Analyse typomorphologique et enquêtes de terrain
Chapitre 5 : Vers une généalogie du périurbain
1. Les villes parcs ou l’idéal de la nature
Le Vésinet et Llewellyn Park correspondent au premier modèle, français et américain, de lotissement périurbain. Ce modèle est le résultat de réflexions sur la nocivité de la ville industrielle et de l’association du parc urbain au quartier résidentiel.
À la recherche d’un troisième type d’établissement humain, situé entre la ville et la campagne, les architectes et urbanistes du XIXe siècle précisent un modèle de « ville parc » destiné à la
villégiature des classes aisées. L’exemple du Vésinet, en France, forme un nouveau genre où la nature domine l’urbain, tandis que les romantic suburbs*, malgré leur inscription dans une logique de proximité urbaine, insistent plus sur le caractère isolé du développement. Le parallèle entre les deux références historiques sélectionnées montre de nombreuses similitudes.
145 Selon A. Coste, le modèle en architecture procède d’une double démarche, à la fois imitative et
spéculative. Il est utilisé à la fois pour concevoir et comprendre. En cela, il est ambigu car il alterne un exercice d’abstraction d’une réalité physique et l’incarnation d’une idée matérielle (Coste, 2008).
146 Le foyer, comme premier signe de passage à l’habitat stable et les éléments qui en assurent la
protection : la substructure (renvoyant au terrassement), l’enceinte et le toit (Semper, Soulillou, [1869] 2007).
1.1. La nature comme réponse du courant hygiéniste
En France, Le Vésinet — conçu en 1858 — répond à la volonté de réglementer un nouvel ordre urbain, loin des activités industrielles nocives (Cueille, 1989). La révolution industrielle n’en est alors qu’à ses débuts, toutefois une partie de la bourgeoisie parisienne cherche déjà à fuir la ville et ses faubourgs insalubres (Lavedan, 1926). La conjoncture politique et sociale favorable du Second Empire pousse Alphonse Pallu et le Duc de Morny à acquérir quatre cent hectares dans la forêt du Vésinet. Situé sur le tracé de la première ligne ferrée régulière de voyageur reliant Paris au Pecq, le site offre une opportunité financière remarquable pour construire le projet de « colonie de villégiature ». Porté par Pallu, le projet est marqué par la recherche de calme et de salubrité intellectuelle et physiologique (Devinoy, 2008). Le Comte de Choulot est promu paysagiste du projet afin de :
« créer une anti-‐ville en concevant un paysage urbain d’un genre nouveau, à la fois ville et campagne, à la fois clair et confus, unitaire et divisé, individuel et collectif » (Loyer in Cueille, 1989, p. 15).
Aux Etats-‐Unis, A. Downing est le premier à proposer dans Our Country Villages (1849) sa vision idéale du suburb en insistant sur le développement d’unités individuelles situées à la campagne. Les romantic suburbs forment un modèle situé à proximité de la ville, obéissant à un plan de développement et répondant au désir d’allier les bienfaits de la nature et les avantages de la ville (Davis, cité par Peck, 1992). Complètement séparé de la ville et de ses activités, cette « nouvelle forme d’établissement humain » cherche à répondre aux problèmes d’insalubrité et d’hygiène caractéristiques des villes industrielles. R. Fishman constate qu’avec ce modèle survient une mutation des mœurs américaines ; la cellule familiale se resserre, l’homme devient l’unique gagne-‐pain et femmes et enfants restent au foyer. L’idéal résidentiel se porte alors sur des formes de « paradis privé » traduisant une volonté d’isolement (Fishman, 1987). À l’inverse, signe de progrès social selon Downing, le foyer se sépare du lieu de travail et la nature pittoresque offre une qualité de vie rustique proche des gens ordinaires (Downing, 1849). C’est sur le fond de ces évolutions sociales que Llewellyn Haskel, géant pharmaceutique, décide de bâtir un vaste parc résidentiel, de plus de deux cent hectares, se voulant « un refuge humain
pour exercer ses droits et privilèges147 ». Henderson reporte l’idée d’une communauté
alternative, un havre de paix contre les influences néfastes de la ville148.
1.2. La formalisation d’un modèle hybride : la ville inspirée du parc
Le Vésinet est conçu comme une vaste cité résidentielle où les maisons se fondent dans la verdure et où la rigidité des divisions parcellaires s’efface devant l’apparente continuité des jardins publics et privés (Bourdelin, 1859). S. Cueille parle d’un « paysage urbain », où la surimposition de tracés révèle le dialogue entre la ville et la nature : une association rendue possible grâce à un procédé pictural traditionnel d’organisation des lignes de fuites dégageant des vues pittoresques sur la nature environnante. Le Comte de Choulot donne ainsi l’impression au promeneur qu’il n’est pas dans une ville abondamment plantée mais dans un parc paysager où sont implantées des maisons, faisant elles-‐mêmes parties de ce parc (Fig. 5.1). Ce premier pas vers un idéal urbain proche de la nature est accentué par le plan de la ville et la taille des parcelles, souvent supérieure à 10000m2.
Figure 5. 1 : Vue perspective de la Villa des Pages au Vésinet. Lithographie d'après une aquarelle de V. Rose, vers 1890 (Cueille, 1989, p.39)
Organisés à l’image d’une grande patte d’oie, rayonnant depuis le rond-‐point de Pecq, le tracé de la voirie primaire tire de longues perspectives rectilignes dégageant des vues pittoresques sur les parcs et les jardins. Les coulées de verdure, plus souples, rappellent les courbes naturelles de la Seine et assurent un maillage assez fin, préservant l’accessibilité physique à plus de la moitié de la zone. Cette gestion de l’espace permet au Comte de Choulot d’organiser un dialogue entre
147 « A retreat for a man to exercise his own rights and privileges » (Wilson, 1979).
148 « Llewellyn Park was not simply a speculative venture but an alternative community, a curative haven
from the pernicious influences of the city from its bad air, disease, and moral corruption and a fount of physical and mental rejuvenation » (Henderson, 1987).
les propriétés privées et le domaine public. La distinction entre le jardin — continuité naturelle de la maison issue d’une tradition latine — et l’espace collectif est régie par une hiérarchie de clôtures dont les degrés de transparence dessinent les limites de l’intimité. F. Loyer évoque un « jeu de montré-‐caché où la ville apparaît et disparaît créant un espace insolite où la forme urbaine se dégage en filigrane d’un écran de nature factice » (Cueille, 1989, p. 17). Derrière cette figure de vaste cité résidentielle installée dans un parc, c’est en réalité un tissu pavillonnaire discontinu qui se révèle. La densité est d’autant plus faible que la cible, plutôt bourgeoise, d’A. Pallu cherche à s’éloigner du chaos urbain.
Outre-‐Atlantique, Llewellyn Haskel confie la réalisation de son projet à l’architecte Alexander Jackson Davis, qui concourt à former une nouvelle vision du territoire américain qu’il partage avec ses contemporains. Si Davis et Downing sont de bons amis et partagent leur pensée de la ville, Vaux, le futur collaborateur d’Olmsted est à l’époque de la construction de Llewellyn Park l’assistant de Downing. Or, les réflexions d’Olmsted le conduisent à imaginer un système de parcs urbains (parkways*) prenant en compte la cohérence globale de la ville. Inspiré par l’urbanisme paysager qu’il découvre au cours de voyages en Europe149, Olmsted participe à l’élaboration du modèle des romantic suburbs, plus particulièrement à l’hybridation alliant parc public et lotissement résidentiel. À l’image de Llewellyn Park, les romantic suburbs sont des entités urbaines planifiées et soumises à règlement. Ils s’inscrivent dans un plan de ville en damier et viennent rompre le caractère rectiligne de la ville américaine. Afin de respecter la topographie du lieu et de préserver un maximum de panorama conférant la valeur paysagère au lotissement, A. J. Davis opte pour un tracé de voiries curvilignes. Ces dernières permettent de faire abstraction du grid* dans lequel le suburb « se case150 » tout en donnant l’impression de se
trouver dans un parc (Maumi, 2008).
Les parkways, vastes promenades centrales ouvertes, forment quant à eux le support de divers modes de déplacement hiérarchisés. Tandis que les avenues et allées servent à changer de quartier ou à conduire aux résidences privées, les chemins piétons serpentent le Ramble et conduisent le promeneur vers des espaces scéniques particuliers.
149 Olmsted visite la France en 1859 avant de concevoir avec C. Vaux Central Park. D’autres
contemporains, R. M. Hunt et W. Robinson, étudient à l’école des Beaux Arts avant de travailler sur les parcs et promenades des villes américaines (Turak, 1981).
150 « Pour faire oublier la grille dans laquelle le suburb « se case », Olmsted élabore un plan composé de
courbes […] dont le tracé a été parfaitement étudié pour que les habitants, parcourant les rues du
neighborhood, aient en permanence le sentiment de se situer dans un vaste parc sans fin » (Maumi, 2008,
Le Vésinet et Llewellyn Park constituent deux lotissements exclusivement résidentiels, construits ex nihilo, dans des forêts existantes, situés à proximité d’une ville centre, reliés par voie ferrée et déconnectés morphologiquement de la ville et de ses extensions historiques. Ces principes sont relativement nouveaux pour l’époque et l’espace « vierge » sur lesquels ils s’installent ouvre le champ des possibles au niveau de la typologie du bâti.
1.3. La recherche d’un compromis entre ville et campagne
Le bâti prend la forme de « pavillon* périphérique » ou de « villa* suburbaine », formant un compromis entre la maison de campagne et la maison de ville. Ce premier type périurbain dispose notamment de la taille d’une maison de campagne sans en avoir les fonctions rurales. De la maison de ville, le bâti conserve la proximité sociale et la connexion à un réseau urbain mais abandonne les nuisances industrielles et sonores de quartiers et bâtis multifonctionnels. Ce qui caractérise le plus le modèle — et qui viendra marquer les décennies à venir — est la disposition dite « freestanding », autrement dit, la maison isolée. Ce type, directement inspiré de l’habitation rurale et de l’habitation de villégiature, reflète tout particulièrement le désir d’indépendance et de déconnexion propre à ce premier élan périurbain.
Bien conscient qu’il s’agit de trouver un compromis entre la maison de campagne et la maison de ville, A. Pallu verra dans le cahier des charges écrit pour le phalanstère de C. Fourier un moyen pour proscrire toute activité industrielle et conserver l’éclat de l’écrin naturel afin d’offrir à la bourgeoisie parisienne un nouveau modèle de villégiature campagnarde. S’inspirant des travaux de Fourier, Pallu définit le lotissement régi par le règlement du cahier des charges. Pallu parvient alors à contrôler les constructions et concrétise ainsi une utopie jusqu’alors irréalisable. À Llewellyn Park, le bâti est installé sur une large pelouse ouverte invisible depuis les axes de circulation puisque protégé par une large bande forestière faisant office d’enceinte. Au Vésinet, le bâti s’abrite derrière un jeu de clôture mais laisse toutefois entrevoir un charme ostentatoire. Cette différence entre la France et les Etats-‐Unis est accentuée par la hauteur du bâti et la taille des parcelles. Plus basse et beaucoup plus isolée, la villa suburbaine de Llewellyn Park est difficile à deviner dans la forêt d’Essex County. Tandis que le pavillon périphérique du Vésinet, atteignant parfois des hauteurs de douze mètres, ne garantit qu’une surface libre, au moins égale à celle de l’espace bâti, multipliant ainsi par six la densité par rapport à Llewellyn Park. Cette distinction dénote une différence culturelle où le prestige du pavillon, toujours visible depuis l’espace public, s’oppose à une apparence sociale volontairement plus discrète dans le cas du romantic suburb. L’implantation du bâti et les dispositifs de clôtures permettent alors une clarté dans la distinction des espaces et de leurs usages.
L’architecture des maisons s’astreint à l’objectif d’une villégiature saine. Située entre la maison de ville et la maison de campagne, ces maisons périphériques articulent les avantages de la proximité du centre avec une relative indépendance liée à la faible contigüité des constructions. À la différence des maisons de faubourg, elles ne prolongent par la structure urbaine sur des tracés linéaires et affirment un caractère anti-‐urbain qui repose sur l’utilisation des quatre fronts de l’édifice. Ces habitations bourgeoises, qui conservent tous les caractères d’une résidence permanente bien qu’elles soient pour la plupart associées à une maison de ville, occupent un statut ambigu tout en imposant le pavillon comme nouveau type architectural à proximité des villes. À la différence des maisons de campagne, qui, pour certaines tiennent plus du château, les grandes villas du Vésinet respectent la règle de la répétitivité imposée par le cahier des charges, définissant ainsi un style vernaculaire plutôt que monumental (Cueille, 1989). Installées au milieu de leur parcelle, les villas suburbaines d’une taille moyenne de 500m2 s’accompagnent de
plusieurs dépendances. Culturellement, la villa perdue au milieu de la forêt de Llewellyn Park aura valeur d’exemple et sera hissée au sommet de l’archétype périurbain de la réussite sociale (Fishman, 1987). L’histoire semble avoir aujourd’hui rattrapé ce premier modèle périurbain américain puisque le lotissement s’est transformé en gated community (Le Goix, 2003). Il a toutefois participé à la création d’un symbole contemporain de la vie américaine : l’image d’un parc résidentiel logé dans un écrin de nature délimité par un réseau de voiries curvilignes et scindé en parcelles à lotir.