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TROISIEME PARTIE

VI. EURYALE COMPARE A UN PAVOT

Une dernière comparaison, celle d’Euryale comparé à un pavot (En., IX, 431-437), mérite enfin un commentaire, dans la mesure où Virgile a retravaillé un cliché homérique, selon la même visée : le comparant est moins convoqué pour figurer une scène « réaliste », qu’une vérité intérieure et subliminale, une phantasia subjective et symbolique. Voici le rappel du contexte : les Grecs viennent de faire prisonniers Nisus

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M. LE GUERN, Essai de définition linguistique de la métamorphose, Paris, Larousse, 1973 écrit que « la métamorphose est une métaphore projetée dans le temps. La métaphore est au début et à la fin d'une métamorphose : elle la fige dans un état durable, elle est une métamorphose figée ».

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et Euryale, deux jeunes Troyens, qui avaient été envoyés en éclaireurs. Ils tuent Euryale. Virgile écrit alors :

Talia dicta dabat, sed uiribus ensis adactus Transadigit costas et candida pectora rumpit. Uoluitur Euryales leto pulchrosque per artus It cruor inque umeros ceruix conlapsa recumbit : Purpureus ueluti cum flos succisus aratro

Languescit moriens lassoue papauera collo Demisere caput pluuia cum forte grauanutur.

« Il parlait ainsi, mais l’épée poussée avec force, traverse les côtes et rompt la poitrine blanche. Euryale roule dans la mort, le sang se répand sur son beau corps et sa nuque défaillante retombe sur ses épaules : comme une fleur de pourpre, tranchée par la charrue, languit mourante ; ou comme les pavots, leur cou lassé, ont incliné leur tête quand la pluie les appesantit. » (En., IX, 431-437)

Sans aucun doute, la séquence est encore ici homérique. Lorsque Homère voulait insister sur le caractère prématurée d’une mort, il utilisait une fleur et il a plus particulièrement convoqué le pavot, en hapax, pour décrire la chute de Gorgythion.

« Il (Teucros) dit, et de sa corde, il fait jaillir un nouveau trait, droit sur Hector ; son cœur voudrait tant l’atteindre ! Mais il le manque, et à sa place, la flèche va toucher en pleine poitrine Gorgythion sans reproche, le noble fils de Priam, à qui il est né d’une épouse venue d’Esyme, Castianire la Belle, au corps de déesse. Tel un pavot, dans un jardin, penche la tête de côté, sous le poids de son fruit et des pluies printanières, tel il penche son front par le casque alourdi » (Il.., VIII, 300-307)

Une étude comparée des deux séquences révèle néanmoins que la poétique de l’image des deux auteurs est encore différente.

Chez Homère, la comparaison était utilisée pour décrire une impression visuelle immédiatement perceptible par les sens : l’inclinaison des capsules « mimait » l’affaissement de la tête du guerrier. L’image restait au demeurant clairement distincte

du contexte et purement analogique, par la réitération du verbe de mouvement, balen, et la présence d’outils corrélatifs, ôs… ôs.

Chez Virgile, le motif du pavot est quant à lui, davantage mis en rapport avec le comparé et traité dans un style plus symbolique : il est là pour décrire une vérité latente et subjective.

Si nous commentons la texture de l’image, nous constatons en effet que Virgile travaille selon d’autres visées : d’une part, la description, brève, n’est plus enchâssée avec sa structure lourde dans le récit comme un médaillon en relief sur la trame narrative, mais insérée harmonieusement au moyen d’une simple cheville, ueluti. Nous constatons d’autre part que, par le retrait ou l’ajout de certains détails, Virgile a actualisé d’autres potentialités expressives. Le poète a notamment ôté les notations descriptives trop ancrées dans le « réel », pour donner à son image un caractère plus symbolique. Non seulement le poète latin, illustrant encore ici son goût pour l’abstraction, a gommé tous les repères spatiaux et temporels (la mention du « jardin » et celle du « printemps ») pour détacher sa vision du « réel », mais il a insisté sur des détails, la couleur et la forme des pavots, qui en renforcent la connotation sacrée. Le pavot qui en soi est un symbole funéraire – c’est l’emblème de la jeunesse et du sommeil éternel, qui figure sur les tombes des jeunes défunts328 – est d’une part associé à la couleur pourpre. Or cette couleur a dans un contexte virgilien une connotation sacrée : elle évoque les fleurs purpurines qui sont offertes en offrandes lors des rites des funérailles329 (lors de la cérémonie offerte à la sépulture d’Anchise, Enée répand sur son tombeau des fleurs pourprées, purpureosque iacit flores, En., V, 79). Mais il est d’autre part représenté avec la tête inclinée, demisere caput. Or F.Cumont précise que sur les tombes funéraires, le pavot est également représenté avec la capsule inclinée330. Par la mise en relief de certains détails, établissant un parallèle

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F. CUMONT, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1966, p.27, confirme en effet cette valeur funéraire du pavot, en commentant quelques stèles. L’auteur décrit notamment une stèle (retrouvée à Sardes) sur laquelle une fleur est sculptée à côté du mort. L’épitaphe métrique, écrite en grec, commente : « la fleur est l’emblème de la jeunesse, qu’un démon a ravi (au défunt) ».

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J. THOMAS, Structures de l’imaginaire dans l’Enéide », Paris, Les Belles Lettres, 1981, p.113-114, « l’adjectif purpureus, associé à flos, peut être la transcription d’une coutume liée au rite des funérailles ».

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F. CUMONT, op. cit., p.397, précise en effet que les pavots tenus par les gisants sont souvent représentés avec des capsules s’inclinant vers la couche.

avec la représentation iconographique des pavots funéraires, Virgile a donc renforcé la connotation sacrée de ses fleurs et entouré la mort d’Euryale d’une atmosphère de paix et de recueillement : la pietas d’Euryale n’en apparaît ainsi qu’avec plus d’éclat. Il est élevé au rang d’un martyr dont la pureté et la vertu sont encore honorées après sa mort. Ainsi dans la version virgilienne, le végétal est davantage convoqué pour figurer un symbole, celui de la « mort prématurée »331. L’enargeia virgilienne n’a donc plus pour unique visée de représenter des scènes « réalistes », mais des scènes imaginaires, des phantasiai fictionnelles et symboliques. Nous voyons que l’écriture virgilienne s’aventure parfois sur des chemins qui ne sont plus ceux de la mimèsis homérique. Tout semble indiquer que, dans ces vers, Virgile est déjà en train de préparer la voie à la phantasia créatrice, qui sera théorisée quelques décennies plus tard par le Pseudo-Longin332 dans sa conception du Sublime.

CONCLUSION

Au regard du travail stylistique et langagier opéré dans les comparaisons, il apparaît ainsi que tous les efforts convergent dans l'écriture virgilienne, pour désenclaver les figures et leur ôter leur aspect rationnel. Bravant les interdits, les descriptions analogiques semblent désormais se fondre dans le contexte et suggérer une fusion entre les éléments.

Chez Homère le rapport que le comparant entretenait avec le comparé était lâche. La comparaison était un détour, une autre manière de dire mais à aucun

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Nous empruntons cette expression à A. MOREAU, Eschyle, la violence et le chaos, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p.61, qui parle de la colombe comme « symbole de la violence subie ».

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Nous savons en effet que dans le traité du sublime de Pseudo-Longin, l’auteur va assez loin dans sa conception de la représentation antique : il ne la considère plus comme assujettie au réel, mais conçoit qu’elle puisse figurer des scènes mentales. C’était là une manière de penser radicalement différente de celle des théoriciens « classiques ». Sur la définition de la phantasia dans la théorie du Sublime, voir

Supra, p.37-38. 333

E. AUERBACH, Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard Coll. « Tel », 1968, p.14.

moment, elle ne se mêlait à la situation contextuelle. Elle instaurait toujours une distance par rapport au cadre narratif. A aucun moment, les éléments figurés ne se substituaient aux protagonistes. L'analogie avec l'animal n'affectait jamais l'identité du personnage. Dans l’Iliade, la comparaison ne procédait à aucun transfert ou réorganisation de sens de chacun des éléments comparés. Ils étaient présents l'un et l'autre avec leur plénitude de sens : les deux déesses, Héra et Athéna, restaient des déesses et la colombe, une colombe.

Chez Virgile au contraire la poétique des images se renouvelle car la représentation de l'animal est très proche de celle que l'on a de l'homme. L'image du comparant est si unie au contexte, que le lecteur est conduit à faire des combinaisons nouvelles. Dans son esprit, les femmes angoissées deviennent des colombes serrées en cercle autour de l'autel et la troupe des combattants s'assimile à une meute de loups. La force de l'image virgilienne est telle qu'elle nous fait glisser vers une autre lecture du texte. D’une mimèsis représentative, nous passons à une phantasia plus subjective et fictionnelle. La figure, par une évidence intuitive, suggère l'idée d'une assimilation entre l'être et l'animal. L'auditeur, fasciné, réalise mentalement des « métamorphoses ». Des réalités insoupçonnées lui sont révélées par sa perception sensible des événements.

Les comparaisons ne sont cependant pas le seul outil stylistique grâce auquel Virgile détourne la mimèsis de sa visée originelle. Dans l’étude suivante, nous allons montrer qu’une simple séquence narrative, grâce à un agencement travaillé des termes et de la métrique dans le vers, génère parfois une hypotypose subliminale dans la conscience du lecteur. Le style allusif s’étendrait ainsi à d’autres procédés de la poétique des images virgiliennes.

* * *

C

HAPITRE II

U

NE PLUS GRANDE RESONANCE DES MOTS EN CONTEXTE

Non content d’ôter le cadre rationnel des comparaisons homériques, Virgile travaille encore différemment d’Homère, dans la mesure où il n’hésite pas à jouer sur la polysémie du langage. Au lieu de remplir tous les espaces vacants d’une représentation, comme le faisait Homère, qui, ainsi que le rappelle E. Auerbach, avait l’obsession de « tout » extérioriser 333, nous constatons que Virgile, à l’instar d’Ennius, s’attache davantage à privilégier un certain laconisme dans l’expression, conférant au langage une certaine ambiguïté. La signification de ses descriptions s’en trouve alors enrichie, car elle émerge d’un non-dit. Dans un passage apparemment clair et simple, se décèle un autre message en deçà du sens. Des représentations subjectives, des hypotyposes subliminales se révèlent dans la conscience du lecteur. Participent notamment à la genèse de cette imagination créatrice, un travail sur la rythmique et la métrique du vers mais aussi l’usage d’un style métaphorique, qui charge les images de valeurs secondes.

La métaphore, qui, ainsi que nous l’avons montré, était peu prisée par Homère pour créer de la figuration dans le langage, est en effet une figure possédant un fort potentiel poétique. Plus qu’une similitudo breuior (Cicéron, De Or., III, 158) qui pose un simple rapport d’analogie, elle suggère une substitution : elle gomme les marques de l’analogie et impose au lecteur un rapport d’équivalence entre deux éléments. Autrement dit, à la différence de la comparaison qui explicite le sens de manière rationnelle, la métaphore sollicite la sensibilité et l’imagination du lecteur. J.L. Joubert a bien mis ce pouvoir en évidence, lorsqu’il écrit que « la métaphore impose la

fulguration d’une évidence intuitive »334. La métaphore s’avère en effet d’une plus grande efficacité poétique que la comparaison, car le lecteur est invité à découvrir des significations secondes à partir de son interprétation sensible.

Précisément, ce sont quelques significations secondes que nous nous proposons de mettre en évidence dans l’œuvre virgilienne à partir de l’analyse de quelques images. Nous travaillerons sur des portraits de personnages335 : nous montrerons comment par un travail complexe sur le langage (métrique, choix, agencement de mots, réécriture en intertextualité interne et externe), Virgile parvient à superposer deux images, à glisser sous le sens réel, un second sens suggérant une assimilation de l’homme avec un animal. Nous étudierons successivement les hypotyposes suivantes : celle d’Enée, de Cassandre, d’Hélène, de Politès et de Priam. A l’appui de nos démonstrations, nous joindrons les hypotextes homériques ou virgiliens (extraits des Bucoliques ou des Géorgiques), afin de rendre plus évidences certaines correspondances et/ou différences.