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TROISIEME PARTIE

III. HELENE , LA FEMME-SERPENT

Une autre séquence, fonctionnant selon cette même logique implicite, est la description d’Hélène, la femme traîtresse, génératrice de la guerre de Troie (En., II, 567-574). Nous sommes au cœur de l’incendie de la cité troyenne, lorsqu’à la lueur des flammes, Enée aperçoit Hélène, tapie dans sa cachette. De nouveau, il semble que la manière dont Virgile décrit cette femme est tellement suggestive et ambiguë, que le lecteur est conduit à faire des combinaisons étranges.

Iamque adeo super unus eram, cum limina Vestae seruantem et tacitam secreta in sede latentem Tyndarida aspicio ; dant clara incendia lucem erranti passimque oculos per cuncta ferenti. Illa sibi infestos euersa ob Pergama Teucros et Danaum poenam et deserti coniugis iras praemetuens, Troiae et patriae communis Erinys, abdiderat sese atque aris inuisa sedebat.

« Et maintenant donc je restais seul quand j'aperçois, réfugiée sur le seuil de Vesta, silencieuse et se dissimulant à l'écart dans un coin, la fille de Tyndare : les incendies donnent une vive clarté et j'erre portant partout mes yeux sur tous objets. Craignant désormais la haine des Troyens pour Pergame abattue, le châtiment des Danaens, la colère d'un époux délaissé, Erinys aussi fatale à Troie qu'à sa patrie, elle s'était cachée et se tenait assise, haïe de tous, près des autels. » (En. , II , 567-574)

Si nous sommes attentive à la manière dont Virgile décrit cette femme, nous remarquons en effet qu’il la dépeint comme un être inquiétant et perfide. Qualifiée de personnage « haïssable », inuisa, et métaphoriquement d’Erynis et de « fléau », nefas (v.585), elle est représentée en train de se cacher, latentem, abdiderat sese, dans un lieu dissimulé à l'écart, secreta in sede latentem, à proximité d’un lieu sacré. Le poète insiste sur son silence, tacitam, et son immobilité : le verbe seruantem dit qu'Hélène gardait le seuil de Vesta et le verbe sedebat (imparfait à valeur durative), qu’elle gardait la position assise. Notons que la racine *sed est réitérée dans le terme sedes,

secreta in sede, renforçant l’impression de statisme. Hélène est par ailleurs présentée comme un être silencieux, tacitam, et fourbe. La métrique expressive du vers 568 souligne en effet son attitude sournoise :

- - - Tu u - P - - -(H)- - u u - u

seruant(em) et tacitam secreta in sede latentem

L'adjectif tacitam est un terme anapesthique isolé entre deux césures fortes (une penthémimère et une hephthémimère). Or, par rapport aux spondées qui encadrent cette pause, sa diction donne l'impression de quelque chose de furtif car Virgile a créé un contre-rythme (produit par la disposition inversé des pieds par rapport à un dactyle uu- au lieu de -uu ). Dans la diction de l'hexamètre, ce son hoquetant attire donc l'attention et montre que quelque ruse est en train de s’ourdir derrière le dos des combattants.

Or, cette manière de peindre nous conduit à faire des rapprochements, car Homère, et plus spécifiquement Virgile, utilisent la même thématique et les mêmes attributs pour figurer un serpent. Dans l’Iliade (Il., XXII, 93-97), le poète grec comparait par exemple la tactique du guerrier, Hector, qui se cache pour surprendre Achille, à celle du serpent qui guette sa proie, selon les mêmes caractéristiques : l’animal était décrit comme étant immobile, tapi dans sa cachette. Mais, c’est surtout dans l’imaginaire virgilien que cette figuration du serpent est largement exploitée. Depuis les Bucoliques, Virgile a tissé un réseau de références propre à ce thème. Dans la troisième Bucolique, le serpent est ainsi déjà présenté comme un animal fourbe, dont il faut se méfier :

Qui legitis flores et humi nascentia fraga,

Frigidus, o pueri, fugite hinc, latet anguis in herba.

« Enfants, cueillant les fleurs, la fraise au sol naissant, fuyez d'ici : se cache en l'herbe un froid serpent » (Buc. , III , 92-93)

Dans les Géorgiques, cette thématique est également féconde. Virgile donne plus d'ampleur à la description qu'il avait esquissée dans ses chants pastoraux :

Saepe sub immotis praesepibus aut mala tactu uipera delituit caelumque exterrita fugit, aut tecto assuetus coluber succedere et umbrae (pectis acerba boum) pecorique adspergere uirus fouit humum.

« Souvent sous la litière qui n'a pas été remuée, se cache la vipère, mauvaise quand on la touche ; elle y cherche un refuge contre le jour qu'elle redoute ; ou bien la couleuvre, cruel fléau des bœufs, accoutumée à se glisser dans un abri plein d'ombre et à répandre son venin sur le bétail, se tient blottie sur le sol. » (Ge. , III , 416-420)

Ici, le serpent est clairement décrit comme un animal redouté et redoutable, se réfugiant dans des lieux retirés. Virgile insiste par ailleurs sur la perfidie de l’animal, en le qualifiant de pectis acerba boum, « cruel fléau des bœufs ». A d'autres moments, Virgile décrit la scène du serpent qui se cache et qui veille. La mention des retraites tortueuses, curuas latebras (Ge., II, 216), curuis latebris (Ge., II, 544) est alors explicitement liée à celle du reptile. Enfin certaines correspondances terminologiques entre le passage de l'Eneide, ceux des Géorgiques et ceux des Bucoliques révèle que l'intention du poète était bien de suggérer l'image d'un serpent derrière celle d'Hélène. Les termes latere, seruare et abdidere se retrouvent d'une version à l'autre. La vipère se cache, latet, dans les Bucoliques (Buc., III, 93), comme Hélène qui est montrée latentem (En., II,568). La vipère garde, seruantem, également ses rives, à l’instar de sa rivale, dans cette séquence des Géorgiques :

Illa quidens, dum te fugeret per flumina praeceps, immanem ante pedes hydrum moritura puella

seruantem ripas alta non uidit in herba.

« Oui, pour t'échapper, elle courait le long du fleuve ; la jeune femme ne vit pas devant ses pieds,

dans l'herbe haute, un serpent d'eau monstrueux

Enfin, le verbe abdidere "se cacher" est repris dans un passage de l'épopée et des Géorgiques.

abdiderat sese atque aris inuisa sedebat

« (Hélène) s'était cachée et se tenait assise, haïe de tous, près des autres » (En., II, 574)

Iamque fuga timidum caput abdidit alte

« déjà, (la vipère) a fui et cache profondément sa tête apeurée » (Gé., III, 422)

Par ces multiples échos, le lecteur est donc invité à faire le lien entre l'image d'Hélène et celle du serpent. Ce rapprochement est d'autant plus naturel, que Virgile campe la scène dans un décor sacré, près d'un autel. Or, c'est une façon coutumière au serpent que d'apparaître dans un décor consacré à quelque divinité, une source ou un temple. Les serpents de Laocoon se cachaient derrière l'ordre du bouclier d'Athéna (En., II, 225-227). Dans la version homérique, le reptile sortait derrière un autel (Il., II, 310). En tissant ce réseau complexe de correspondances, en intertextualité externe et interne, Virgile a donc réalisé un véritable télescopage d'images.