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Des travaux de recherche interprètent les difficultés des enseignant∙e∙s comme le résultat de la massification scolaire, de la décentralisation qui entraînent de la dérégulation, une relativisation des savoirs et de la difficulté à rendre le travail enseignant routinier (Derouet, 1999 ; Barrère, 2002 ; Van Zanten, 2004, cités par Lantheaume, 2008).

Au sein du modèle de société mécanique et organique, propre au courant de la sociologie classique, la stabilité et la cohérence sociale résultent de la socialisation des individus (Foucart, 2009a). L’instabilité et la difficulté à établir des routines et des habitudes dans des conditions sans cesse mouvantes et précaires semblent désormais caractériser la « société

`moderne liquide` » (Bauman, 2006, p. 7). Fabre (2011) met en lien cette situation de fluidité avec le besoin de problématisation. Selon lui, le monde est « devenu problématique […] [dans le sens où] nous avons perdu les certitudes des sociétés traditionnelles et peut-être aussi quelques-uns des espoirs que la modernité nous avait légués » (Fabre, 2011, p. 7). La perte de certitudes se traduit, selon Fabre (2011), par un « questionnement des significations héritées » (p. 33) alimentant les « solutions que la tradition avait trouvées » (p. 32) et qui peuvent créer des problèmes chez les personnes qui les vivent.

Attali (1996, cité par Bauman, 2006) compare la vie liquide au jeu des chaises musicales et affirme que celles et ceux qui ont le plus de chance de gagner, sont celles et ceux qui sont au sommet de la pyramide du pouvoir, qui pratiquent et maitrisent « l’art de la `vie liquide` » (p.

10). Bauman (2006) rappelle l’extrait d’une chronique parue dans le journal l’Observer86 sous le pseudonyme de Barefoot Doctor (2003, cité par Bauman, 2006), lequel, en référence au prophète oriental Lao-Tseu, décrit le comportement humain dans ce type de vie :

86 Au Royaume-Uni.

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[…] coulant comme de l’eau […] vous vous déplacez rapidement, sans jamais vous battre contre le courant ni vous arrêter assez longtemps pour stagner ou vous tenir aux rives ou aux rochers – les biens, situations ou personnes qui traversent votre vie –, sans même tenter de vous accrocher à vos opinions ou à votre vision du monde, mais simplement en vous attachant doucement, quoique avec intelligence, à tout ce qui se présente à vous pendant votre périple, puis en le laissant filer avec grâce, sans vous y accrocher […]. (p. 11)

La vie liquide est, dans ce sens, une vie sans expérience à la manière dont Larrosa (cf. dés-en-cadre théorique, p. 74) la conçoit : une vie dans laquelle rien ne nous arrive, une vie comprise à partir de la signification « zôê ». A l’intérieur de l’institution scolaire, les exigences normatives illustrent très bien cette idée qui est source de frustration chez Elodie : « j’ai quand même une petite frustration par rapport à cette norme, à ce côté… le sentiment que c’est un fleuve dans lequel on s’engage et après ça coule et on peut pas… on peut pas s’arrêter, on est porté par le courant ».

Contrairement à l’idée d’ouverture rattachée à la signification de l’expérience en tant que bios, la signification de l’expérience en tant que zôê est reliée à une idée de fermeture. Dans ce sens, les « […] instructions dont les praticiens de la vie moderne liquide ont le plus besoin […] ne concernent pas les moyens de démarrer ou d’ouvrir, mais de terminer et de clore » (Bauman, 2006, p. 8). La perte de certitudes dans ce contexte de fluidité rend les rôles « […]

flottants : qui peut savoir de nos jours avec certitude comment jouer son rôle d’époux, de parent, d’enseignant… out tout simplement d’homme ou de femme ? » (Fabre, 2011, p. 33).

Les logiques de l’action qui structurent l’expérience sociale ne répondent donc pas à une organisation des rôles mais se situent en amont de ces derniers (Dubet, 1994). Ces logiques entretiennent des rapports de tension avec les rôles (Dubet, 1994) qui, en même temps, permettent de lier et d’opposer ces logiques. Les acteurs vivent dans ces tensions, « dans les interfaces des logiques d’action » (Dubet, 1994, p. 183). Et c’est précisément dans ces interstices et dans ces interfaces qu’ont lieu des transactions sociales (Foucart, 2009a, p. 94).

Par « expérience sociale », Dubet (1994) fait référence aux « conduites individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité » (p. 15). En contexte de fluidité semble régner l’incertitude, considérée globalement comme une perte de sens (Boltanski & Chiapello, 1999, cités par Foucart, 2009a). Foucart (2009a) souligne le « trop-plein de significations disparates qui s’annulent réciproquement par leur cacophonie » (p. 99), raison pour laquelle il parle davantage d’« excès de sens ». De même que Foucart (2009a), Fabre (2011), en référence à la phénoménologie de Husserl, considère que « nous sommes complètement immergés dans le sens. Notre malaise vient d’un surplus de sens et non d’un manque de sens » (p. 14). Ce régime de fluidité rend difficile la construction des microcompromis, le vivre ensemble. C’est à cette contrainte, qui peut paradoxalement représenter des possibilités, que Foucart (2009a) se réfère par le syntagme de « précarité transactionnelle » (p. 99). Comment se relier en se séparant ? : c’est ce processus que la transaction sociale permet de souligner.

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Dans un monde caractérisé par l’individualisme et la fluidité, la mise en scène de la souffrance traduit pour Foucart (2009a) une précarité transactionnelle ou, dit autrement, la difficulté à construire « des microcompromis structurant la quotidienneté » (p. 93). Cette difficulté est, selon l’auteur, source d’incertitude et d’angoisse. A travers la métaphore de la fluidité empruntée à Mol (1995, cité par Foucart, 2009a), l’auteur soutient que les différences entre les lieux ne sont pas tracées par des frontières ni par des relations. Elles peuvent, au contraire, « aller et venir, se faire poreuses ou disparaitre tout à fait » (p. 97). Ainsi, l’hypothèse formulée par Foucart (2009b) suggère que

dans un régime de fluidité sociale et d’individualisme par déliaison, l’individu est confronté aux problèmes de l’instabilité, de l’indéfinition. Ce régime se caractérise par un affaiblissement des points d’appuis, une précarisation des conditions de la confiance. (p. 18)

La transaction aide à analyser les pratiques fluides, « à questionner cette mise en scène de la souffrance, qui est également représentation de soi. Elle amène à s’interroger sur les conditions qui rendent la construction des compromis aléatoire. Elle aide à poser la question : qu’est-ce qui se passe lorsque les compromis ne peuvent être construits ? » (Foucart, 2009a, p.

103).

Ce travail de théorisation permet de mettre en évidence la dimension socialement construite de l’incertitude, au sein de laquelle les processus de domination sociale participent aux processus de vulnérabilité :

[d]ans un cadre moderne liquide, l’ `incertitude fabriquée` constitue le principal instrument de domination, tandis que la politique de précarisation, pour citer Pierre Bourdieu (concept renvoyant aux stratagèmes qui ont pour effet de rendre la situation des sujets plus incertaine et vulnérable, et donc moins prévisible et contrôlable), devient quant à elle le noyau dur de la stratégie de domination. (Bauman, 2006, p.

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« Prise », « emprise » et « déprise » : les ajustements individuels

Les conditions de travail et l’évolution du métier font que les difficultés traditionnellement rattachées à l’exercice du métier se sont accrues (Blanchard-Laville, 2001, cité par Lantheaume, 2008) et atteignent la construction identitaire des enseignant∙e∙s. Tel que le relève Lantheaume (2008), concilier des objectifs de performance avec d’autres exigences institutionnelles et avec le « traitement social de la jeunesse […] crée des tensions et exige de mettre toujours plus de soi pour faire tenir les situations » (p. 50). Ces transformations importantes se caractérisent, de nos jours, par une souffrance ordinaire créatrice d’usure professionnelle. « Les enseignants sont, plus qu’avant, obligés d’exposer leur propre personne pour pouvoir gérer les situations face à une plus grande incertitude et dans un contexte de déclin des institutions (Dubet, 2002) » (Lantheume, 2008, p. 55). En effet, le « malaise des enseignants » (Esteve & Fracchia, 1988) renvoie à un mal-être spécifiquement lié aux contextes de travail impliquant un rapport d’aide et une relation à autrui. Selon Lantheaume (2008) le travail enseignant se répartit inégalement entre les dimensions qui le composent.

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Ainsi, la tension ressentie par les enseignant∙e∙s découle d’un débordement de la sphère professionnelle sur la sphère personnelle. Le risque de surinvestissement cohabite avec le désengagement puisque ces tensions sont sous-tendues par un triple mouvement de « prise »,

« déprise » et « emprise ». Le travail enseignant se caractérise dès lors par un processus d’ajustement destiné à la construction des routines en situation d’incertitude (Lantheume, 2008).

Quand un enseignant pense avoir prise sur une situation, il exprime du plaisir à faire son travail, les cours ont lieu tels qu’il les avait prévus et les élèves progressent. Les ressources à disposition sont mobilisées, les relations avec l’élève et entre les élèves eux-mêmes peuvent se modifier et les contenus d’enseignement de même que les dispositifs ou leur organisation peuvent être réajustés, ce qui donne lieu à une « actualisation des règles du métier » (Lantheume, 2008, p. 53). « Mais les enseignants évoquent leur travail plutôt sur le mode de la dichotomie maîtrise/non-maîtrise. L’expertise cache le travail permanent de construction de prises, source d’ajustements réussis, et l’intelligence créatrice qu’elle mobilise » (p. 53). La prise, bien que positive, peut créer une surcharge et engendrer de l’emprise. Lorsque l’engagement nécessaire au travail ne suffit pas à créer des prises nécessaires au sentiment de maîtrise, les ajustements sont empêchés et un sentiment d’emprise est ressenti. La fatigue et l’usure professionnelle prennent le dessus, une tension entre routine et stress apparaît. La déprise permet de fuir l’accumulation des tâches, dépourvues de coordination et de hiérarchie, auxquelles elles∙ils sont confronté∙e∙s. Performer dans toutes les dimensions du métier semble impossible, une concurrence s’installe entre les tâches centrées sur la classe et celles à l’extérieur de la classe. Les enseignant∙e∙s sont en retrait lors des initiatives des directeur∙trice∙s et face au travail extrascolaire avec d’autres professionnel∙le∙s de l’école.

Elles∙ils préservent ainsi leur autonomie (qui produit sens et qualité du travail), leur qualification et « une division du travail traditionnelle faute d’en avoir inventé une autre » (p.

54).

Lorsqu’ils sont possibles, les ajustements permettent la construction de prises sur certaines situations mais leur renouvellement produit de l’épuisement car elles sont difficiles à stabiliser (Lantheume, 2008). « Le doute sur la validité des solutions adoptées tourmente les enseignant∙e∙s. Faute de repères collectifs sur ce que serait `bien travailler` dans telle ou telle situation, la solution est renvoyée à l’individu, la souffrance aussi » (p. 54). Les enseignant∙e∙s ne se sentent pas compétent∙e∙s pour des tâches distinctes de l’enseignement, ce qui a comme résultat une « critique de la diversification des tâches » (p. 54).

Les travaux de Lantheume (2008) permettent d’envisager ce triple mouvement de « prise »,

« déprise » et « emprise » comme des ajustements effectués par les enseignant∙e∙s lors de leur construction de sens, vis-à-vis de l’incertitude « fabriquée » (Bauman, 2006) en contexte institutionnel. Les apports du travail de théorisation réalisé jusqu’ici suggèrent une transformation de l’hypothèse typologique organisant ces deux chapitres d’analyse.

TRANSFORMATION DE LHYPOTHÈSE TYPOLOGIQUE A PARTIR DE LA PERSPECTIVE

TRANSACTIONNELLE

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La perspective transactionnelle permet de relier les difficultés vécues à un niveau personnel aux conditions d’organisation institutionnelle et sociale et de proposer une lecture en termes de construction de sens. Autrement dit, elle permet d’articuler les facteurs structurels de l’incertitude aux ajustements effectués par les enseignant∙e∙s et de saisir la construction de sens qui en résulte. Comment prendre en compte ces apports pour la suite du travail d’analyse ? Le travail de problématisation mis en évidence permet de saisir la difficulté rencontrée par les enseignant∙e∙s pour établir les compromis nécessaires aux pratiques d’intégration. Tel que montré jusqu’à maintenant dans le travail d’analyse, ces compromis peuvent se faire avec soi-même, avec les autres enseignant∙e∙s et partenaires, « dans le sens de la montée » ou « de la descente » (propos de Victor). Le travail de problématisation peut être lu à la lumière de l’hypothèse de la précarité transactionnelle, de sorte que les trois dimensions de la problématisation permettraient d’aborder les dimensions transactionnelles de la manière suivante :

1) La dimension sociale et institutionnelle permet de questionner la logique institutionnelle dans son ensemble en la mettant en lien avec les discours d’ordre politique et économique et les moyens à disposition. Elle constitue l’èthos de la problématisation.

2) La dimension intertransactionnelle se focalise sur la collaboration entre les différent∙e∙s partenaires, collaboration facilitée ou entravée par les conditions d’intégration créées par la logique institutionnelle. Elle renvoie au logos de la problématisation.

3) La dimension intratransactionnelle identifie les enjeux que cette logique engendre vis-à-vis de soi-même. Elle constitue le pathos de la problématisation.

La mise en dialogue de la problématisation de l’expérience avec la perspective transactionnelle amène une nouvelle lecture des rapports identifiés :

 Le rapport d’adhésion peut être considéré comme la conséquence d’une précarité transactionnelle produite partiellement par l’institution, laquelle favorise le maintien ou le retour vers des solutions séparatives. Les significations collectives sont ainsi célébrées par l’institution ; l’adhésion des enseignant∙e∙s à ces significations est garante d’une certitude au niveau de l’action et d’une protection identitaire.

 Le rapport de distanciation résulte au contraire des failles de ces significations collectives identifiées par les enseignant∙e∙s qui les poussent à la construction de sens.

Le questionnement de ces significations collectives est sanctionné par l’institution : la distanciation des enseignant∙e∙s est source d’incertitude au niveau de l’action et expose ces dernièr∙ère∙s sur le plan identitaire. Le rapport de distanciation s’exprime différemment selon l’entrée transactionnelle qui caractérise l’incertitude manifestée et la temporalité engagée :

o Le sentiment d’incertitude d’Isabelle semble récent et relié à la période de découragement qu’elle a traversée quelques mois auparavant. La solitude et les difficultés de collaboration avec les enseignant∙e∙s ordinaires empêchent les

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transactions et produisent un blocage au niveau de l’action. L’analyse investit la dimension intratransactionnelle.

o Le sentiment d’incertitude de Sabine est le résultat d’un cheminement. Il a pour résultat un travail d’intégration à l’équipe d’enseignant∙e∙s ordinaires pour favoriser le travail de collaboration. L’analyse porte sur la dimension intertransactionnelle.

o Le sentiment d’incertitude de Victor s’accroit avec le temps. La construction de sens qu’il élabore prend la forme d’une problématisation qui permet d’aborder les trois niveaux de transaction de manière dialectique. Il favorise l’adoption de pratiques à contre-sens de celles produites par la logique institutionnelle. L’analyse renvoie à la dimension sociale-institutionnelle.

L’analyse du matériau des deux premières parties permet de transformer l’hypothèse typologique initiale rappelée ci-bas (tableau n° 3) à partir d’une lecture de la problématisation en termes transactionnels (ci-après tableau n° 5).

Tableau n° 3 : (cf. p. 113)

Tableau n° 5 : problématisation de l’expérience

RAPPORTS ADHESION DISTANCIATION Significations

expérientielles

significations collectives construction de sens

ACTION

orientent questionnent

IDENTITE

protègent exposent

LOGIQUE INSTITUTIONNELLE

intra (blocage)

inter (cheminement)

social/institutionnel (problématisation) PROBLEMES

SOLUTIONS = Réponse officielle incertitude

action / identité certitude

adhésion logique institutionnelle travail critique - déconstruction significations collectives

problématisation de l'expérience construction du sens de l'intégration

rapport d'adhésion

oriente / protège questionne / expose

action /identité rapport de distanciation

temporalité

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En tenant compte de la proposition de Foucart (2009b) la thèse suivante est défendue : en créant des conditions d’enseignement porteuses d’une précarité transactionnelle, la logique institutionnelle entrave la construction du vivre ensemble de par le maintien et le renforcement des solutions séparatives.