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Le pôle théorique guide la fabrication des hypothèses et des concepts et détermine le mouvement de cette conceptualisation. Les théories de l’action composent le cadre théorique général de la perspective compréhensive. Parmi ces dernières, Lahire (1998) distingue deux grandes orientations selon la place octroyée à l’histoire : une première orientation qui en fait l’impasse, comme le courant de l’individualisme méthodologique, les théories du choix rationnel ou l’interactionnisme symbolique, entre autres ; une deuxième orientation pour qui l’histoire occupe, au contraire, une place essentielle. Epistémologiquement parlant, la posture compréhensive s’insère dans cette deuxième orientation théorique caractérisée notamment par deux théories en particulier : l’interactionnisme historico-social et la théorie de l’incorporation du social. Ces deux orientations permettent de « comprendre les actions individuelles à la lumière de l’activité collective » (Charmillot & Dayer, 2007, p. 133).

L’interactionnisme historico-social

Le social est pensé au sein de ces théories interactionnistes au-delà de l’opposition résultant des deux tendances dominantes pour penser l’action dans le champ de la sociologie : les courants structuro-fonctionnalistes et ceux qui ont été développés en référence à l’interactionnisme symbolique (Schurmans, 2001). Alors que les premiers sont très attachés au schème causal, les deuxièmes remplacent celui-ci par le schème actantiel (Berthelot, 1990)

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en mettant le comportement des acteurs au centre de l’intérêt. L’interactionnisme historico-social permet justement de prendre en compte, simultanément, les aspects structurels et historiques d’une part et l’innovation dont peuvent faire preuve les acteurs sociaux d’autre part, qui est ancrée dans l’histoire (Schurmans, 2001).

L’interactionnisme historico-social considère, comme point de départ, « les modalités pratiques d’organisation des groupes humains » (Schurmans, Charmillot & Dayer, 2008, p.

301), c’est-à-dire, l’activité collective. En référence à Vygotski et Mead, Schurmans et al.

(2008) soulignent l’importance du langage au sein de cette dernière :

[c]ette activité génère, à travers l’échange langagier, des représentations portant sur les modalités de fonctionnement du collectif, et elle engage par conséquent la constitution de normes actionnelles ainsi que, par appropriation, la construction des représentations individuelles. C’est sur cette toile de fond que sont évaluées les actions singulières, et c’est donc à partir de cette évaluation que s’oriente l’action individuelle. (pp. 301-302) Les interactions langagières qui se déploient au sein de l’activité collective « rendent les significations de l’expérience communicables et, par-là, discutables et amendables. Et elles traduisent le travail permanent auquel procèdent les interactants : celui de construire un accord sur l’évaluation de l’expérience, et d’identifier l’action qui convient » (Schurmans et al., 2008, p. 306).

En référence aux travaux de Berger et Luckmann (1967/2006) et de Boltanski et Thévenot (1991), Schurmans et al. (2008) s’intéressent aux normes actionnelles désignées par les évaluations, dans le sens où, une fois routinisées, elles fonctionnent comme des conventions.

Cependant, ces conventions ne permettent pas toujours de comprendre les situations dont le caractère semi-structuré et semi-aléatoire entrave tout essai de routinisation, devenant de ce fait, source d’incertitude. Pour Schurmans et al. (2008),

une situation d’incertitude correspond à une situation sociale dans laquelle la routinisation des pratiques se voit suspendue, soit en raison de l’insuffisance des savoirs et, par conséquent, des normes comportementales et évaluations qui leur sont attachées, soit en raison de la mise en présence d’intérêts divergents relatifs à l’action.

(p. 304)

L’incorporation du social

Dans le cadre des sciences sociales, l’incorporation est abordée depuis la problématique du lien entre individu et société. Dans La société des individus, Norbert Elias (1991), s’interroge sur la manière de penser le rapport individu-société d’une manière non dichotomique et en réfutant la causalité telle qu’elle est envisagée au sein des théories classiques. Il propose ainsi la notion de « configuration » qui met au centre l’interdépendance entre les individus. En abordant la société des individus à partir des réseaux d’interdépendance, Elias (1991) propose de saisir les transformations à partir de leur dynamique interne. Les « mécanismes » historiques, renvoient, chez Elias, aux contraintes que les individus exercent sur d’autres, soulignant par là des marges de manœuvre toujours possibles. La pensée d’Elias est une

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pensée sur les aspects fluides de « l’inter ». La conception du pouvoir qui la caractérise, repose justement sur cette marge de manœuvre qui existe indépendamment de la position dominant/dominé occupée par les individus :

[c]e que nous appelons `pouvoir` n’est dans le fond rien d’autre qu’une marge de décision individuelle particulièrement étendue qui va de pair avec certaines positions sociales et traduit à l’intérieur de la société des possibilités plus grandes d’influer sur la manière dont les autres dirigent leur vie et de commander en partie le destin des autres. (p. 94)

La définition éliasienne de la politique ne repose pas sur les discours à caractère prescriptif ou normatif. Elias s’intéresse davantage à « une histoire des relations, des interdépendances, donc, en un sens, une histoire des pratiques, productrices de gestes ou de discours » (Chartier, 1993, p 46). Les théories politiques ne sont pas pensées chez Elias comme autonomes des pratiques, leur compréhension devant prendre en compte leurs « conditions […] de possibilité » (Chartier, 1993, p. 46).

Cette interdépendance entre les politiques et les pratiques est présente également dans la manière dont Elias réfléchit au rapport individu-société à l’intérieur du champ des sciences sociales. Les conditions de possibilité renvoient dès lors à une « historicité de la pensée scientifique » dans le traitement de ces rapports-là. A ce propos, Chartier (1993) considère qu’avec Elias se donne à voir la forme la plus radicale d’historicisation dans les sciences sociales, en ce que :

non seulement elle historicise des catégories qui se donnent comme absolues et universelles, mais elle historicise aussi les démarches des sciences sociales elles-mêmes. Il y a là une mise en question des instruments de la compréhension, c’est-à-dire, de ses fondements épistémologiques (et pas simplement des objets qu’elle doit comprendre). Les catégories avec lesquelles on peut penser des réalités anciennes sont les produits mêmes de ces réalités. Pour sortir du piège, si c’est possible, il faut donc essayer de penser en quoi ces réalités anciennes nous ont légué un héritage d’instruments automatiques de compréhension. (p. 45)

Pour ce faire, Elias construit des concepts à caractère paradoxal, comme celui qui donne le titre à son ouvrage, La Société des Individus. Il s’agit, pour cet auteur, de « jouer avec cette tension difficile : se situer dans une radicale extériorité par rapport aux définitions anciennes, mais en même temps considérer qu’on peut aussi transformer en instrument de l’analyse ce qui est son objet » (Chartier, 1993, p. 45).

Elias s’interroge également sur les liens entre les sciences de la nature et les sciences historiques et sociales, de même que sur la place du chercheur au sein de la société (Delmotte, 2010). Le rapport d’extériorité à l’objet caractéristique des premières est ainsi refusé par Elias, pour qui le sociologue « ne peut pas être extérieur à ce qu’il étudie puisqu’il fait lui-même partie de la société » (Delmotte, 2010, p. 35). C’est par les termes d’« engagement » et de « distanciation » qu’Elias se réfère à

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toute relation de connaissance, ou le rapport qu’entretient avec un phénomène, de quelque type ou domaine qu’il ressorte, un individu socialisé quel qu’il soit, chercheur ou pas. Plus précisément, l’engagement désigne l’implication émotionnelle, ce qu’on appelle communément la subjectivité […]. La distanciation, correspond, au contraire, à l’objectivité, à la rationalité. (Delmotte, 2010, p. 35)

Ces deux notions ne sont pas figées et indépendantes, elles constituent au contraire, les deux extrêmes « d’un continuum, [une] sorte d’échelle de gradation non figée » (Delmotte, 2010, p.

35). Le degré d’engagement et de distanciation est variable selon les individus et dépendant des « normes socio-historiquement situées » (Delmotte, 2010, p. 35).

La pensée d’Elias est avant tout une pensée critique et dynamique. Pour lui, l’essentiel est de rendre problématiques, donc historiques, toutes les analyses soit du monde social, soit de l’exercice du pouvoir, soit du psychisme individuel, toujours menées avec des catégories et des découpages donnés comme allant de soi et, donc, non questionnées. Il s’agit d’un travail généalogique, d’un travail où on essaie de repérer les conditions de possibilité qui font émerger les divisions, les découpages, les oppositions, les désignations, les caractérisations ensuite incorporées par les traditions disciplinaires comme un socle non questionnable. C’est ce déplacement du lieu même du questionnement qui est fondamental et qui fait la force du travail d’Elias (comme celle de toutes les pensées critiques, de Foucault à Bourdieu). (Chartier, 1993, p. 48) Les idées principales relatives à l’interactionnisme historico-social et à la théorie de l’incorporation sociale qui viennent d’être exposées, constituent les fondements théoriques des connaissances produites dans cette thèse de doctorat. Les fondements seront completés au fur et à mesure de la constructionde mon objet par la constellation théorique mobilisée.