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LES ACTES FONDATEURS

II. L’APPARITION DE TRAITS SPECIFIQUEMENT ROMAINS

2. La découverte d’un langage intérieur des émotions

Une autre découverte que l’on peut attribuer aux poètes républicains est la découverte d’un langage intérieur des émotions. Alors qu’Homère décrivait souvent les réactions affectives par le truchement d’une image concrète (la chute du casque servant par exemple de symbole pour décrire la mort de Patrocle255), en les décrivant « du dehors », nous remarquons en effet que les poètes épiques républicains ont

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progressé dans la connaissance du cœur humain : les émotions sont désormais décrites « de l’intérieur », grâce à une terminologie plus adéquate.

Déjà chez Livius Andronicus, les émotions ne sont plus décrites en des termes physiques mais sont localisées dans le cœur de la personne. Au lieu de décrire les symptômes physiques de la peur ainsi que l’a fait Homère (« les genoux et le cœur qui se dérobent » cf. Od., V, 297-298), Livius Andronicus a davantage cherché à en transcrire la manifestation intérieure : Igitur demum Ulixi cor frixit prae pauore, « alors seulement sous le coup de la peur, le cœur d’Ulysse se refroidit » (frg.18). Dans d’autres fragments, Livius Andronicus s’est ingénié à trouver des verbes décrivant une réaction affective autant qu’un simple effet visuel : ainsi dans le fragment 23-24, il a substitué le verbe macerat, recouvrant à la fois le sens concret de « briser » et celui plus abstrait de « consumer » à un verbe homérique décrivant simplement la violence des vagues256 (Od., VIII, 138-139). Il a aussi ajouté des adjectifs (saeuum, inportunae) et un adverbe (topper) transcrivant plus nettement l’impact émotionnel de l’action :

… namque nullum

peius macerat humanum quamde mare saeuum : uires cui sunt magnae topper confringent

inportunae undae.

« car rien n’abat davantage un homme qu’une mer cruelle ; brusquement, les vagues ingrates brisent ses forces qui sont vigoureuses » (frg.23-6)

De même, Naevius avait une approche plus psychologique que physiologique des émotions. Dans plusieurs images, des adjectifs, adverbes ou participes sont choisis pour transcrire plus justement l’émotion ressentie par les personnages. Dans la description des femmes fuyant le sac de Troie, amborum uxores / noctu Troiad exibant capitibus opertis, / flentes ambae, abeuntes lacrimis cum multis, « leurs deux épouses fuyaient Troie de nuit, la tête voilée, toutes deux fuyant et versant d’abondantes

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M. VON ALBRECHT, Roman Epic, an interpretative introduction, Leiden / Boston / Köln, Brill, 1999, note 6, p.37-38.

larmes » (frg. 5-7), au lieu de s’en tenir à une description épurée, le poète a par exemple trouvé des formules pour suggérer leur détresse (ablatifs absolus, capitibus opertis, participes, flentes, abeuntes, syntagme prépositionnel, lacrimis cum multis). Naevius a même conçu une structure phrastique qui, avec ses multiples rejets, conforte l’impression de désarroi suggérée par le texte.

Mais nous relevons des images dans les Annales d’Ennius qui nous convainquent également dans ce sens. Dans sa réécriture d’une comparaison homérique (Il., VI, 506-511257) au fragment 517-521, Ennius a notamment tenté de rendre l’émotion telle qu’elle était vécue intérieurement par l’animal :

Et tum sicut equus qui de praesepibus fartus uincla suis magnis animis abrupit et inde fert sese campi per caerula laetaque prata

celso pectore ; saepe iubam quassat simul altam ; spiritus ex anima calida spumas agit albas.

« Et alors, pareil à un étalon qui, gavé dans son écurie, rompt ses liens à grand souffle pour s’élancer, la poitrine dressée, dans les prés bleus et joyeux, en secouant souvent sa crinière hautaine, le souffle chaud de son âme faisant écumer sa bouche » (frg.517-521)

Non seulement Ennius a omis les détails homériques ancrant trop la scène dans le « réel » ( le détail du fleuve dans lequel le cheval avait coutume de se baigner) mais il a ajouté des notations subjectives, qui mettent en valeur l’allégresse du cheval (le pré est qualifié de laeta ; le cheval est décrit au moyen d’expressions magnis animis, celso pectore, spiritus ex anima calida spumas agit albas, qui insistent sur son caractère enjoué). M. Von Albrecht qui a commenté cette comparaison note en particulier que

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Voici la traduction française de P.Mazon de cette comparaison homérique : « Tel un étalon, trop longtemps retenu en face de la crèche où on l’a gavé d’orge, soudain rompt son attache et bruyamment galope dans la plaine, accoutumé qu’il est à se baigner aux belles eaux d’un fleuve. Il se pavane, il porte haut la tête ; sur ses épaules voltige sa crinière ; et, sûr de sa force éclatante, ses jarrets promptement l’emportent vers les lieux familiers où paissent les cavales. De même Pâris, le fils de Priam, descend du haut de Pergame, resplendissant comme un soleil dans son armure, le rire aux lèvres… ».

par des adjectifs de couleurs chargés d’expressivité et d’émotivité, Ennius a dépeint l’état mental de la bête plus que le mouvement :

« Ennius introduit aussi des adjectifs de couleurs qui sont absents dans les autres extraits. Il saisit sur le vif une impression ponctuelle, comme la blancheur de la bave du cheval (alba), et même un détail de l’atmosphère, comme la teinte bleu-brouillé des prairies lointaines (caerula…prata) ; de tels adjectifs, au demeurant, ne sont pas exactement « réalistes » (comme l’a supposé Kameke), ils reflètent plutôt des états psychologiques. Un autre groupe accentue la vitalité (anima calida ; laeta prata) et précise ainsi le portrait du magnus animus de l’étalon »258.

Pour dépeindre avec justesse le désarroi de Lucrèce (esquissé dans le fragment 162), Ennius a de même substitué le geste à la parole. La douleur et la pureté de cette femme sont tout entières exprimées dans une pose symbolique, le mouvement de son regard tourné vers la lumière (stellis fulgentibus) et quémandant la grâce des dieux259.…

Caelum prospexit stellis fugentibus aptum

« Elle observa le ciel parsemé d’étoiles scintillantes » (frg.162)

Nous remarquons donc que le traitement des images chez les poètes républicains était différent de celui d’Homère, dans la mesure où l’attention porté à la gestuelle et à la rhétorique du corps était réalisée avec une plus grande précision. Comme si les poètes avaient tiré une leçon de leur pratique théâtrale, leurs descriptions semblaient en effet résulter d’une plus grande maîtrise de la composition scénique.

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M. VON ALBRECHT, Roman epic, an Interpretative Introduction, Leiden / Boston / Köln, Brill, 1995, p.68 (reprise de l’article, « Ein Pferdegleichnis bei Ennius », Hermes XCVII, 1969, p.333-345) : « Ennius also introduces adjectives of colour which are lacking in all parallel textes. He captures a transitory quality such as the whiteness of the horse’s foam (alba), and even an atmospheric element, such as the misty-blue shade of distant meadows (caerula…prata) ; such adjectives of colour, however, are not properly realistic (as von Kameke had thought), rather they reflect psychological facts. Another group of adjectives emphasize vitality (anima calida ; laeta prata) and thereby contribute to the portrait of the horse’s magnus animus ».

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Notons que Virgile retiendra la leçon d’Ennius. Nous aurons en effet l’occasion de montrer que la description du rapt de Cassandre est décrite selon une technique très similaire : on y voit la jeune femme, levant en vain au ciel ses yeux brûlants, ad caelum tendens ardentia lumina frustra (En., II, 405).

L’émotion n’était plus simplement traduite de manière explicite, mais implicitement dépeinte, « rendue visible », au moyen d’une « éloquence silencieuse ». Comme l’écrit M.Fumaroli :

« Il y a dans le visage une sorte d’éloquence silencieuse qui, sans même agir, agit néanmoins et capte l’auditoire. (…) Et les intimes pensées de l’âme sont si bien peintes et exprimées sur le visage, que les sages pensent que celui-ci parle »260.

L’enargeia épique s’était pour ainsi dire enrichie au contact d’une enargeia d’essence théâtrale, au point de devenir plus « spectaculaire » : elle était devenue plus subjective, plus intimiste, tout en parlant et en s’adressant davantage au regard et à l’imagination.