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LES ACTES FONDATEURS

II. L’APPARITION DE TRAITS SPECIFIQUEMENT ROMAINS

4. La présence ennienne de quelques images subversives

Le dernier point sur lequel nous voudrions insister, et qui touche à un aspect de la poétique ennienne, concerne plus particulièrement une certaine tendance du poète à dépeindre son univers sous un jour plus sombre. Comme si le style ennien était travaillé par d’autres tensions, influencé par d’autres modèles (Hésiode ?), nous remarquons que, dans certains fragments, Ennius partageait une conception pessimiste de l’épique qui allait à rebours de celle d’Homère. Au lieu de dire la beauté et la dignité de la geste guerrière, certaines images en offraient une vision dévoyée, plus inquiétante et sacrilège. La description de la bataille au début du chant VIII (frag. 262-268) en est un bon témoignage.

(proeliis promulgatis)

pellitur e medio sapientia, ui geritur res,

spernitur orator bonus, horridus miles amatur ; haud doctis dictis certantes, sed maledictis miscent inter sese inimicitiam agitantes ; non ex iure manum consertum, sed magis ferro rem repetunt regnumque petunt, uadunt solida ui.

« Après la proclamation des combats,

la sagesse disparaît, l’action s’exécute avec violence, le bon orateur est méprisé, l’odieux soldat est aimé ;

dans la bataille, non guidés par de saines paroles, mais par des imprécations, les hommes se mêlent, en provoquant la haine.

Ils en viennent aux mains, non de manière légale mais par le fer,

Réclamant leur dû, désirant le pouvoir, c’est avec une violence inébranlable qu’ils marchent »265 (frg. 262-268)

Au moment où Rome s’apprête à faire l’une des guerres la plus glorieuse de son histoire (la seconde guerre punique), il est remarquable de voir avec quelle noirceur Ennius a décrit la situation romaine. Au lieu de dire la beauté de cette entreprise, en utilisant des motifs à visée épidictique, le poète a employé des images qui la montraient vile et condamnable. Le soldat prêt à verser son sang pour son pays était qualifié d’« horridus ». La sagesse faisait place à la violence. Il est certain que dans cette séquence, la guerre, aussi juste soit-elle, était dépeinte comme un mal, une expérience sauvage et bestiale.

L’allusion à des porcs – et non à des animaux d’essence noble, comme le lion, le sanglier, les loups homériques266 – était également employée de manière significative par Ennius, pour décrire la violence des combats. Dans le fragment 106, le poète a écrit :

Nam ui depugnare sues stolidi soliti sunt.

« En effet, les porcs grossiers avaient l’habitude de se battre violemment »267 (frg.106).

C’est la preuve que pour Ennius, la guerre revêtait un caractère bestial, sauvage et condamnable. E.Tiffou, qui va plus loin dans cette interprétation, explique que ce

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J. DANGEL, « Au-delà du réel et poétique de l’indicible : le songe d’Ilia », Mélanges offerts à Cl.

Moussy, éd. par B.Bureau, Ch. Nicolas, Louvain / Paris, Peeters, 1998, p.287. 265

Traduction personnelle.

266

A. SCHNAPP-GOURBEILLON, lions, héros, masques, les représentations de l’animal chez Homère, Paris, Maspero, 1981.

267

rejet ennien de la guerre serait imputable à l’influence de penseurs grecs, qui, au nom d’autres valeurs, une certaine humanitas, ont condamné toute forme de violence :

« Ennius est marqué (…) dans ce fragment par l’influence de la pensée grecque. Nous sommes en présence des réactions d’un homme cultivé devant la violence, fût-elle des plus justes et des plus glorieuses. Plusieurs termes de ce passage le prouvent. Tout d’abord le mot sapientia, qui exprime l’idée de sagesse, mais également celle de modération, et résonne ici comme un écho du mêdèn agan des Grecs. (…) Le poète déplore que les hommes en viennent à s’injurier comme des charretiers au lieu de s’invectiver comme le faisaient les meilleurs représentants de l’école attique. Il ne fait donc aucun doute que le bellum, fût-il externum, est haïssable, car il n’est pas seulement source de violence, mais aussi ennemi juré des grandes valeurs civilisatrices et de la culture »268.

A voir la distance et le ton dépréciatif avec lesquels Ennius a évoqué certains actes guerriers, il ne fait aucun doute que le poète avait parfois une profonde aversion pour la logique martiale.

Révélatrice est encore de ce point de vue la description esquissée du châtiment infligé à Meltius Fugetius dans le fragment 139-140.

Tractatus per aequora campi

« Traîné par la plaine uniforme » (frg.140)

Uulturus in siluis miserum mandebat homonem

« Un vautour dévorait le misérable défunt dans la forêt » (frg.141).

Tout en montrant l’horreur de la scène, en s’attardant sur les détails, comme le faisait déjà Homère269, Ennius n’a pu s’empêcher d’exprimer en même temps son

268

E. TIFFOU, « La discorde chez Ennius », REL XLV, 1967, p.238.

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Homère utilise par exemple les mêmes détails macabres dans la description du sort infligé à Hector : « Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux. A l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon ; il y passe des courroies, et il les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis, il monte sur le char, emportant les armes illustres ; d’un coup de fouet, il enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d’ardeur s’envolent. un nuage de poussière s’élève autour du corps ainsi traîné ; ses cheveux sombres se déploient ; sa tête gît dans la poussière – cette tête jadis charmante et

dégoût et sa réprobation. Il a exprimé clairement son rejet par l’emploi de l’interjection, heu, et de l’adjectif dépréciatif, crudeli, « cruelle » :

Heu ! Quam crudeli condebat membra sepulchro !

«Ah ! Dans quelle cruelle tombe reposent ces membres ! »270 (frg. 142).

Mais une même condamnation de la violence guerrière, implicite et plus allusive, semble aussi poindre dans la description de l’abattage des arbres destinés à pourvoir le bûcher des morts après la bataille d’Heraclea (frag. 181-5) :

Incedunt arbusta per alta, securibus caedunt. Percellunt magnas quercus, exciditur ilex, fraxinus frangitur atque, abies consternitur alta, pinus proceras peruortunt ; omne sonabat arbustum fremitu silvai frondosai.

« Ils s’emparent des arbres par le sommet, les coupe avec des hâches. Ils abattent les grands chênes, l’hyeuse est coupée

Le frêne est brisé et le haut sapin est renversé, Ils abattent les grands pins ; tout arbre altier sonne

Avec un grondement dans les forêts feuillues »271 (frg.181-185)

Si nous confrontons cette séquence à son hypotexte homérique (Il., XXIII, 117-126)272, nous constatons de nouveau que le traitement du motif n’est plus le même273 : alors que chez Homère, le thème de l’abattage des arbres donnait lieu à une scène collective, pleine de vie et d’allégresse, où les guerriers, unis autour de mêmes valeurs,

que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu’ils l’outragent à leur gré sur la terre et sa patrie ! » (Il., XXII, 395-404) 270 Traduction personnelle. 271 Traduction personnelle. 272

« Mais à peine arrivés aux flancs de l’Ida aux sources sans nombre, vite ils s’empressent d’abattre, avec le bronze au long tranchant, des chênes hauts et feuillus, qui tombent à grand fracas. Les Achéens alors les fendent et les lient derrière leurs mules. Celles-ci, de leurs pieds, dévorent l’espace ; elles aspirent à la plaine à travers les halliers touffus. Et tous les coupeurs de bois portent aussi des rondins – ainsi l’ordonne Mérion, l’écuyer du courtois Idoménée – et ils les jettent côte à côte sur le rivage, à l’endroit où Achille médite un grand tombeau pour Patrocle et lui-même » (Il., XXIII, 117-126).

mettaient tous du cœur à l’ouvrage pour honorer la mémoire du grand Patrocle, chez Ennius, l’idée dominante est celle d’un déclin, d’une destruction. Ennius a focalisé son attention sur l’acte de « couper » en multipliant les verbes d’action : incedunt, caedunt, percellunt, exciditur, frangitur, consternitur, peruortunt. La gravité de l’acte est accentuée par la présence d’assonances et d’allitérations (arbusta per alta ; fraxinus

frangitur) qui hyperdessinent le rythme des vers et réitèrent phonétiquement le bruit

des coups et des fractures. La personnification des arbres qui grondent en tombant (omne sonnabat arbustum fremitu) achève enfin de dramatiser l’ensemble. Manifestement, ce qui semblait marquer le poète, c’était la vision d’une violation, d’une perversion. Ennius paraissait choqué de voir la violence avec laquelle les Hommes abattaient les arbres, la maltraitance qu’ils faisaient subir à la nature. Nous retrouvons encore ici un poète récalcitrant à l’idée de peindre l’horrentia Martis274.

Un autre élément est enfin révélateur de sa haine pour les luttes sanguinaires, c’est la présence récurrente de la Discorde dans son univers. Comme le font remarquer certains critiques (E.Tiffou, J.Dangel), la Discorde est en effet sur-représentée dans l’imaginaire ennien. J.Dangel remarque qu’elle est « omniprésente » :

« Discorde « de nature infernale » et revêtue du manteau guerrier (Ann. 521 Vahl.2 corpore tartarino prognata paluda uirago) est omniprésente. C’est elle qui, dans la violence (uis), préside au sac de Troie (Ann. 17 Vahl.), au fratricide de Romulus et à l’enlèvement des Sabines (Ann. 97 et 105 Vahl.), à la guerre d’Albe et de Rome (Ann. 125-126 ; 129-140 Vahl.) à la tyrannie de la Rome Royale et en particulier au règne de Tarquin le Superbe (liv.III), aux différents conflits meurtriers de la République »275.

Et cette présence n’est pas sans induire des conséquences sur la conception ennienne des combats : elle teinte cet univers épique d’une couleur discordante. Manifestement si Ennius a ressenti le besoin de la convoquer si souvent, c’est que, plus encore qu’Athéna, qui, lumineuse et bienfaisante, est la déesse tutélaire

273

Ce motif sera également repris par Virgle, cf. En., VI, 179 et s. ; XI, 134 et s. et par Lucain.

274

Nous verrons dans l’étude consacrée à Virgile, que ces accents enniens se retrouveront dans l’Enéide, qui partage la même aversion à l’égard des combats, horrentia Martis (En., I, 4).

habituellement sollicitée pour présider au combat, Discorde, la déesse infernale et terrifiante, correspondait mieux à l’idée qu’il se faisait de la guerre. S’il a choisi une divinité infernale, qualifiée d’«horrible », taetra (frg. 268), c’est qu’elle exprimait pleinement son « horreur » des combats. E.Tiffou renchérit, en insistant sur l’humanitas d’Ennius, qui dénote chez lui, une pensée essentiellement grecque et platonicienne276. Quant à J.Dangel, dont nous suivrons ici la leçon, elle interprète autrement ces occurrences, en les attribuant à une influence hésiodique. Dans les vieux mythes théogoniques, il est avéré en effet que les monstres, et notamment Discorde, tenaient un rôle important277. L’idée selon laquelle un mal sourd serait à l’origine des guerres incessantes dans l’histoire de l’humanité est par ailleurs développée par Hésiode dans sa Théogonie. Suivant cette interprétation, force serait alors d’admettre, ainsi que l’écrit J.Dangel, qu’« à la réincarnation d’Homère, Ennius (a) ajout(é) l’esprit hésiodique » :

« A la réincarnation immortelle d’Homère, Ennius ajoute l’esprit hésiodique. Plus précisément à l’Iliade le poète de Rudies emprunte le récit mythique d’exploits guerriers et d’une valeur héroïque exemplaires. En revanche c’est dans la Théogonie et dans les Travaux et les Jours hésiodiques qu’il puise la parole mythique de la génèse et de la naissance du monde, incluant l’origine et la généalogie des dieux et des hommes jusqu’à l’Histoire proprement dite. C’est en effet là que sur le plan divin, on assiste notamment à l’installation de l’ordre olympien, dernier acte d’une création dont l’évolution est ponctuée par des luttes violentes, dont la Titanomachie et la Gigantomachie. C’est encore là qu’au plan humain, l’humanité est montrée réitérant sous une forme encore dégradée les schémas précédents. L’homme n’est-il pas en effet l’œuvre tout à la fois de Jupiter et du Titan Prométhée ? Et les cinq races hésiodiques

275

J. DANGEL, art. cit., p.29.

276

E. TIFFOU, art. cit., p.240-241. Il rappelle que l’orateur a également évoqué deux formes de lutte, « une forme de lutte propre aux hommes et une forme de lutte propre aux bêtes ». Ainsi « l’influence du philosophe nous semble donc ne faire aucun doute (…) ; elle éclate surtout dans le contenu même de la pensée. En effet, Platon est un des écrivains qui s’est le plus efforcé par sa réflexion d’atténuer les méfaits de la guerre. Au début des Lois, le philosophe examine l’éducation spartiate, qui cherche avant tout à faire des jeunes gens des guerriers. Il s’emploie à montrer, à partir de là, que seule la paix respecte le sens de la vie humaine et que le seul but de la guerre, quand elle est inévitable, doit être précisément la paix. Telle nous semble être la pensée d’Ennius, pensée antiromaine, si l’on se rappelle que pour Scipion Nasica la guerre est un bien en soi ».

doivent à cet héritage antagoniste la progression d’un mal qui n’a de cesse et qu’illustrent notamment les guerres de Thèbes et de Troie. Or parallèlement les

Annales présentent non seulement une sélection d’événements des origines du monde

jusqu’à l’époque ennienne, mais plus encore, comme nous l’avons vu, des luttes et violentes incessantes. (…) En cela, il est lui aussi hésiodique »278.

Pour exprimer son aversion des combats, et se démarquer de la conception homérique de la guerre, Ennius aurait puisé son inspiration dans ce répertoire. Nous sommes d’autant plus encline à le penser que dans son vers liminaire, Ennius a convoqué les Muses d’Hésiode et non celles d’Homère279. Une réflexion plus approfondie sur les Annales tendrait donc à montrer la distance qui sépare Ennius d’Homère et les affinités qu’il partageait avec Hésiode.

CONCLUSION

A la lecture des épopées républicaines, il apparaît ainsi que, si ces œuvres, étaient encore très conformes aux attentes génériques et auctoriales, telles qu’elles s’étaient « figées » dans l’épopée homérique et dans la poétique aristotélicienne, elle s’en étaient néanmoins partiellement affranchies, en s’enrichissant au contact des textes hésiodiques et alexandrins, et en recherchant des voies propres à leur expression. A travers l’étude de leurs fragments, il nous est notamment apparu que Livius Andronicus, Naevius et Ennius étaient à l’origine d’un certain nombre d’innovations proprement romaines : ils accordaient beaucoup d’attention à la structure proprement rythmique de leurs vers et à l’expression intime et subjective des

277

P. GRIMAL, La mythologie grecque, Paris, PUF, 1962, p.20-38. G. SAURON, « Les monstres au cœur des conflits esthétiques à Rome, au Ier siècle av.J.-C. », Revue de l’art, 1990, p.35-45.

278

J. DANGEL, art. cit., p.31.

279

W.J. DOMINIK, « From Greece to Rome : Ennius’Annales », Roman epic, éd. par A.J. BOYLE, London/New Yorf, Routledge, 1993, p.38 : « et J. DANGEL, art. cit., p.25-26 : « Certes les Muses sont ordinairement les fidèles inspiratrices du poète selon les invocations épiques traditionnelles (HOM., Il., I, 1, II, 484-493 ; Od., II, 1-10). Pourtant curieuse est ici l’évocation de ces Muses frappant du pied un Mont Olympus ». Or, ici, d’après l’explication de Varron (L.L., 7, 19), « Olympus désigne bien non un toponyme, mais le ciel cosmogonique. (…) Il existe de fait deux catégories de Muses, les unes terrestres, les autres célestes. Les premières ressortissent à la tradition homérique et les secondes à la théorie pythagoricienne. Aussi est-ce à cette seconde interprétation qu’il convient de rattacher le vers ennien, s’il est vrai que l’expression pedibus pulsare désigne une danse astrale ».

émotions. Mais les fragments d’Ennius ont surtout mis en évidence sa propension à la métaphore, au style allusif et son penchant pour les images, d’inspiration hésiodique, offrant une vision biaisée et subversive de l’épique. Pour la première fois, se présentait un auteur épique latin défendant une conception négative de la guerre.

Précisément c’est à l’aune de ces résultats, que nous voudrions commenter maintenant d’autres œuvres de notre corpus. Après avoir tenté de saisir, ce qui, du point de vue des Romains, constituait les pré requis de l’épopée latine, nous voudrions poursuivre cette réflexion, en nous interrogeant maintenant sur la manière dont les auteurs ultérieurs se sont positionnés par rapport à ces « codes ». Il s’agira de voir comment ils les ont respectivement assimilés, et de comprendre, dans le même temps, comment ils s’en sont démarqués. Selon les perspectives récentes de la théorie du « genre », il est en effet impossible de croire désormais qu’une œuvre soit la simple réduplication d’une forme a priori : elle doit être considérée comme le résultat d’un dépassement des données antérieures. J.-M. Schaeffer écrit très justement que :

« Tout texte modifie son genre : la composante générique n’est jamais (sauf exceptions rarissimes) la simple reduplication dynamique du modèle générique, constitué par la classe de textes (supposés antérieurs) dans la lignée desquels il se situe. Au contraire, pour tout texte en gestation le modèle générique est un « matériel » parmi d’autres sur lequel il « travaille » »280.

Suivant ces nouvelles directives, l’originalité de leurs images se mesurera donc à l’aune des variations, des rectifications, des modifications qu’ils feront subir à leurs modèles.

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