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Ce système d’interprétation unique conduit, selon Olivier de Sardan (1996), à une « violence faite aux données » (¶ 7) en raison du processus de « surinterprétation » qui le produit. La notion de « surinterprétation » est mobilisée par l’auteur en appui à la réflexion épistémologique et méthodologique qu’il développe concernant la démarche d’analyse. Cette démarche relève de la « `grounded epistemology`, autrement dit, de cette épistémologie enracinée dans les problèmes du terrain » (Olivier de Sardan, 1996, ¶ 3).

Il y a risque de surinterprétation lorsque les chercheur∙e∙s procèdent à « réduire n facteurs, empiriquement observables et pouvant tous jouer un rôle dans l’`explication` d’une situation sociale locale, à un seul d’entre eux » (¶ 29). Olivier de Sardan (1996) estime que la proposition de ce facteur envisagé comme « dominant » (¶ 31) « est un risque normal à prendre » (¶ 31), mais que cela ne devrait pas amener à ignorer tous les autres facteurs. Il y a également risque de surinterprétation lorsque la recherche de sens et la cohérence de la

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démonstration conduisent à la « `cohérentisation` ou à la `systématisation` tous azimuts » (Olivier de Sardan, 1996, ¶ 33). La comparaison des données est d’autant plus cohérente lorsqu’elle prend en compte les divergences que lorsqu’elle ne repose que sur les similitudes.

Olivier de Sardan (1996) considère que « sans prise de risque interprétatif il n’est pas de sciences sociales » (¶ 58) et montre comment les procédures de cette prise de risque peuvent faire basculer les chercheur∙e∙s à tout moment du côté de la surinterprétation. Il met cependant en garde les chercheur∙e∙s qui, confrontés à cette contrainte, pourraient « plaider en faveur d’un droit à la surinterprétation » (¶ 60). L’auteur précise que la prise de risque et les sauts interprétatifs « dès lors qu’ils sont empiriquement argumentés, qu’ils ne rentrent pas en contradiction avec les données connues de l’époque, et qu’ils ne se prétendent pas plus étayés empiriquement qu’ils ne le sont en fait, ne peuvent être qualifiés de surinterprétations » (¶

60). En effet, par cette précision, l’auteur insiste sur l’ambigüité du terme surinterprétation et postule que celui-ci ne concerne pas tellement « un `plus` d’interprétation » mais davantage

« l’absence de vigilance méthodologique ou argumentative par rapport aux `données` » (¶ 60).

L’explicitation des conditions de production des données et l’analyse des échecs rencontrés dans l’usage du logiciel N-Vivo9 ainsi que dans l’application d’une analyse de contenu conduisent à terminer ce chapitre méthodologique par l’explicitation de la démarche d’analyse finalement adoptée.

D

ÉMARCHE D

ANALYSE

La « conquête de l’objet » (Schurmans, 2008b) invoque les principes de la Grounded Theory élaborée par Glaser et Strauss (1967) et plus précisément l’articulation entre chercheur∙e∙s, théorie et terrain. Au niveau méthodologique, ce qui fonde la spécificité et la cohérence de la démarche compréhensive c’est que, plutôt que de prédéfinir l’objet de recherche, il s’agit de monter en intersubjectivité par la prise en compte de la diversité des significations proposées par les personnes interviewé∙e∙s (Schurmans, 2008b). Le travail d’analyse aboutit, selon cette auteure, à la construction d’une « matrice susceptible de rendre compte d’une pluralité d’expériences » (p. 100).

Cette articulation a des implications dans la construction et dans l’analyse des données, laquelle a une allure circulaire (cf. prologue, p. 5). A travers cette articulation, le processus de triangulation se caractérise par le fait d’aborder, au sein d’un même mouvement, découverte et justification (Strauss & Corbin, 2003). Cela veut dire que le travail théorique n’est pas prédéfini au moment où l’enquête empirique démarre, de sorte qu’il permet une lecture conceptuelle des données coproduites et réciproquement, celles-ci permettent de les préciser et de les affiner. Chercheur∙e∙s, théorie et terrain constituent pour Schurmans (2008a) les trois axes du mouvement de la conquête se déroulant sur deux phases. La première phase est exploratoire, elle permet de façonner les outils de l’enquête permettant la précision du projet de recherche (exploration tous azimuts) et, dans un deuxième temps de délimiter le projet à travers la formulation des hypothèses (exploration organisée). La deuxième phase permet de valider ces dernières selon leur pertinence à saisir la logique des personnes interviewé∙e∙s, que les chercheur∙e∙s continuent par ailleurs, à analyser. Le schéma suivant élaboré par Schurmans (2008a) reprend le déroulement de ces étapes selon une posture compréhensive.

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Figure n° 3 : déroulement d’une recherche compréhensive (figure tirée de Schurmans, 2008b, p. 98)

Comment cette démarche est-elle intervenue dans l’analyse du matériau empirique ?

La première phase, celle de l’exploration, a été la plus longue. J’ai démarré cette phase confrontée à une difficulté de taille, celle de ne pas réduire l’analyse à la prégnance d’un facteur se montrant comme dominant : l’ancrage des significations que les enseignant∙e∙s confèrent à l’intégration scolaire dans le modèle déficitaire. D’un point de vue technique et théorique, cette prégnance n’aurait pas été difficile à démontrer ; en effet, les démarches analytiques entamées (logiciel et étapes linéaires de l’analyse de contenu) se prêtaient bien à une segmentation et à un découpage des extraits pouvant ensuite être thématisés en fonction des dimensions ou des caractéristiques du modèle en question. D’un point de vue théorique, les résultats de recherches menées sur les attitudes et représentations des enseignant∙e∙s vis-à-vis de l’intégration ou des élèves définis comme ayant des besoins éducatifs particuliers qui permettent de justifier ce lien, sont abondants. Sans négliger cette « évidence », les récits d’intégration élaborés par les enseignant∙e∙s racontaient aussi autre chose.

L’articulation entre chercheur∙e, théorie et terrain thématisée par Schurmans (2008a) comble les manques de la « posture intellectuelle » décrite par Mucchielli (2007), du fait notamment de prendre en compte la théorie et d’aborder la relation entre chercheur et terrain comme intervenant dans la coproduction des données. Le travail réflexif et articulé entre ces trois axes m’a permis de ne pas « [s]uccomber aux sirènes de la surinterprétation » (Olivier de Sardan, 1996, ¶ 60), « en pliant les données à [m]a convenance, [en] céd[ant] à la facilité, en refusant le défi qu’une prise en compte de la complexité de celles-ci adresse à l’imagination interprétative rigoureuse » (¶ 60).

Le travail d’analyse réalisé mobilise principalement la méthode comparative au sens où celle-ci est définie par Strauss et Corbin (2003), c’est-à-dire, que les évènements identifiés dans les discours des interviewé∙e∙s sont comparés entre eux à partir du repérage de similitudes et de différences. Les configurations de deux faisceaux de significations que ce repérage permet de

Phase exploratoirePhase de validation

Fin de la recherche

TE

TE

Terrain

Chercheur

TH

TH

T. 0

Exploration

« organisée »

Exploration

«tous azimuts »

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mettre à jour rendent possible la prise en compte du caractère typique de ces situations ou, au contraire, atypique. Trois axes de différenciation organisent les deux faisceaux de significations :

 1er axe de différenciation, structurel, permettant de saisir la structure des significations au niveau des discours ;

 2ème axe de différenciation, fonctionnel, il met en évidence la fonction des significations ;

 3ème axe de différenciation, expressif, identifie le double registre d’expression des significations ;

 4ème axe de différenciation, englobant les trois autres, il permet d’identifier l’arrière-plan théorique qui confère, conjointement une structure, une fonction et une expression aux significations identifiées.

L’identification de ces axes de différenciation s’accompagne d’hypothèses intermédiaires qui servent à l’avancement du travail interprétatif. A travers les hypothèses, le travail interprétatif basé sur cette forme de triangulation entre chercheur∙e, théorie et terrain, permet, selon Schurmans (2008a, en référence à Strauss et Corbin, 1994) de « découvrir des relations entre les diverses informations issues du terrain ; d’informer conceptuellement ces relations ; et d’organiser ces relations dans un schéma théorique permettant d’élucider […] [les]

question[s] de recherche » (p. 99).

Une partie de ces hypothèses sont abandonnées en cours de route ; la démarche circulaire de l’enquête permet de les valider de manière progressive. Ainsi, dans ma thèse, axes et hypothèses intermédiaires aboutissent à la construction d’une hypothèse typologique, ancrée, validée au fur et à mesure dans la suite du travail d’analyse et, si besoin, transformée. En effet, au sein d’une démarche d’analyse compréhensive, les deux phases interviennent dans l’élaboration et la validation progressive des hypothèses de sorte que celles-ci remplissent un double statut vis-à-vis des questions de recherche (Schurmans, 2008b). L’auteure souligne que l’hypothèse permet de répondre de manière théorique aux questions de recherche et cette réponse est « ancrée », c’est-à-dire qu’elle participe du double mouvement effectué entre la théorie et le terrain. Ainsi construites, ces hypothèses compréhensives ne répondent pas à une logique hypothético-déductive mais sont, au contraire, « enracinées dans les faits […] partant du bas » (Elias, s.d., cité par Kaufmann, 2004, p. 9) selon les principes de la théorie ancrée développée par Glaser et Strauss (1967). Dans ce sens, elles fournissent une « interprétation plausible » (Bertaux, 2010, p. 32) du phénomène étudié.

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C

HAPITRE

3

« Dés-en-cadre » théorique

La terminologie utilisée pour nommer les étapes d’une recherche n’est pas indépendante des héritages épistémologiques caractéristiques des postures des chercheur∙e∙s. Des termes tels que terrain ou des expressions comme récolte de données suggèrent la distance et la neutralité des chercheur∙e∙s vis-à-vis de leurs objets. Il en va de même avec le terme objet de recherche, qui marque la séparation objet-sujet, réifiant par-là l’idée d’extériorité des chercheur∙e∙s. De même, l’expression cadre théorique est dotée de significations spécifiques qui selon Clandinin et Connelly (2000, cités par Contreras Domingo & Pérez de Lara Ferré, 2010a) se réfèrent au caractère inamovible des pratiques scientifiques menées dans le cadre du formalisme. Le formalisme revendique l’existence d’un « cadre » (framework) théorique à travers lequel on peut regarder et interpréter n’importe qu’elle réalité. Cette vision formaliste qui soumet les données à un cadre théorique déjà-là, entrave, selon Contreras Domingo et Pérez de Lara Ferré (2010a), l’émergence de faits nouveaux de sorte que les chercheur∙e∙s ne peuvent « découvrir autre chose que ce qui a été anticipé ou prévu par le cadre » (p. 16). De ce fait, soutiennent les auteurs, le formalisme ignore ce que les relations sociales génèrent d’elles-mêmes et la manière dont elles sont vécues par les individus.

Au sein de l’expression cadre théorique, le terme « cadre » peut ainsi être lu comme faisant partie d’une écriture scientifique propre à la raison expérimentale, qui se veut, dans ce sens,

« naturelle, transparente, objective » (Charmillot, 2013, p. 156). Il peut être porteur de l’héritage épistémologique d’ancrage positiviste contesté par le paradigme de la raison interprétative dans lequel je me positionne. Au sein de ce dernier, l’écriture scientifique participe non seulement à la validation et à la transmission des connaissances mais aussi à leur production (Charmillot, 2013). Pour cette raison, je propose de nommer ce chapitre

« dés-en-cadre théorique ».

Eu égard à ma posture compréhensive et aux caractéristiques de ma démarche, je propose de dés-en-cadrer les concepts théoriques mobilisés. Selon la définition donnée à ce terme par le dictionnaire Larousse43, il s’agit donc de se séparer (préfixe dés-) de ce qui est à l’intérieur (préfixe en-) de cadres théoriques préétablis. Dés-en-cadrer une chose, lui enlever son cadre, permet de la libérer. Libérer le théorique de son cadre permet l’ouverture interprétative de celui-ci, permettant l’émergence des significations en devenir. En considérant, comme Larrosa (2003) que « les concepts déterminent le réel » (p. 5), dés-en-cadrer les concepts c’est les ouvrir aux conditions de possibilité qu’ils contiennent.

43 Du latin dis- (séparation, différence, cessation ou défaut), le préfixe dés- exprime « la cessation d'un état ou d'une action ».

La préposition en- indique le lieu et le cadre, définit en tant que « 1. Bordure rigide limitant une surface […] ; 2. Limites d'un espace ; l'espace ainsi cerné ; 5. Ce qui borne, limite l'action de quelqu'un, de quelque chose ; […] ; 7. […] indique leur caractère général, à partir duquel les détails d'application seront définis ». Consulté le 22 juin 2013 dans http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/

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Dés-en-cadrer les concepts est possible dès lors qu’on les considère comme des « notions rebelles ». Du latin rebellis, je qualifie donc mes notions de « rebelles » en ce que, contrairement aux concepts, elles se « prête[nt] difficilement à l'action à laquelle on le[s]

soumet44 ». Par soumission, je considère toute « action de mettre ou fait de se mettre sous le pouvoir d'une autorité contre laquelle on a lutté ; privation d'indépendance qui en résulte » (Larousse en ligne). C’est ainsi que les notions envisagées se sont présentées à moi,

« rebelles » car productrices de sens inattendus.

Comment définir des « notions rebelles » ? La ficelle de Howard Becker

La fonction d’un cadre théorique pourrait être définie comme celle de proposer un regard servant à l’explication/compréhension de l’objet étudié. Ce regard s’effectue au travers de concepts qu’il s’agit dès lors de définir puisque, comme le souligne Becker (2002), « sans concepts, vous ne savez pas où regarder, que rechercher, ni comment reconnaitre ce que vous recherchiez quand vous l’avez trouvé » (p. 180). A l’instar de la définition des concepts constitutifs d’un cadre théorique, la fonction du dés-en-cadre théorique est de définir les notions rebelles à l’aide de la ficelle proposée par Becker (2002).

Pour ce faire, je me base sur les deux techniques citées par Becker (2002). La première technique consiste à définir les notions rebelles à travers des indicateurs. Cette démarche amène à choisir « comme `indicateur` du phénomène dont ils veulent parler, quelque chose qui n’a qu’une relation imparfaite, parfois très imparfaite, avec le phénomène lui-même, puis [à] traite[r] cet indicateur comme s’il était le phénomène lui-même » (Becker, 2002, p. 182).

Indépendamment de leur qualité, les analyses effectuées dans cette perspective ne contribuent pas forcément, selon cet auteur, à comprendre les concepts utilisés.

La deuxième technique consiste « à collecter des exemples de choses dont nous reconnaissons qu’elles appartiennent à ce à quoi [la notion45] fait référence » (p. 182) et chercher leurs points communs. Pour illustrer cela Becker (2002) se réfère à la liste des critères établis par des chercheur∙e∙s dans le but d’identifier les « professions libérales » et constate que certaines professions, telles celle de plombier, « ne cadre[nt] pas » (p. 183) malgré le fait de répondre aux critères établis. Pour l’auteur, cette non-correspondance est due au fait que les chercheur∙e∙s n’ont pas pris en compte la dimension « prestige social des métiers ». Ainsi, selon lui, « si le prestige était parfaitement corrélé aux autres critères, il n’y aurait pas de problème » (p. 183).

Pour pallier la difficulté de définition et éviter les risques des deux techniques exposées, je suis la « ficelle » proposée par Becker (2002). Pour définir les notions rebelles qui composent le dés-en-cadre théorique, je vais considérer, à l’instar de Becker (2002) que « ce qui entre dans la collection d’exemples que la définition doit couvrir détermine le type de définition que l’on obtient » (p. 183). Dans le cadre de ma thèse, la collection concerne les significations que les enseignant∙e∙s confèrent à l’intégration scolaire dans le cadre de leur expérience. Cette

44 Consulté le 22 juin 2013 dans http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais

45 Becker (2002) dit « le concept ».

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collection est abordée à partir de 3 notions rebelles : l’intégration scolaire, les significations expérientielles et l’expérience.

P

REMIÈRE NOTION REBELLE

:

L

INTÉGRATION SCOLAIRE

Il s’agit ici d’identifier les significations communes et intersubjectives (Taylor, 1997) qui composent l’ « imaginaire social » (Taylor, 2004, cité par Hulak, 2010) à propos de l’intégration scolaire. Alors que les premières désignent les croyances et les valeurs des membres d’une collectivité donnée (groupe ou société), les deuxièmes, subordonnées aux précédentes, leur fournissent un « langage commun ».

L’«

IMAGINAIRE SOCIAL

»

COMME

«

ARRIÈRE

-

PLAN

»

DES SIGNIFICATIONS DE L

INTÉGRATION SCOLAIRE

Le concept d’ « imaginaire social » proposé par Taylor (2004, cité par Hulak, 2010) offre l’avantage de convoquer parallèlement une perspective herméneutique pour aborder la

« compréhension de soi » et une perspective wittgensteinienne, permettant d’aborder le

« répertoire » des règles constitutives des pratiques sociales (Hulak, 2010). Le concept de

« répertoire » est souvent utilisé par les historiens en alternative à une conception mentaliste pour « désigner les formes collectives de pensée, de croyance et de sentiments » (p. 387).

L’imaginaire social constitue un « répertoire » au sein duquel « l’ensemble des règles d’après lesquelles un individu peut agir est conçu comme le répertoire d’actions qu’il est en mesure d’effectuer » (Hulak, 2010, p. 401).

L’imaginaire social est pertinent dans le sens où il donne accès à la compréhension implicite que les individus ont du social et, en même temps, aux « condition[s] de possibilité de leurs actions » (Hulak, 2010, p. 392). Hulak (2010) rappelle que le contenu de l’imaginaire social est proche des théories philosophiques dans le sens où il est composé « de compréhensions globales de la société, à la fois normatives et descriptives, y compris la perception de son histoire et de son rapport aux autres sociétés » (p. 395). Ainsi, soutient cette auteure, l’on peut comprendre la diffusion de ces théories dans la société qui alimentent l’imaginaire social de même que, inversement, du fait que celui-ci propose des significations inhérentes aux pratiques, la transformation de ces dernières se reflètent également dans la compréhension qu’en font les individus (Hulak, 2010).

Ces deux niveaux de significations constitutifs de l’imaginaire social sont subordonnés l’un à l’autre (Hulak, 2010) de sorte que « les significations communes désignent ce qui doit être implicitement partagé pour que les significations intersubjectives soient possibles » (p. 407).

En effet, selon Hulak (2010), « [l]’imaginaire social désigne les significations immanentes aux pratiques toujours conçues comme une langue commune, mais ces dernières ont pour condition de possibilité des significations plus fondamentales, c’est-à-dire un ordre moral dont la prise de conscience collective doit permettre de fonder une identité collective forte » (p. 407). En d’autres termes et selon Hulak (2010), pour Taylor, « la société a la communauté comme condition de possibilité » (p. 407). L’articulation entre ces deux types de signification

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peut être pensée selon Hulak (2010) à travers un autre concept taylorien, celui d’« arrière-plan ».

La notion d’arrière-plan « désigne l’ensemble des significations implicites sur lesquelles reposent nos expressions conscientes » (Hulak, p. 395). L’arrière-plan renvoie chez Taylor à ce qui n’est pas conscient du fait que « la place est déjà occupée par ce qu’il rend intelligible » (Hulak, 396). Cette notion permet à Taylor de « penser que toute action ne prend sens qu’à partir de la situation – au sens non seulement corporel mais aussi linguistique, social ou historique – de l’agent qui l’effectue. Bien que l’arrière-plan constitue « un ensemble de dispositions » (Hulak, 2010, p. 400), il s’agit cependant d’une notion interprétative, explicitement opposée à une notion causale » (Hulak, 2010, p. 396). Contrairement à Bourdieu (1970, cité par Hulak, 2010) qui dotait l’habitus d’une forme de « causalité inconsciente », « les dispositions désignent pour Taylor l’existence incarnée des significations sociales, en tant qu’elles n’expriment pas une régulation, inconsciente ou physiologique, du comportement social, mais une certaine façon de se rapporter au monde, dont la signification est toujours explicitable, c’est-à-dire susceptible d’une reprise subjective » (Hulak, 2010, p.

401). Au sens de Taylor, la notion d’« arrière-plan » ne permet donc pas d’aborder les

« conditions causales » de l’expérience mais ses « conditions d’intelligibilité » (Hulak, 2010 ; St-Laurent, 2014).

La notion taylorienne d’« arrière-plan » se différencie de la notion wittgensteinienne de par la distinction effectuée chez Taylor entre expression et signification. Alors que chez Wittgenstein une signification s’exprime uniquement sur le registre linguistique (par le langage, donc), de sorte qu’une nouvelle proposition sera prise comme des nouvelles significations, chez Taylor une signification peut s’exprimer de différentes manières, y compris de façon non verbale de sorte qu’une première signification peut ensuite être rendue plus claire (par un travail d’interprétation) (Hulak, 2010).

Quel est donc l’« arrière-plan » de l’« imaginaire social » de l’intégration scolaire ? Afin de répondre à cette question, je vais considérer comme « arrière-plan » notamment les mouvements sociopolitiques en faveur de l’intégration scolaire d’une part, les paradigmes scientifiques et modèles théoriques adoptés pour son développement d’autre part. Finalement, je mettrai en évidence les significations collectives que cette évolution sociohistorique, politique et scientifique a contribué à alimenter.

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LES MOUVEMENTS SOCIOPOLITIQUES EN FAVEUR DE LINTÉGRATION

Durant la première moitié du XXème siècle, l’enseignement des enfants dits « handicapés » se faisait en marge du système éducatif ordinaire. La création de structures éducatives séparées à partir des années 50 a permis l’accès à l’éducation de cette partie de la population (Chauvière & Plaisance, 2003). Cette première période ségrégative a évolué vers une période intégrative, puis inclusive (Thomazet, 2008).

Les initiatives d’intégration scolaire ont émergé vers les années 70 dans le but de favoriser l’accès à l’enseignement public des élèves dits « handicapés ». Un nouvel élan en faveur de l’intégration en milieu ordinaire a été impulsé dans les années 90 par la Conférence Mondiale sur l’éducation pour Tous en 1990, et par l’adoption, en 1993, des Règles des Nations Unies pour l’égalisation des chances des handicapés et la Déclaration de Salamanque sur les principes, les politiques et les pratiques en matière d’éducation et de besoins éducatifs

Les initiatives d’intégration scolaire ont émergé vers les années 70 dans le but de favoriser l’accès à l’enseignement public des élèves dits « handicapés ». Un nouvel élan en faveur de l’intégration en milieu ordinaire a été impulsé dans les années 90 par la Conférence Mondiale sur l’éducation pour Tous en 1990, et par l’adoption, en 1993, des Règles des Nations Unies pour l’égalisation des chances des handicapés et la Déclaration de Salamanque sur les principes, les politiques et les pratiques en matière d’éducation et de besoins éducatifs