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TROISIEME PARTIE

II. HECUBE ET SES FILLES COMPAREES A DES COLOMBES

Un autre exemple illustrant ce traitement subversif et « métamorphique » des comparaisons virgiliennes est l’image d’Hécube et de ses filles assimilées à des colombes.

Pyrrhus, à coups de machette, est en train d’entamer les vantaux de la porte du Palais, où se trouvent réfugiées Hécube et ses filles, lorsque Virgile introduit sa comparaison avec les colombes :

Aedibus in mediis nudoque sub aetheris axe ingens ara fuit iuxtaque ueterrima laurus

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A. SCHNAPP-GOURBEILLON, Lions, héros, masques, Les représentations de l’animal chez Homère, Paris, Maspéro, 1981, p.120.

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QUINTILIEN, I.O., VIII, 3, 77.

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Notons que l'assimilation de l'homme en l'animal ne se traduit pas physiquement dans l'écriture de Virgile. La comparaison ne décrit pas une transformation du corps de l'homme en animal. A aucun moment, nous n'avons à proprement parler une "métamorphose" parce qu'elle suppose une transmutation du corps au cours d'un temps donné. Le récit de la transformation de l'homme en animal, le mythe du loup-garou donc, fera l'objet d'un autre type d'écriture, encore étranger à celui-là. Ovide, dans ses Métamorphoses, travaillera dans cette voie. La description de Lycaon se transformant en loup (Met., I, 165-221) est devenue une véritable métamorphose, une altération véritable de la forme. Chez Virgile, la comparaison est une fusion des symboles et des valeurs : elle se réalise mentalement dans l'esprit de l'auditeur.

incumbens arae atque umbra complexa penatis. Hic hecuba et natae nequiquam altaria circum, praecipites atra ceu tempestate columbae,

condensae et diuom amplexae simulacra sedebant.

« Au milieu du palais, à découvert sous la voûte du ciel, il y avait un autel colossal et auprès, un laurier très vieux, penché sur l'autel et de son ombre, embrassant les pénates. Là, Hécube et ses filles, vainement, autour des tables consacrées, comme colombes qu'abat une noire tempête, étaient assises, pressées les unes contre les autres, entourant de leurs bras les images des dieux. » (En. , II , 512-517)

Le choix des colombes pour figurer la détresse des femmes est encore ici attendu. Selon A. Moreau, dans l’imaginaire des Anciens, la colombe est le « symbole de la violence subie »305. U. Eco écrit également que le symbolisme de la colombe est lié à sa nature craintive. Il parle de la « trepiditas de la colombe » :

« Autre motif de fascination la trepiditas de la colombe : son nom grec treron vient certainement de treo "je m'enfuis en tremblant". Homère en parle, Ovide et Virgile ("craintifs comme colombelles par un noir orage" ), et n'oublions pas que les colombes vivent toujours dans la terreur de l'aigle ou pis, du vautour. »306

Dans un contexte homérique, ce symbole opère en effet dans de telles conditions. Homère s’en sert dans des scènes de guerre307 pour représenter l’animal en

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A. MOREAU, Eschyle, la violence et le chaos, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p.61.

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U. ECO, L’île du jour d’avant, Paris, Grasset, 1994, p.318. La remarque philologique est confirmée par P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1984, t.II, p.874 & 1136. L’épithète qualifiant la « colombe », trêrôn (peleia) (littéralement « le pigeon trembant ») vient du verbe treô qui signifie « trembler ». Signalons toutefois que le terme péleia est parfois employé seul (sans épithète homérique) pour désigner la colombe (ex : Od., XXII, 468-470).

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Nous avons aussi relevé des occurrences de la colombe dans des scènes de présage, où l’oiseau est aux prises avec un aigle (Od. , XV , 525-528) ou un faucon (Od. , XX , 242-243). Dans la première occurrence, le faucon décharne par exemple sa victime en la plumant : « Comme il parlait encore, à sa droite un oiseau, un faucon s'envola : en ses serres, ce prompt messager d'Apollon plumait une colombe, et les plumes tombaient entre les pieds de Télémaque et le vaisseau » (Od. , XV , 525-528). Enfin, dans un passage isolé de l’Odyssée,, décrivant une scène de pendaison, nous avons relevé une dernière occurrence de la « colombe timide » : « Grives aux larges ailes, colombes qui vouliez regagner votre nid, vous donnez au filet dressé sur le buisson, et vous voilà au sommeil de la mort » (Od. , XXII , 468-470).

mauvaise posture (Il., V, 778-784 ; XV, 237-238 ; XXII, 189-193308). Chaque fois, la colombe offre l’image d’un oiseau frêle, très vulnérable. Dans la première occurrence, Homère cite par exemple Héra et Athéna, qui sont impressionnées par la fougue des Grecs :

« Les deux déesses vont ensuite, d'une allure toute pareille à celle des timides

colombes, désireuses de porter aide aux Argiens. Elles arrivent où sont les

combattants les plus nombreux et les plus braves. Ils sont groupés autour du puissant Diomède, dompteur de cavales. On dirait des lions carnassiers, ou bien des sangliers, dont rien n'abat la force. La déesse aux bras blancs, Héré, alors s'arrête et pousse un cri » (Il., V , 778-784)309.

Dans la deuxième occurrence, c'est Hector, le grand Hector, qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, est à son tour comparé à une colombe timide. C’est qu’à ce moment il s’apprête à affronter le redoutable Achille qui est animé d'une rage extraordinaire après la mort de son ami Patrocle. C'est la vengeance, les cruelles Erinyes, qui guident sa main. Sa terreur est justifiée : Hector est un mortel ; il sera tué au cours de ce duel. A ce moment du récit, Homère vient de brosser le portrait d'Achille, en insistant sur l'éclat de son armure qui flamboie comme un feu ou un soleil. Il enchaîne en parlant de l'effroi d'Hector à sa vue:

« Dès qu'il le voit, la terreur prend Hector. Il n'a plus le cœur de rester où il est, laissant derrière lui les portes, il part et prend la fuite, et le fils de Pelée s'élance, sur

308

Voir Supra, p.64 & 71.

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Notons que le contraste entre les assaillants et leurs victimes est d'une étonnante vigueur. Le lion, dans l'antiquité, est un "symbole de force et de puissance" cf. J. PRIEUR, Les animaux sacrés dans

l’antiquité, Rennes, éd. Ouest-France, 1988, p.17-18. Le lion de Némée, dans la mythologie, était

tellement féroce que personne n'osait l'approcher. Seul, Hercule parvint à l'étrangler. Le lion, c'est encore l'effigie des rois de Mycènes. Il apparaît sur la "porte des Lionnes", à l'entrée du palais et est gravé sur de nombreuses armes mycéniennes. Une lame de poignard représente par exemple, trois lions qui courent avec rage après leur proie. Leur corps, en extension, découvre leur puissante musculature. Le regard vif et la gueule béante expriment toute la fureur qui les anime. Le sanglier suscite une frayeur aussi vive. La description de celui qui causa la blessure d'Ulysse, est saisissante : « Fonçant hors du fourré, toutes soies hérissées, les prunelles en feu, (la bête) était là debout » (Od., XIX, 445-447). L'histoire de la capture du sanglier d'Erymanthe, est également épique. Avant de l'attaquer, Hercule dut l'épuiser en le faisant courir dans la neige. Et rappelons, à titre anecdotique, qu'Eurysthée, à sa vue, se cacha dans une jarre. Dans l'imaginaire collectif, ces deux animaux, le lion

ses deux pieds agiles. Ainsi dans les montagnes, le milan, rapide entre les oiseaux,

d'un élan aisé, fond sur la palombe timide. Elle se dérobe et fuit ».

(Il. , XXII , 136-141 )

Nous remarquons que, dans les comparaisons homériques, ainsi que nous l’avons expliqué en introduction, la référence aviaire, donnant lieu à une représentation « réaliste », ici, une scène de vie sauvage, n’est aucunement mêlée au contexte. Le poète se sert de ces symboles pour mettre en lumière les rapports de force en présence, mais rien n’indique dans cette séquence, qu’il faille l’interpréter comme une métamorphose.

Dans la version virgilienne, nous constatons à l’inverse que tout concourt à nous la faire voir en filigrane. L’intrusion de la comparaison est en effet préparée d’avance par l’auteur, qui a travaillé la composition scénique qui la précède afin de créer des correspondances et des interférences entre le règne humain et animal.

Nous constatons d’abord que le poète a ôté toute notation concrète, pour revêtir l’image d’un caractère plus abstrait : l’oiseau n’est plus représenté aux prises avec un prédateur (lion, sanglier, aigle ou vautour) dans une scène de chasse – comme c’était le cas dans le contexte homérique310 – mais dans un décor nu et plus énigmatique, celui

et le sanglier, engendraient donc les pires craintes. L'attaque que va subir la "timide colombe" est, à n'en pas douter, d'une violence extrême.

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Nous avons relevé dans l'Iliade et l'Odyssée, plusieurs occurrences de ce motif de la colombe timide (Il., V, 778-784 ; Il., XXII, 136-141 ; Od., XV, 525-528 ; Od., XX, 242-243). Elle apparaît toujours dans un contexte violent : une scène de bataille, de présage ou de pendaison. Chaque fois, la colombe offre l'image d'un oiseau frêle, très vulnérable. Dans les scènes de bataille, le poète rapproche systématiquement la scène d'une lutte entre deux animaux : un prédateur, puissant et féroce, s'abat sur sa proie, avec un appétit vorace. La colombe représente l'élément en mauvaise posture et l'autre animal, l'élément en situation avantageuse dans le combat. En Il., V, 778-784, ce sont deux déesses, Héra et Athéna qui sont intimidées par la fougue des Grecs, assimilés à des lions carnassiers ou à des sangliers : "Les deux déesses vont ensuite, d'une allure toute pareille à celle des timides colombes, désireuses de porter aide aux Argiens. Elles arrivent où sont les combattants les plus nombreux et les plus braves. Ils sont groupés autour du puissant Diomède, dompteur de cavales. On dirait des lions carnassiers, ou bien des sangliers, dont rien n'abat la force. La déesse aux bras blancs, Héré, alors s'arrête et pousse un cri " (Il., V , 778-784). Dans la seconde occurrence (Il., XXII, 136-141), c’est Hector qui est comparé à une colombe timide : il craint le redoutable Achille qui est assimilé à un milan : « "Dès qu'il le voit, la terreur prend Hector. Il n'a plus le cœur de rester où il est, laissant derrière lui les portes, il part et prend la fuite, et le fils de Pelée s'élance, sur ses deux pieds agiles. Ainsi dans les montagnes, le milan, rapide entre les oiseaux, d'un élan aisé, fond sur la palombe timide. Elle se dérobe et fuit » (Il., XXII, 136-141). Dans les occurrences extraites de l’Odyssée, la colombe est successivement opposée à un aigle (Od., XV, 525-528), puis à un faucon (Od., XX, 242-243).

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d’une tempête. Or, ce transfert d’image est signifiant : outre le fait de représenter un désordre climatique311, sur le plan figuré, la « tempête » désigne en effet les tourments, les affres qui assaillent l’âme humaine. En revêtant un caractère d’emblée plus subliminal, le nouveau comparant invite donc le lecteur à faire une lecture plus symbolique de l’image.

Nous savons d’autre part que dans l’imaginaire virgilien, la colombe possède une autre connotation que celle de la timidité : une valeur sacrée312. Or, si nous relisons les vers 512-517, nous remarquons que Virgile a pris le soin de camper Hécube et ses filles dans une atmosphère saturée de références religieuses : elles sont placées auprès d’un autel, ara, répété deux fois aux v .513 & 514, et d’un laurier, laurus, recouvrant de son ombre, les pénates, penatis ; elles sont décrites en train d’enserrer les tables consacrées, altaria, et d’entourer de leurs bras, les images des dieux, diuom simulacra. Anticipant sur le contenu de l’image, comme s’il l’avait déjà en tête au moment de composer ce passage, nous remarquons de surcroît que Virgile a préparé la venue de la comparaison, en peignant les femmes dans une attitude « figée », comme dans un arrêt sur image, au moyen d’un imparfait à valeur durative, sedebant, et de participes passés à valeur picturale, condensae et (…) amplexae (v.517). Nous notons que la figure et son contexte sont d’autant plus inextricables, que Virgile les a inscrits dans un réseau de sens qui génère une symbiose. A la « peur » dénotée explicitement dans le contexte par l’attitude prostrée des femmes, répond dans la figure : l’adjectif, atra, connotant un sentiment d’effroi et d’horreur313, ainsi qu’un travail en synesthésie sur la métrique du vers 516 contenant la comparaison : Virgile a multiplié les sons durs, les occlusives explosives [p], [t], [c], praecipitates atra ceu

tempestate columbae, qui, en hyperdessinant le rythme et en produisant une

impression saccadée, illustrent peut-être de manière sonore le tremblement, les spasmes qui parcourent ces femmes. Par un choix et un agencement judicieux des termes, il apparaît ainsi que Virgile stylise la violence, l’impétuosité de l’action afin de fondre ces deux images en une. Tout procède dans cette séquence d’une continuité remarquable. Par des ajustements successifs, l’image analogique semble tellement liée

312

En., VI, 190-205, cf. M.M. DAVY, L’oiseau et sa symbolique, Paris, Albin Michel, 1992, p.67 ; J. PRIEUR, Les animaux sacrés dans l’antiquité, Rennes, Ouest-France, 1988.

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à son équivalente contextuelle, qu’elle en semble être le reflet, le prolongement logique et mental.