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L’expérience et ses deux dimensions

Les deux binômes explorés, celui qui, au sein d’une logique actionnelle dote l’expérience des significations en tant que pratique et celui qui, au sein d’une logique passionnelle dote l’expérience d’un sens plus général de transformation de soi, se caractérisent par le fait de privilégier une dimension de l’expérience plutôt qu’une autre. La dimension cognitive est privilégiée au sein de la première logique et accentue le rôle d’actorialité de l’individu. La dimension émotionnelle, plus existentielle est privilégiée au sein de la deuxième logique et accentue le rôle d’agentité de l’individu.

Les quatre significations conférées à la notion d’expérience au sein des sciences sociales et précédemment explicitées (Zeitler & Barbier, 2012) ont en commun leur inscription au sein de la première logique, actionnelle. Qu’il s’agisse d’aborder les significations de l’expérience selon le lien entre l’individu et son activité dans une approche cognitiviste ou sociologique, toutes les quatre permettent d’expliquer le rapport de l’individu avec le social par l’intermédiaire de son action. Ainsi, tel que le souligne Bourgeois (2013), l’expérience chez Dewey a deux composantes indissociables : l’experimenting et l’experiencing. Ces composantes se réfèrent respectivement à « l’action du sujet sur le monde […] et l’éprouvé (cognitif, conatif, affectif et corporel) par le sujet de l’action du monde sur lui […] » (Bourgeois, 2013, p. 17).

« Action » et « éprouvé » renvoient aux deux dimensions qui, selon Dubet (1994), composent l’expérience sociale décrite depuis une perspective sociologique : une dimension cognitive et une dimension émotionnelle. Selon la première dimension, l’expérience « c’est une manière de construire le réel et surtout de le `vérifier`, de l’expérimenter » (Dubet, 1994, p. 93). Elle confère à l’individu un rôle actif à l’intérieur des pratiques sociales où siège l’expérience.

Dans sa dimension émotionnelle, l’expérience est conçue comme une « éponge`, une manière d’incorporer le monde à travers des émotions et des sensations » (Dubet, 1994, p. 93).

Lorsqu’il parle d’expérience, Larrosa fait souvent référence à l’expérience de la lecture, celle-ci étant source de transformation du sujet qui lit. Transférée au champ éducatif, cette perspective philosophique encourt le risque de rendre l’individu seul responsable de ce qui lui arrive, favorisant une lecture essentialiste au détriment des conditions de possibilité structurelles et sociales qui façonnent les processus de transformation et, ce faisant, masquent les enjeux dont elles sont porteuses. Cette lecture peut en effet limiter la transformation à un subjectiviste, ou au contraire, objectiviste.

Comment prendre en compte les apports de ces deux conceptions de l’expérience ? Schurmans (2001) propose de le faire depuis la sociologie de la connaissance dans le sens où elle « cherche à dépasser les écueils objectivistes et subjectivistes » (p. 175). Ce faisant, la part d’agentité et d’actorialité investie par les personnes engagées dans leurs actions doit être analysée à partir des dimensions individuelles, groupales et sociétales (Schurmans, 1994) qui traversent leur expérience. La perspective de la transaction sociale permet de prendre en compte l’articulation de ces différentes dimensions dans le travail d’analyse.

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XPÉRIENCE ET TRANSACTION

L’expérience peut ainsi être considérée en tant qu’« êthos », compris au sens foucaldien du terme. En référence à Foucault (1984b), Piron (1996) distingue entre « l’éthique [qui] est une pratique et l’êthos [qui] est une manière d’être » (p. 143). Elle définit ainsi le souci des conséquences comme un êthos, « un mode de relation à l’égard de l’actualité ; […] une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme tâche » (Foucault, 1984a, cité par Piron, 1996, p. 143).

Cette conception foucaldienne de l’êthos favorise la « critique permanente de notre être historique » (Foucault, 1984a, cité par Piron, 1996, p. 143). Il s’inscrit dans une « vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible » (ibid, p. 143). Piron (1996) rappelle ainsi que les actrices sociales et les acteurs sociaux, bien qu’ils s’insèrent dans des rapports et des pratiques sociales, n’en sont pas « ``prisonniers``. Le travail de la pensée est précisément ce qui permet d’échapper aux innombrables déterminations qui `encadrent`

chaque acteur […] » (p. 143). Piron (1996), en citant Foucault (1984c), soutien ainsi que [l]a pensée n’est pas ce qui habite une conduite et lui donne un sens ; elle est plutôt ce qui permet de prendre du recul par rapport à cette manière de faire ou de réagir, de se la donner comme objet de pensée et de l’interroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème. (143)

« Accepter la responsabilité de soi et de ses actes est un choix que l’on fait en sachant qu’on n’est jamais l’unique acteur de ce qu’on fait et qu’on ne peut contrôler les conséquences de ses actions, mais seulement en avoir le souci. Pratiquer la responsabilité intransitive, l’accepter comme exigence éthique et la mettre en œuvre dans sa vie, notamment dans son travail d’auteur, est un êthos, une attitude philosophique […] » (Piron, 1996, p. 144). Cette forme de responsabilité ne relève pas d’une sphère privée telle que la conscience des actrices sociales et des acteurs sociaux ; « c’est accepter en même temps d’appartenir à une communauté, à un monde partagé avec d’autres acteurs, c’est se préoccuper de ce qu’il devient, des formes d’humanité qu’il propose ou détruit » (Piron, 1996, p. 142).

Considérer l’expérience comme êthos permet de l’envisager, au sein de la perspective transactionnelle, comme un « médiateur entre les structures et les effets structurels et structuraux d’une part et les logiques d’action intentionnelle et objective d’autre part » (Remy, Voyé & Servais, 1978, p. 311). Ainsi envisagée, elle nous permet la prise en compte des

paramètres `structurels` (le structurel est producteur de contraintes et de possibilités objectives) et `structuraux` (le structural est producteur de sens, de la perception du normal et du possible) pour étudier de façon articulée deux logiques qui s’expriment

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dans la pratique sociale : une logique d’appropriation et une logique de production.

(Fusulier, 2011, p. 100)

Selon Fusulier (2011), l’ « interstructuration » de ces « deux `plans d’analyse` » prend également en considération « la dimension temporelle et [l]es effets producteurs ou reproducteurs » (p. 100).

Dès lors, il est possible d’adopter une perspective transactionnelle pour aborder l’expérience à partir de la philosophie de l’éducation telle que celle développé par Fabre (2011). Fabre (2011) prévient de la difficulté à trouver directement des solutions à des problèmes éducatifs et invite à filer « quelques métaphores de l’orientation, comme celle de la boussole et de la carte. A chaque éducateur, ensuite, de déployer sa boussole et d’élaborer ses propres cartes en fonction des situations » (p. 8). Ce même travail doit être effectué par les chercheur∙e∙s en éducation à partir du moment où, tout comme Dewey (2003, cité par Fabre, 2011), l’on considère la science comme « `un processus, et non la prise de possession de l’immuable` » (p. 9).

De même que la science, « [p]our Dewey (1983), l’expérience est bien celle d’un processus dont le sens s’avère complètement immanent. Les repères servant à guider l’expérience ne sauraient provenir que de l’expérience même » (Fabre, 2011, p. 61). Fabre (2011) pense l’expérience à partir de l’articulation de ses dimensions individuelles et sociales. Instruments de problématisation de l’expérience, la boussole et la carte permettent de penser l’« articulation de doute et de certitude » (p. 9), qui cohabite au sein de l’expérience. Pour comprendre celle-ci, Fabre (2011) file la métaphore de l’orientation :

il faut comprendre que l’expérience individuelle, bien qu’autoréférencée, prend place dans un contexte plus large d’expérience sociale démocratique. […] l’idée d’expérience, comme processus de transformation autorégulé, implique que les chemins ne soient pas tracés d’avance. C’est bien à chaque sujet de tracer sa route en marchant. Une telle conception exige des types de repères n’imposant pas une direction mais permettant au sujet de s’orienter lui-même. Dès lors, le rôle de l’éducation ne peut consister qu’à fournir des boussoles et des cartes. La boussole ne dicte pas de direction, elle polarise seulement l’espace pour que le voyageur puisse déterminer sa route. L’usage de la boussole s’impose dans un espace fluide pour lequel toutes les directions s’équivalent. La boussole est la métaphore des repérages formels.

Elle indique le nord de l’enrichissement de l’expérience et de sa socialisation. La boussole ne va pas sans cartes. La carte n’est pas non plus un outil contraignant. Elle n’impose pas de route. Elle ne fait que décrire les chemins existants, signale les montagnes et les précipices, trace les contours et les frontières, permet enfin d’identifier des points de repère. La carte est le condensé de l’expérience passée.

Avec la boussole, nous sommes libres de donner une direction à notre vie. La carte renvoie au fait que nous ne sommes pas des commençants, que notre expérience peut s’appuyer sur l’expérience de l’humanité déposée dans les traditions, les institutions, la culture. Boussole et cartes sont les instruments de repérage d’un monde

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problématique. Comme le suggère de Singly, ils transforment les éducateurs en accompagnateurs. (Fabre, 2011, p. 62-63)

En adoptant la conception deleuzienne du sens, Fabre (2011) aborde la question de la crise en éducation « comme un travail de déconstruction et reconstruction du sens » (p. 8). Alors que les significations, du fait qu’elles soient partagées, semblent aller de soi, le sens permettrait d’exprimer ce qui, pour l’enseignant∙e peut être perçu (ou vécu) comme problématique.

Synthèse

La proposition de Fabre (2011) enrichit la distinction entre signification et sens opérée par Zarifian (2000). Pour ce dernier, le sens « n’est pas autre chose qu’une interrogation permanente, relancée par les évènements, sur le devenir » (Zarifian, 2000, p. 179) rendant par-là possible une « innovation de pensée » (p. 180). Il résulte « de l’appropriation à la circonstance, de la manière d’agir dans et sur le monde, et ça, c’est absolument imprévisible, non généralisable » (Zarifian, 2000, p. 175). Le sens est « l’ouverture du langage sur une trame d’évènements qui remettent en cause et interrogent les significations établies » (Zarifian, 2000, p. 179), ce pourquoi il peut être source d’incertitude. En référence aux travaux de Wittgenstein (1976), Fabre (2011) nous permet de penser l’articulation entre signification et sens à partir des sentiments de certitude et de doute. Il permet, par conséquent, de considérer les significations comme premières et nécessaires à la construction de sens :

[n]ous avons donc des croyances non fondées dont cependant nous ne saurions douter parce qu’elles sous-tendent nos manières même de penser. Il faut en conclure que la croyance précède logiquement le doute, que le doute n’est possible que sur fond de croyances et de croyances non fondées. […] La certitude est logiquement et chronologiquement première. […] Douter exige des certitudes. (Fabre, 2011, pp. 88-89)

Pour Fabre (2011) le doute n’existe « que sur la base d’un questionné. […] C’est ce non-questionné que Wittgenstein nomme certitude pour le distinguer du savoir. Ces certitudes constituent bien des croyances, mais des croyances sans lesquelles le processus de questionnement ne pourrait avoir lieu » (p. 92). Les propos de Fabre (2011) permettent d’affiner la perspective des significations intersubjectives définies par Taylor (1997) pour la compréhension des pratiques sociales. Dans le cadre de ma problématique, ces significations sont source de certitude en ce qu’elles guident et orientent les pratiques enseignant∙e∙s dans un premier temps, puis, deviennent, sous certaines configurations qu’il s’agira de comprendre, source de questionnement et de doute et par là, lieu d’expression du sens.

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EUXIÈME PARTIE