes ; (…) sans compter les tiges qui portent des figurines tronquées, les unes à tête humaine, les autres à tête d’animal.

Ces choses-là n’existent pas, ne peuvent exister, n’ont jamais existé. C’est donc que l’influence du goût nouveau a été si forte que de mauvais juges ont dénié la valeur artistique aux qualités qui font l’art authentique. (…) Les esprits obscurcis par ces jugements ne sont plus capables d’apprécier ce qui peut réellement exister et qui s’impose par sa conformité au principe de convenance. Car on ne doit pas donner son approbation aux peintures qui n’ont pas de ressemblance avec la réalité ; et quand bien même le talent de l’artiste leur a conféré de l’élégance, on ne doit pas pour autant s’écrier qu’elles sont « bien », si elles ne se conforment pas, dans leur sujet, à des règles précises, mises en œuvre sans défaillance »118.

Dans cette page, il réaffirmait la nécessité de se conformer au principe de « vraisemblance ».

Notons que nous retrouvons ce rejet du monstrueux119, exprimé dans des termes similaires, chez un philosophe du Ier s.av.J.-C., Lucrèce, qui, dans son De rerum natura, a démontré l’impossibilité de l’existence de monstres, en se fondant sur la théorie épicurienne des simulacra 120.

Nous remarquons de même une même méfiance de Cicéron à l’égard des uisiones, qu’il considérait comme des animi uitia, « des vices de l’âme ». Dans

118

VITRUVE, D.A., VII, 5, 3-4.

119

Sur le refus du « monstrueux » à l’époque augustéenne, cf. G. SAURON, « Les monstres au cœur des conflits esthétiques à Rome, au Ier s.av.J.-C. », dans Revue de l’art, 1990, p.35-45.

120

Dans la théorie épicurienne de la sensation, les corps émettent des simulacres de fines particules qui voltigent dans l’air jusqu’aux sens qui les reçoivent. Toute sensation a un générateur, elle ne fait que capter les particules qui émanent des objets. Dans cette perspective, LUCRECE (R N., V, 878 et s.) nous explique que les images des monstres ne sont que des phantasmes, des images accidentelles, elles sont liées au croisement fortuit entre particules venant de deux corps différents. Si un corps humain et un corps animal (comme celui d’un cheval) émettent en même temps des particules qui sont reçues par l’œil, le croisement des informations fait que l’on croira qu’il existe des centaures alors qu’il n’en est rien. C’est l’expérience, l’habitude qui enseigne très vite à distinguer les vraies images, les vraies sensations, des phantasmes, sensations erronées. Sur la théorie épicurienne des eidola, cf. M.

plusieurs passages du Lucullus, du De Natura Deorum ou du De diuinatione121, le philosophe a présenté en effet la uisio, « représentation mentale », comme lié à un « dérèglement de la faculté représentative » plutôt qu’« à son fonctionnement normal »122.

C’est la preuve qu’à l’époque augustéenne, la conception traditionnelle de la mimèsis, pensée dans sa conformité au « réel », faisait encore autorité. L’imitation « réaliste » était de loin préférée à une recréation « fictive ».