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Pour désigner l’effet qui résulte du procédé descriptif, l’image mentale suscitée par le texte, les Anciens employaient enfin le terme de « phantasia », traduit en latin par uisio.

Notons que, comme la notion d’ekphrasis, celle de phantasia, ne fut employée dans ce sens que relativement tardivement – au Ier s. ap.J.-C – .

Auparavant, cette notion, réservée au domaine philosophique et habituellement traduite par « sensation »96, désignait une représentation mentale, intervenant dans le processus cognitif, mais qui n’était pas explicitement rattachée au domaine de la Poétique et de la Rhétorique. Aristote, qui est le premier à l’avoir conceptualisée la

94

ARIST., Rhét., III, 10, 1411 b 2.

95

M. ARMISEN-MARCHETTI, « La notion d’imagination chez les Anciens : II – La Rhétorique »,

Pallas, 27, 1980, p.10-11. 96

R. LEFEBVRE, « Faut-il traduire le vocable aristotélicien de phantasia par « représentation » ? », dans Revue philosophique de Louvain, 95, 1997, p.587-616 ; « Du phénomène à l’imagination : les Grecs et la Phantasia », dans Etudes phénoménologiques, Louvain-La-Neuve, 1985, t.XX, p.97-136. Le critique écrit (p.103) que « la phantasia est (…) liée à la sensation (…), elle est l’apparaître de l’être senti ».

définissait ainsi comme une faculté de représentation intermédiaire entre la sensation et la pensée. La définition la plus claire que nous en ayons se trouve dans le traité De l’âme, 427b 15 et s :

« L’imagination (phantasia) diffère à la fois de la sensation et de la pensée ; elle ne peut se produire sans la sensation et sans elle il ne peut y avoir de jugement »97.

Il a précisé que la nature de cette image mentale était essentiellement visuelle, en en rappelant l’étymologie (phaos « la lumière »)98. Tentant d’en restituer le sens initial, J.P. Vernant s’est proposé de la définir en ces termes :

« La phantasia est cet état de la pensée où l’on donne son assentiment spontané à l’apparence que revêtent les choses, à la forme à laquelle elles se font voir, comme quand nous croyions, sans esprit critique, au spectacle d’un morceau de bois placé dans l’eau et qui nous apparaît brisé »99.

Ce n’est qu’à partir des traités de la rhétorique impériale (Traité du Sublime et celui de l’Institution Oratoire), que la phantasia fut actualisée dans son sens rhétorique.

Pseudo-Longin100 par exemple la cite et la définit explicitement comme une représentation mentale résultant de l’enargeia. Il écrit dans le paragraphe 15 de son traité :

97

ARISTOTE, De An., 427b 15 et s. (trad. V. Goldschmidt). Notons que cette mise en évidence du rôle de l’image dans le processus cognitif est très important car il suggère qu’un travail d’intellectualisation s’opérait dans les arts plastiques.

98

ARISTOTE, De An., 429a 5 et s.

99J.P. VERNANT, « Naissance d’images », dans Religions, histoires, raisons, Paris, 1979, p.119.

100

Pour la datation du Traité du Sublime, la question reste en suspens : début de notre ère ou fin du premier siècle ? cf. A.MICHEL, « Rhétorique, tragédie et philosophie », G.I.F., 1969, p.269, p.246, n.3. Selon A. ROSTAGNI, « Il « Sublime » nella storia dell’estetica antica », Annali della Scuola Normale

Superiore di Pisa, S. II, vol. 2 (1993), p.99-119 ; I. LANA, Quintiliano, il sublime e gli esercizi

preparatori di Elio Teone : ricerca sulle fonti greche di Quintiliano e sull’autore del sublime, Torino,

1951, Universita di Torino, Pubblicazioni della Facolta di lettere e filosofia et W.H. FYFE, Longinus,

On the Sublime, Cambridge, Loeb Classical library, 199, 1995, le traité Du Sublime aurait été rédigé

« L’on désigne communément par le mot image (phantasia) toute pensée qui, d’une manière quelconque, se présente capable de produire une expression ; mais maintenant ce terme est réservé surtout au cas où, par un effet de l’enthousiasme et de la passion, tu parais voir ce que tu dis et le mets sous les yeux de l’auditeur »101.

Après lui, Quintilien102 se l’approprie également dans ce sens dans son Institution Oratoire, en la traduisant par uisio. Le concept de phantasia connaît alors une carrière rhétorique, où il désigne les eidolopoiai ou images fabriquées, correspondant sous l’effet de l’inspiration et de l’émotion, à la transmission d’un « voir ».

« Ce que les Grecs appellent des phantasiai (nous pourrions bien appeler cela des « visions »), par lesquelles nous nous représentons mentalement les images des choses absentes au point d’avoir l’impression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous, quiconque aura bien su les concevoir sera très efficace pour soulever les émotions. Certains auteurs appellent euphantasiôton (doué d’une bonne imagination) l’homme qui se représentera le mieux les choses, les paroles, les actions selon le vrai : or il est certain que nous acquerrons facilement cette faculté, si nous le voulons »103.

Ainsi, dans ces deux passages, et pour la première fois, dans la rhétorique gréco-romaine, la phantasia était présentée comme une faculté propre à susciter l’enargeia du discours : comme le rappelle Quintilien dans le paragraphe 32 :

« De là (scil. de la phantasia) procédera l’enargeia, que Cicéron appelle illustration et évidence, qui ne semble pas tant raconter que montrer : nos passions ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes »104.

101

PS-LONGIN, D.S., XV, 1 (trad. H. Lebègue).

102

L’œuvre de Quintilien date des dernières années du Ier siècle ap.J.-C. (cf. J.Cousin, éd. de QUINTILIEN, Belles Lettres, I, Introduction, p.XXVIII)

103

QUINT., I.O., VI, 2, 29 : Quas « phantasias » Graeci uocant (nos sane uisiones appellemus), per

quas imagines rerum absentium ita repraesentantur animo ut eas cernere oculis ac praesentes habere uideamur, has quisquis bene ceperit is erit in adfectibus potentissimus.Quidam dicunt « euphantasiôtov qui sibi res, uoces, actus secundum uerum optime finget : quod quidem nobis uolentibus facile continget.

104 QUINT., I.O., VI, 2, 32 : Insequetur « enargeia », quae a Cicerone inlustratio et euidentia nominatur, quae non tam dicere uidetur quam ostendere, et adfectus non aliter quam si rebus ipsis intersimus sequentur

Si, dans ses attestations récentes, la phantasia était définie comme une « représentation mentale », il faut savoir néanmoins qu’au Ier siècle ap.J.-C., elle revêtait un sens particulier, car elle était issue d’un « transfert » d’une notion philosophique et plus particulièrement stoïcienne, à la rhétorique105.

Or, dans la philosophie stoïcienne, la phantasia, différait de celle d’Aristote, car elle était désormais plus fermement rattachée à l’« apparaître » et avait acquis un authentique statut de réalité existante. A.Rouveret écrit que « le terme se trouv(ait) complètement détourné de son sens initial puisque la dichotomie entre sensation et intellection se vo(yait) rejetée »106. Censée assurer la correspondance parfaite entre l’objet et sa perception par l’homme107, elle fondait sa légitimité et sa crédibilité sur son évidence. La phantasia était dite kataleptikè, car elle poussait le sujet sans hésitation possible vers l’assentiment. Selon les termes mêmes de Chrysippe – cité par Sextus108 – sa force d’attraction était telle que son évidence nous « tir(ait) les cheveux vers l’assentiment ».

Se fondant sur une analogie fonctionnelle par rapport à son équivalent philosophique, la phantasia des rhéteurs se vit ainsi dotée d’une évidence propre, exerçant un pouvoir d’attraction tel qu’il menait jusqu’à l’assentiment109Pseudo-Longin nous dit que la phantasia rhétorique « asservissait » plus qu’elle ne

105

Sur l’influence des Stoïciens dans la création et le façonnement de la phantasia rhétorique, cf. CL. IMBERT, « Stoic logic and alexandrian poetics », dans Doubts and dogmatism, studies in hellenistic

epistemology, Oxford, 1980, p.182-216 ; « Théorie de la représentation et doctrine logique dans le

stoïcisme ancien », dans Les Stoïciens et leur logique, Paris, 1978, p.224-249 ; P.H. SCHRŸVERS, « Invention, Imagination et Théorie des émotions chez Cicéron et Quintilien », Rhetoric revalued, 1982, Medieval & Renaissance texts & studies, p.47-57 ; G.WATSON, Phantasia in Classical Thought, Galway, 1988 (chap. IV « Discovering of the imagination - Platonists ans Stoics on phantasia) ; « Phantasia from the Late Hellenistic Period to Early Neoplatonism », ANRW, II, 36, 7, 1994, 4765-4810 ; et plus récemment, A. ROUVERET, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, Palais Farnèse, Ecole française de Rome, 1998, p.383-460 ; J. DROSS, « De la philosophie à la rhétorique : la relation entre « Phantasia » et « Enargeai » dans le traité « Du Sublime » et de l’« Institution Oratoire » », Philosophie Antique, 2004, n°4, p.61-93. J. DROSS parle explicitement (p.61) d’un « transfert à la rhétorique de (…) notions philosophiques ».

106

A. ROUVERET, op. cit., p.392.

107

Selon le témoignage célèbre du PSEUDO-PLUTARQUE, Plac. IV, 12, 1 = SVF II, 54 = LS 39B, Chrysippe définissait ainsi la phantasia comme une « affection qui se produit dans l’âme et se révèle elle-même en même temps que l’objet qui l’a produite ». Pour plus de détails concernant l’épistémologie du Portique, cf. J. DROSS, art. cit., p.68-72.

108

SEXTUS, Math. VII, 257 = LS 40K.

109

M. ARMISEN-MARCHETTI, Sapientiae facies, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p.58 écrit que la

« persuadait »110 – , mais à la différence de son homologue philosophique, elle n’était plus, selon les termes de J.Dross « une évidence index sui, garantissant par elle-même sa propre vérité et celle de l’objet représenté », mais un « effet de logos, (…) construite de toutes pièces » par les rhéteurs111. Autrement dit, la phantasia rhétorique recouvrait un sens beaucoup plus large. Loin de se borner à transmettre des perceptions du réel, elle devenait « imaginative » en se mettant à représenter des « choses in absentia », (cf. la définition qu’en donne Quintilien dans le passage 2, 29 du livre VI de l’ Institution Oratoire susmentionné). Elle se découvrait ainsi de nouvelles potentialités. Témoins de ce changement dans la conception de la phantasia, J. Dross écrit que :

« La bonne phantasia littéraire n’est donc plus seulement une représentation issue de la perception réelle et conforme à l’objet qui l’a fait naître ; elle regroupe désormais tous les cas de représentations non conformes à leur objet, voire sans objet actuel, à condition que ces représentations soient « transformées » pour devenir des vertus opératoires. Le bon orateur, euphantasiotos, n’est pas celui qui a de « bonnes »

phantasiai au sens où ses phantasiai correspondraient à leur objet, mais celui qui sait

transformer les visions maladives en images oratoires « évidentes » et, comme telles, propres à persuader et à mouere l’auditeur »112.

Conclusion

Comme en témoigne ce relevé terminologique, les Anciens avaient donc une connaissance intuitive, sinon parfaitement élucidée des « images » et de leur efficacité persuasive. Mieux encore : nous allons à présent démontrer q’ils avaient des vues précises et controversées sur la mimèsis et ses enjeux, c’est-à-dire sur les rapports entre la création imitative et imaginative. Nous précisons que ces rappels historiques seront

désignait tout procédé par lequel l’orateur impos(ait) à son auditoire une représentation mentale, soutenue par le dynamisme d’un mouvement affectif ».

110

PS-LONGIN, D.S., XV, 9.

111

J. DROSS, « De la philosophie à la rhétorique : la relation entre « Phantasia » et « Enargeai » dans le traité « Du Sublime » et de l’« Institution Oratoire » », Philosophie Antique, 2004, n°4, p.77.

112

d’autant plus importants qu’ils nous serviront d’arrière-plan rhétorique, pour penser et définir le positionnement respectif de nos auteurs dans la suite de nos études.