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TROISIEME PARTIE

I. ENEE ET SES COMPAGNONS COMPARES A DES LOUPS

Dans le premier exemple, nous sommes au début du livre II de l’Enéide : Virgile décrit Enée et ses compagnons s’engouffrant dans la nuit noire pour aller affronter l’ennemi, lorsqu’il esquisse une comparaison avec des loups :

... Inde, lupi ceu

raptores atra in nebula, quos improba uentris exegit caecos rabies catulique relicti faucibus exspectant siccis, per tela, per hostis uadimus haud dubiam in mortem mediaeque tenemus urbis iter ;

« Puis, comme des loups ravisseurs dans une brume sombre - l'insatiable rage de leur ventre les a jetés dehors dans le noir, leurs petits qu'ils ont laissés; les attendent, le gosier désséché - à travers traits et ennemis , nous allons vers une mort non douteuse,

et nous tenons la route qui mène au coeur de la ville. » (En., II , 355-360)

Le choix du symbole n’a en soi rien pour surprendre. Dans l’épopée homérique, il est attesté, par de multiples occurrences (Il., IV, 471 ; IX, 72 ; XVI, 156-167 ; XVI, 352-357)295, que les loups figurent une attaque groupée. Et les sémiologues en ont cerné depuis la valeur archétypale : selon N.J. Saunders, ces animaux « traquent leurs

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Nous commentons en priorité des exemples extraits du libre II de l’Enéide, car ce sujet était l’objet d’étude de notre mémoire de maîtrise, cf. Les modèles homériques chez Virgile (Enéide II) : L’écriture

figurative de la métamorphose, mémoire soutenu en Juin 1997, sous la direction de J.Dangel, à Paris

IV-Sorbonne.

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proies sur de longues distances, exécutant des attaques concertées pour les désorienter et les épuiser »296. Selon J. Chevalier et A. Gheerbrant, le symbolisme du "prédateur" est lié à celui de « dévorateur » :

"Ce symbolisme de dévorateur est celui de la gueule, image initiatique et archétypale, liée au phénomène de l'alternance jour-nuit, mort-vie : la gueule dévore et rejette, elle est initiatrice, prenant, selon la faune de l'endroit, l'apparence de l'animal le plus vorace : ici le loup, là le jaguar, le crocodile, etc. »297

Dans la séquence homérique qui sert d’hypotexte à la comparaison virgilienne (Il., XVI, 155-167), nous retrouvons en effet cette dualité du symbole :

« Achille cependant s’en va, de baraque en baraque, faire prendre leurs armes à tous les Myrmidons. On dirait des loups carnassiers, l'âme pleine d'une vaillance prodigieuse, qui, dans la montagne déchirent, puis dévorent un grand cerf ramé. Leurs bajoues à tous, sont rouges de sang ; alors ils s'en vont en bande, laper de leurs langues minces, la surface de l'eau noire qui jaillit d'une source sombre, tout en crachant le sang du meurtre - ventre oppressé, mais cœur toujours intrépide dans la poitrine -. Ainsi les guides et chefs des Myrmidons s’empressent autour du brave écuyer de l’Eacide aux pieds rapides. Et, au milieu d’eux, se tient le preux Achille stimulant les chars et les hommes d’armes. » (Il. , XVI , 155-167)

Nous remarquons également que, conformément à la « manière » homérique, la description dessinée dans l’analogie offre une image ancrée dans le « réel », clairement distincte du contexte. Grâce à l’ajout d’éléments paysagers (la « montagne », la « source sombre »), de détails concrets (la mention du « cerf », des « bajoues », des « langues »), de précisions chromatiques « réalistes » (la couleur « rouge » des « bajoues », l’eau « noire » d’une « source sombre »), la figure invite le lecteur à se représenter la scène dans un « ailleurs ». Cette image est par ailleurs indépendante du contexte, car Homère l’a sertie dans un cadre fermé : elle est entourée par deux outils

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N.J. SAUNDERS, Les animaux et le sacré, Paris, Albin Michel, 1995, p.72.

297

J. CHEVALIER ET A. GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Ed. Robert Laffont, 1969, p.583.

corrélatifs, ôs…toïoi, et le poète a pris le soin de répéter le premier membre introductif, afin de clore explicitement la boucle : « Achille cependant s’en va, de baraque en baraque, faire prendre leurs armes à tous les Myrmidons. (…). Ainsi se tient le preux Achille stimulant les chars et les hommes d’armes ».

Or, singulier est de ce point de vue le traitement de la comparaison virgilienne. A la différence d’Homère298, nous constatons que le poète mantouan a considérablement allégé le cadre de l’image, pour la fondre dans la trame narrative. Au lieu d’employer des outils corrélatifs qui scellent et soulignent l’armature duale de la figure et de fermer la comparaison par un retour du même membre phrastique, la description se donne à lire chez Virgile, comme si elle était naturellement introduite dans le fil de la narration, au moyen d’une brève particule, ceu. En outre, la période est close sans lourdeur par une simple antapodose. De plus, nous remarquons que Virgile a renforcé le lien tissé entre les deux éléments de l’analogie, les guerriers et les loups, en multipliant les parallèles et les correspondances. Le poète a d’abord modifié le traitement de la couleur : au lieu d’employer des adjectifs chromatiques dénotant des

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Mise à part cette différence de traitement structurel, la comparaison virgilienne présente beaucoup de similitudes par rapport à la comparaison homérique. D’abord, le contexte est proche de celui de la comparaison d'Homère. C'est la phase initiale du combat : la mobilisation des troupes et la préparation du "mental". La fureur guerrière doit exciter les hommes pour leur donner de l'énergie dans la bataille.

Sic animis iuuenum furor additus "ainsi la vaillance de ces hommes s'anima de fureur" (En. , II ,

355). Dans la scène homérique, c'est Achille qui stimule ses troupes. Dans la scène virgilienne, Enée est chargé de ce rôle. Nous remarquons par ailleurs que Virgile attaque le début de l'image au même endroit qu’Homère, au quatrième pied, juste avant la clausule finale. C’est une ponctuation bucolique : une référence directe au poète grec. Et la clausule latine est presque calquée sur la clausule grecque : elle comprend une particule adversative à valeur dramatisante inde qui correspond au de grec, le substantif lupi / lukoi, et enfin l'outil de la comparaison ceu / ôs. Les clausules culminent toutes les deux sur un monosyllabe. C'est un procédé rare dans l'hexamètre, comme l'a montré J. Hellegouarc'h (Le monosyllabe dans l’hexamètre latin, essai de métrique verbale, Paris, Klincksieck, 1964), et pourtant, les deux poètes l'utilisent. Ce début de phrase présente donc l'aspect d'un stylème épique. En outre, l'évocation du ventre insatiable est un thème directement emprunté à Homère. Virgile s'est rappelé la citation de l'Iliade, "ventre oppressé" (Il. , XVI , 163), lorsqu'il parle de l'improba uentris

rabies, "l'insatiable rage du ventre", à moins qu'il ait eu une réminescence d'un passage de l'Odyssée,

dans lequel Ulysse dénonce les caprices du ventre : "Mais ce qui m'a valu les coups d'Antinoos, c'est ce ventre odieux, ce ventre misérable, qui nous vaut tant de maux !..." (Od. , XVII , 473-474). Enfin, Virgile reprend la couleur noire, qu'Homère a utilisée pour décrire l'aspect de l'eau de la source, pour désigner l'obscurité de la brume. Ce détail n'était pas évoqué dans la scène homérique, mais à un autre moment dans l'Iliade, Homère décrivait des circonstances similaires. C'était à propos d'Ulysse et de Diomède, qui, pareils à des lions, se mettaient en route dans la nuit sombre : "ils se mettent en route, pareils à deux lions, à travers la nuit sombre, par le carnage et les morts, par les armes et le sang noir" (Il., X , 297). Virgile reprend le parallélisme per tela, per hostis, et évoque l'image de la mort, uadimus

haud dubiam in mortem. La comparaison virgilienne puise manifestement ses sources d'inspiration

détails réalistes, il emploie l’adjectif, ater, qui, dans un contexte latin, est fortement connoté. J.André qui a étudié le champ sémantique que balaye cet adjectif (styx atra, atra uenena, ater sanguis etc…) a démontré qu’il servait moins à peindre des réalités extérieures que des vérités intérieures, comme la peur ou la crainte de la mort :

« A l’obscurité se lie un sentiment d’effroi, au noir bien souvent un sentiment d’horreur, d’où un premier sens d’« effrayant, horrible à voir ». (…) Un second sens de « funeste, qui apporte la mort » se rapporte souvent aux poisons, traits empoisonnés, venins… »299

Dans le contexte, l’adjectif atra dénote ainsi autant la couleur de la brume qu’il connote celle de la peur, de l’angoisse de la mort. Mais il y a plus : dans la version virgilienne, les animaux sont « humanisés ». Virgile les décrit comme des personnes en évoquant leur cécité, caecos, – ce qui est un détail non fondé puisque les bêtes sont réputées avoir une meilleure acuité visuelle que les hommes en pleine obscurité – , leurs sensations (la faim, la soif), ainsi que leur attitude maternelle – dans sa version, le poète a ajouté le détail des louveteaux catuli, laissés dans la tanière – . Notons que ce détail concourt d’autant plus à personnifier et à assimiler ces bêtes aux héros troyens, qu’il réactive l’image de l’emblème associé au destin national romain : en plus d’être une figure maternelle, la louve est en effet « le symbole de la ville et une expression de la nature prédatrice de l’Empire »300. Tite-Live nous rappelle que c’est une louve qui recueillit et éleva Romulus et Rémus, les futurs fondateurs de Rome301. Par ce double symbolisme, le lecteur est donc invité à se représenter les louves comme des figures porteuses d’un destin national, à l’image des héros référés dans la citation.

Tout, dans cette séquence virgilienne, contribue donc à assouplir la figure, de manière à l’intégrer dans le contexte et à la revêtir d’un caractère subliminal. Le lecteur a comme l’impression que les deux images se surimposent, car Virgile s’est subrepticement servi du détour par l’autre pour figurer le même. Comme le dirait A.Schnapp-Gourbeillon, l’« être-comme » paraît moins ici être une « illustration de

299

J. ANDRE, Etude sur les termes de couleurs, Publication de sa thèse, 1949, p.50-51.

300

N.J. SAUNDERS, op. cit., p.72.

301

l’être »302 – comme c’était le cas dans la version homérique – qu’une « définition de l’être » : l’analogie traduit une vérité ontologique. Ainsi l'effet produit par la comparaison diffère selon qu'il s'agit du poète grec ou du poète latin. Chez Homère la comparaison était indépendante par rapport à son contexte. Chez Virgile, les deux éléments sont inextricables et entretiennent une relation de complémentarité. Quintilien a distingué ces figures dans lesquelles la comparaison est plus difficilement dissociable de son contexte, et il citait en exemple, cette comparaison virgilienne303. En effet, ici, les guerriers et les loups sont liés l'un à l'autre, dans leur évocation respective. Leur action pleine d'héroïsme s'incarne parfaitement dans l'image de la louve romaine, qui associe le symbolisme du prédateur à celui de la figure maternelle, tutélaire de l’Urbs. La comparaison virgilienne opère donc une fusion des valeurs, suggèrant l’idée d’une « métamorphose » pré-ovidienne304.