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Les politiques en faveur de l’intégration scolaire peuvent être considérées comme innovatrices dans le sens où elles permettent de questionner : a) la division structurelle des élèves en fonction de leurs capacités intellectuelles et caractéristiques personnelles ; b) le sujet de l’éducation spéciale ; c) les motifs, procédures, objectifs et méthodologies des deux types d’éducation, spéciale et ordinaire (Núñez Mayán, 2008). Au-delà de leur caractère innovant, Núñez Mayán (2008) souligne les limites de ces politiques, notamment à travers deux critiques. La première se réfère au fait que, de par sa focalisation individuelle, l’intégration n’atteint pas le sens social et démocratique.

La deuxième critique émise par Núñez Mayán (2008), en lien avec la première, concerne le fait que la perspective individuelle empêche l’amélioration des pratiques scolaires. Centrée sur l’individu et la classe comme microclimat, certaines expériences d’intégration peuvent être menées de manière tout à fait efficaces. Cependant, les structures traditionnelles ne permettent pas de répondre aux spécificités de certaines situations. Ainsi, l’intégration de certains élèves dépend d’une rénovation méthodologique qui prenne en compte l’ensemble de la classe et même de l’organisation de l’institution scolaire. Núñez Mañán (2008) affirme à ce propos, que pour être en mesure « d’accueillir tous les élèves, sans exception, il faut dépasser la frontière de l’individuel» (p. 46).

L’importance des transformations nécessaires à ce dépassement génère des résistances plus importantes que celles rencontrées jusqu’ici, dans le sens où ces dernières concernaient avant

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tout les élèves présentant des besoins éducatifs particuliers ou le domaine de l’éducation spéciale. Cette troisième signification reflète ainsi davantage une aspiration qu’une réalité (Núñez Mayán, 2008). La signification de l’intégration en tant qu’amélioration de l’école participe des principes suivants (Núñez Mayán, 2008, p. 48) :

a. Prendre en considération que la diversité est une caractéristique de chaque classe d’enseignement ordinaire. « [L]es besoins éducatifs se présentent dans un continuum sans frontières catégorielles » (Núñez Mayán, 2008, p. 48), de sorte que la différenciation entre deux groupes d’élèves (avec et sans besoins, ordinaires et spéciaux, en intégration ou pas), n’a plus lieu d’être.

b. La diversité s’élargit au-delà d’une possible déficience intellectuelle de sorte que cette dernière fait partie des caractéristiques plus globales qui ont à voir avec le genre, la classe sociale, l’origine culturelle ou géographique, entre autres. Chacune de ces caractéristiques peut ainsi requérir des adaptations pédagogiques spécifiques.

c. Les réponses individuelles et partielles pour intégrer la diversité doivent être abandonnées au profit d’une réponse institutionnelle plus large et faire partie d’un projet éducatif.

d. La rénovation des pratiques pédagogiques est nécessaire et nécessite des transformations organisationnelles et méthodologiques importantes questionnant par exemple les regroupements traditionnels par âge et degré ainsi que le système de soutien. Ces transformations affectent également la coordination professionnelle des différent∙e∙s acteurs et actrices éducatifs.

En prenant en compte ces deux critiques émises à l’égard des politiques d’intégration (Núñez Mayán, 2008) mon projet de thèse s’intéresse à la participation des enseignant∙e∙s dans le développement d’un sens social et démocratique. Plus particulièrement il s’agit de penser les conditions de possibilité de cette participation, afin de penser la part de responsabilité collective qui traverse l’intégration scolaire. Cette conception élargie de la responsabilité permet de contrer les risques et les enjeux provoqués par les perspectives de recherche qui abordent l’intégration dans sa dimension individuelle. Au sein de ces perspectives explicatives, la mise en lien causale entre l’hétérogénéité des élèves et les effets de cette hétérogénéité constatés dans le domaine de la santé des enseignant∙e∙s (stress, mal-être, fatigue, épuisement) bénéficie d’un intérêt scientifique qui ne cesse de s’accroitre et qui participe à la reproduction des significations produites au sein du modèle déficitaire (ou médical). En effet, selon une première étude menée à échelle nationale60, un « enseignant sur cinq se sent constamment dépassé. Un tiers souffre au moins une fois par mois de troubles dépressifs et un tiers se dit menacé de burn-out ».

60 Consulté le 20 novembre 2014 dans http://www.romandie.com/news/En-Suisse-les-enseignants-se-sentent-au-bord-de-lepuisement/531000.rom

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Cette première notion rebelle, celle d’ « intégration scolaire », a permis d’identifier les significations conférées à l’intégration d’un point de vue socio-historique. Voici la deuxième notion rebelle, celle de « signification expérientielle ».

D

EUXIÈME NOTION REBELLE

:

LES

«

SIGNIFICATIONS EXPERIENTIELLES

»

De par sa conception des sciences de l’homme en général et du langage en particulier, l’œuvre de Charles Taylor s’inscrit dans le courant herméneutique qui distingue les sciences naturelles des sciences dites de l’esprit. Le travail d’interprétation se réfère selon lui à « la tentative de rendre clair l’objet étudié, de lui donner un sens » (Taylor, 1999, p. 137).

Taylor (1999) emprunte le terme de « signification » à celui de signification linguistique qu’il distingue des « significations expérientielles ». Ce qui intéresse cet auteur est la

« signification » qu’un agent donne à une situation, raison pour laquelle il parle de

« signification expérientielle » (p. 148). Contrairement aux quatre dimensions d’une signification linguistique, la « signification expérientielle », en tant qu’elle « est pour un sujet, de quelque chose, dans un champ » (p. 148), comporte trois dimensions renvoyant aux trois caractéristiques d’une science interprétative : a) Dire que la signification expérientielle est

« pour un sujet » revient à l’envisager comme résultat du rapport que ce dernier, qu’il s’agisse d’un sujet individuel ou collectif, entretient avec la situation ; b) Considérer que la signification expérientielle est « de quelque chose » implique l’existence d’une situation ou d’une action à laquelle se rapporter61 ; c) Estimer que les choses ont une signification « dans un champ » implique l’existence d’autres choses porteuses de significations avec lesquelles elles sont en relation.

Taylor (1999) distingue trois types de significations selon que leur expression se situe à un niveau subjectif (intraindividuel et interindividuel) ou objectif (social).

1. Les significations subjectives sont personnelles, c’est-à-dire, elles correspondent aux significations que l’agent donne à un élément en particulier, comme par exemple à ses propres situations ou actions. Ces significations peuvent être partagées, ce pourquoi Taylor parle de significations intersubjectives.

2. Les significations intersubjectives sont « enracinées dans la pratique sociale » (Taylor, 1999, p. 167). Elles constituent ainsi une sorte d’« arrière-plan » des actions sociales, une

« matrice » à l’intérieur de laquelle les individus vont se situer et agir. Contrairement aux significations subjectives, elles ne sont donc pas propres à un ou à plusieurs individus mais se situent « aussi dehors, dans les pratiques elles-mêmes, en tant que ces pratiques ne peuvent être conçues comme des sommes d’actions individuelles, car elles sont essentiellement des

61 La distinction entre la situation et sa signification étant dès lors possible pour Taylor (1999) bien que parfois difficile à effectuer, nous y reviendrons.

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formes de relations sociales, d’action mutuelle » (Taylor, 1999, p. 165). Elles offrent un langage commun pour parler de la réalité et comprendre certaines normes. Les politologues les traitent en tant que consensus.

3. Les significations communes ne sont pas, contrairement aux deux précédentes, subjectives et sont souvent considérées à tort comme des consensus. Par significations communes, Taylor (1999) fait référence aux significations non seulement partagées mais qui « appartiennent au monde commun de référence » (p. 169). Elles s’en distinguent d’ailleurs par le fait qu’elles peuvent persister lors de clivages importants.

Les lectrices et les lecteurs se rappelleront peut-être de la fonction expressive octroyée au langage, qui permet de distinguer les significations expérientielles des représentations sociales et du comportement (cf. p. 70). A travers la notion d’expression, Taylor (1999) convoque celle de sujet et qualifie les significations d’expérientielles, lesquelles peuvent s’exprimer à un niveau personnel, interpersonnel et social.

La compréhension d’une pratique sociale passe, chez Taylor, par celle des significations intersubjectives. En effet, l’auteur considère que « [l]es pratiques sociales n’existeraient pas si elles n’étaient pas habitées par une certaine compréhension de ces pratiques par les acteurs et réciproquement, cette compréhension n’existerait pas si les pratiques en question n’avaient pas cours » (Taylor, 1997, cité par Friedrich, 2011, p. 99). En mettant l’accent sur les significations intersubjectives, nous avons accès aux aspects normatifs qui régissent ces pratiques comme faisant partie d’une expérience sociale partagée. Ainsi Taylor (1997, cité par Friedrich, 2011), nous invite à poser cette question : « Quelles sont les significations expérientielles […] que les institutions requièrent et sanctionnent ? » (p. 101), voire imposent ?

A la lumière de ce qui précède et en partageant le point de vue de Taylor, je considère que les significations intersubjectives sont nécessaires à la compréhension des pratiques d’intégration chez les enseignant∙e∙s. En effet, en considérant la personne comme étant « traversé[e] de contraintes socio-historiques » (Schurmans, 2001, p. 157), le caractère normatif et partagé se réfère aux significations de la pratique collective de l’intégration. Mais cette manière d’envisager la personne encourt le risque de la réduire à un rôle de reproducteur social et ne nous permet pas de répondre aux questions que je me pose : comment les enseignant∙e∙s composent∙ils∙elles avec ces significations partagées dans le cadre de leur expérience singulière ? Comment cette expérience singulière est-elle interprétée à la lumière de l’expérience collective ? Quelles sont les tensions et/ou les enjeux provoqués par cette confrontation ? Sur quels domaines s’expriment-ils ?

La perspective taylorienne pose une difficulté d’ordre empirique. En effet, comment distinguer, dans l’analyse des discours, ce qui relève des significations subjectives ou intersubjectives ? Cette distinction est cependant nécessaire pour accéder à la production de sens engagé par les enseignant∙e∙s confronté∙e∙s à leurs pratiques, c’est-à-dire, à leur part d’actorialité. Or, la perspective transactionnelle adoptée met au centre de l’intérêt les mouvements de la personne entre sa part d’agentité et sa part d’actorialité sociale (Schurmans,

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2001). La difficulté à faire des significations expérientielles un objet de connaissance (Friedrich, 2011) peut à mon avis être dépassée dès lors qu’on soumet la distinction des trois types de significations expérientielles identifiées par Taylor (1999) à l’interprétation sociologique que Zarifian (2000) propose du terme de signification, et la distinction qu’il établit entre signification et sens.

«

SIGNIFICATIONS

»

ET

«

SENS

»

La distinction opérée par Zarifian (2000) entre les concepts de « signification » et de « sens » est intéressante en ce qu’elle constitue un réaménagement sociologique de la distinction de ces termes effectuée par Benveniste (1989, cité par Zarifian, 2000) depuis le domaine de la linguistique et de ceux de Vygotski (1997) mettant en lien pensée et langage. Au sens linguistique du terme, la signification « a pour correspondance sociologique les coutumes, conventions, règles, lois juridiques, etc., qui fixent, de manière démonstrative, par enchainement de concepts ayant une signification générale, ce qui vaut pour tous les membres de la communauté concernée » (Zarifian, 2000, p. 177). Organisatrices d’un ordre social donné, les significations accomplissent une fonction de régulation et de contrôle social. Elles existent d’elles-mêmes avant que l’individu ne se les approprie à travers des processus de socialisation, elles lui préexistent, en quelque sorte. Cette préexistence des significations ne veut pas dire qu’elles existent « en dehors de leur mobilisation par des sujets humains. Mais c’est dire que ces significations établies s’imposent, en ne laissant aux sujets que des marges d’interprétations (ou, ce qui revient au même, d’opposition) » (Zarifian, 2000, p. 52). En accord avec la sociologie compréhensive de Max Weber, Zarifian (2012) considère que les acteurs individuels se réapproprient les significations à travers les processus socialisateurs ; les significations ne sont, dans ce sens, ni créées ni visées de manière intentionnelle. Zarifian (2012) reprend à son compte la propriété paradoxale dont Benveniste dote la signification :

« alors que la signification installe le général, voire l’universel, le `valable pour tous`, elle enferme en réalité une communauté humaine sur elle-même, dans l’univers clos de ses propres conventions » (p. 53).

Contrairement aux significations, le sens provoqué par les évènements est singulier et il se rapporte à une situation ou contexte déterminé (Zarifian, 2012, en suivant Benveniste et Vygotski). Pour que quelque chose soit considérée comme un évènement, elle doit être porteuse d’enjeux. Ainsi, « [c]e n’est donc pas l’accident en soi, qui fait évènement. C’est le surgissement d’enjeux, qui, à leur manière, concrétisent et déplacent la tension qui se fait jour au sein des rapports sociaux en introduisant des failles et singularités qui poussent à la recherche de sens » (Zarifian, 2012, p. 59). A la différence de la signification, pour Zarifian (2000), le sens « relève des évènements, de ce qui surgit, survient, insiste, en excès sur le déroulement `normal` des choses, comme en excès sur les significations établies. Dans l’évènement, on considère, non pas l’état des choses tel qu’il est fixé, mais ce qui devient, ce qui se passe, ce qui passe » (p. 178).

Zarifian (2012) se distingue cependant de Vygotski, lequel, en envisageant le sens comme la concrétisation de la pensée dans le langage, l’aborde en tant que motivation. Pour Zarifian

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(2012) l’expression d’un locuteur peut renvoyer à « des significations convenues […] (y compris affectives) dont il ne fait qu’emprunter l’habit » (p. 55), ce pour quoi il nous rend attentifs à bien différencier sens et signification. Il écrit : « [l]oin d’être la simple expression d’un motif, selon l’expression de Weber, le sens d’un énoncé est bien plutôt, si l’on peut employer cette image, dans la contre-idée, dans l’idée nouvelle que l’évènement a suscitée, provoquée » (p. 55). Par ailleurs, Zarifian s’éloigne également du caractère évanescent que Benveniste (1989, cité par Zarifian, 2000) attribue au sens, « [c]ar si l’évènement, [dit-il], dans sa face `réelle`, objective, est bel et bien évanescent ([…] un évènement est toujours déjà passé ou à venir, il n’est jamais présent), par contre l’expression de l’évènement, le sens, introduit au temps, il ouvre sur un nouveau cours des choses, un nouveau devenir » (p. 179).

La distinction de Zarifian (2000 ; 2012) entre signification et sens peut être mise en correspondance avec les significations expérientielles de Taylor (1999). Ainsi, les significations subjectives de ce dernier renvoient au sens tel qu’il est défini par Zarifian (2012) et les significations intersubjectives et communes de Taylor (1999) renverraient à la notion de signification de Zarifian (2000, 2012). Dans le cadre de cette thèse, le syntagme

« signification collectives62 », fait référence aux significations intersubjectives et communes définies par Taylor (1999), alors que celui de « construction de sens63 » fait référence aux significations subjectives. Significations collectives et construction de sens sont des

« significations expérientielles » (Taylor, 1999). Le tableau suivant traduit les correspondances proposées.

Tableau n° 2 : significations collectives et construction de sens d’après les apports de Taylor (1999) et de Zarifian (2000)

62 La distinction entre les significations collectives et la construction de sens n’assimile pas la dimension sociale à la dimension collective (Bosa, 2011). Cet auteur évoque les travaux d’Elias et de Bourdieu qui montrent que les mécanismes sociaux sont plus puissants lorsqu’ils s’appuient sur des spécificités personnelles.

63 De même que pour la note précédente, il ne faudrait pas assimiler le structurel au social. Les travaux de Martuccelli (2010), montrent à ce propos la « tendance structurelle » de la singularité.

Trois types de significations

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Le rapport à…

La relation que les significations entretiennent avec le sens est parfois considérée en termes d’opposition. La distinction entre signification et sens hiérarchise, selon Barbier (2000), la reconnaissance louée aux deux termes, ce pour quoi, cette différenciation conceptuelle est

« discutable64 » (p. 62) à ses yeux. Dans le cadre de ma perspective transactionnelle, cette différence n’est pas pensée en termes hiérarchiques mais en termes dialectiques. Ainsi, je ne prends pas en compte la nature de la différence soulignée par Barbier (2000) mais, au contraire, ce qu’il identifie comme point de convergence. Pour cet auteur, « sens » et « signification » permettent d’« établir un lien, une association explicite, et historiquement marquée, entre un sujet et un environnement par l’intermédiaire d’une activité » (p. 61).

Concernant ma problématique, sens et significations m’informent du rapport que les enseignant∙e∙s entretiennent vis-à-vis de l’intégration scolaire à partir de leur expérience. Ce

« rapport à » est envisagé en termes de mouvement ou de dialectique transactionnelle opéré par les enseignant∙e∙s entre la part d’agentité (signification) et d’actorialité (sens), dialectique caractéristique, selon Schurmans (1994), du sujet social.

Le rapport des enseignant∙e∙s à l’intégration scolaire s’inscrit dans les dimensions spatio-temporelles où se déploie leur expérience. Les travaux de Guerra (1997, cité par Díaz, 2007) me permettent de relier les notions de signification et de sens à celles d’espace et de temps. La signification se situe dans les « coordonnées du passé et [du] présent où ont lieu les processus de construction socio-culturelle à partir desquels l’histoire est viable » (Zemelman, 1997, cité par Díaz, 2007, p. 56). A contrario, celle de sens se situe « dans les coordonnées d’un futur compris comme direction et possibilité de rendre factice le déploiement potentiel du sujet social » (Zemelman, 1997, cité par Díaz, 2007, p. 56).

En étant en mesure de distinguer conceptuellement les significations et le sens et de les rattacher aux dimensions d’espace et de temps, il est possible dès lors de saisir la part de reproduction (significations partagées-héritées) et de production (sens-interprétation singulière) engagée dans les discours des personnes interviewé∙e∙s et de les situer dans les coordonnées spatio-temporelles où se déploie leur expérience.

64 La différence entre les deux termes rappelle, pour cet auteur, la distinction entre comportement et représentation effectuée par la psychologie cognitive. Au sein de cette dernière, significations et connaissances seraient définies comme plus durables, sociales et générales que le sens et les représentations, à l’inverse, plus transitoires, individuelles et particulières (Barbier, 2000). Cette distinction ne permet pas, selon cet auteur, de différencier d’une part « ce qui relève des phénomènes mentaux et ce qui relève des phénomènes discursifs » (p. 63), d’autre part, les spécificités sociales et individuelles des deux types de phénomènes.

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T

ROISIÈME NOTION REBELLE

:

L

’ «

EXPÉRIENCE

»

L’ « expérience » constitue la troisième et dernière notion rebelle constitutive de ce « dés-en-cadre théorique ». Tel que je l’ai explicité auparavant, l’« expérience » ne constitue pas au sein de cette thèse un simple point de départ d’élaboration de connaissances scientifiques autour de l’intégration scolaire, mais le lieu de sa problématisation. Dans ce sens l’« expérience » fait partie aussi de l’ « arrière-plan » de l’intégration scolaire de sorte que les significations qui définissent cette notion au sein de l’imaginaire social doivent également être explicitées.

Au-delà de la polysémie qui la caractérise, la notion d’expérience se rapproche de celle de la vie. Les Grecs possédaient deux termes pour le mot « vie65» (Dubreuil, 2005) : la « zôê » et la

« bios ». La « zôê » renverrait davantage à la vie de manière générale, aux « étapes » communes et partagées par tous les êtres vivants (y compris les animaux). De ce fait, elle correspond, selon Larrosa (2010) à la vie générique, à la vie dénudée ; depuis le point de vue de la « zôê », dit-il, les vies sont toutes pareilles et interchangeables. La « bios » concerne davantage la façon de vivre d’un individu ou d’un groupe, il est doté d’une signification existentielle (Dubreuil, 2005) ; contrairement à la vie dénudée, la « bios » se réfère au sens de la vie (Larrosa, 2010).

Cette distinction me semble pertinente car elle n’est pas indépendante, de la différence conceptuelle effectuée entre signification et sens. La « zôê » me permettrait d’accéder aux significations dominantes, puisque partagées, de l’expérience selon une entrée pragmatique tandis que la « bios » me guiderait plutôt vers les interprétations singulières mises au cœur de l’entrée philosophique. Il ne s’agit pas de considérer « zôê » et l’expérience « bios » en tant que deux types d’expérience mais plutôt comme deux dimensions productrices de significations différenciées obéissant à deux logiques : une logique actionnelle d’inspiration pragmatique, reliant l’expérience à la formation (et plus concrètement à l’enseignement) et une logique passionnelle d’inspiration philosophique, au sens existentiel, reliant l’expérience à la transformation.

E

XPÉRIENCE ET FORMATION

Centre d’intérêt privilégié du pragmatisme américain, la logique actionnelle est propre aux perspectives pragmatiques mettant en lien expérience et apprentissage et permettant de questionner les liens entre l’individu et son activité dans une perspective de formation.

Intéressés par le rapport expérience-formation, certain∙e∙s auteur∙e∙s ont pour objectif d’examiner les conditions qui rendent l’expérience auto formatrice dans le but de la valoriser dans un contexte de validation des acquis (Bézille & Courtois, 2006) ; d’autres abordent l’expérience dans ses rapports avec l’apprentissage et l’activité pour saisir la manière dont elle

65 Pour un développement de cette idée en français se référer à Dubreuil (2005), par exemple.

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se construit, se transmet et se valide (Albarello, Barbier, Bourgeois & Durand, 2013) ou se transforme (Barbier & Thievenaz, 2013). Le recours à l’expérience au sein de ces perspectives

se construit, se transmet et se valide (Albarello, Barbier, Bourgeois & Durand, 2013) ou se transforme (Barbier & Thievenaz, 2013). Le recours à l’expérience au sein de ces perspectives