Analyse typomorphologique et enquêtes de terrain
Chapitre 5 : Vers une généalogie du périurbain
4. L’après-‐guerre : généralisation d’un modèle de masse
Les premiers développements périurbains français ont conduit le modèle de la maison individuelle à circuler des classes aisées (ville parc) aux classes populaires (cité jardin et lotissements défectueux) épargnant les classes moyennes jusque-‐là restées en ville. Paradoxalement, aux Etats-‐Unis c’est le mouvement inverse qui se produit. Portées par le « succès » de Radburn, la maison individuelle devient l’idéal des classes moyennes « éduquées164 » et les classes populaires sont confinées aux inner rings*. Cependant, pour A.
Rome, la fin de la seconde guerre mondiale signe le passage d’une période d’un développement périurbain à petite échelle à la culture d’un marché de masse (Rome, 2001). Pour K. Ross, le contexte social de cette évolution est le même des deux côtés de l’Atlantique165. La population
urbaine est en pleine croissance et les gouvernements adoptent des solutions massives pour l’absorber (Ross, 1995). Cependant, à l’image des développements d’avant-‐guerre et bien que les modèles circulent d’un côté à l’autre de l’Atlantique, les différences de contexte régissent les ordres de priorité. Ainsi, aux Etats-‐Unis, les lotissements d’après-‐guerre servent principalement
164 « The town's homogeneous population of young college-‐educated, middle-‐income families, claiming
that their common backgrounds and interests promoted a "much fuller enjoyment of social life", "a healthier community" with a more responsive government than could be "had in larger cities, more diverse in scope" » (Birch, 1980, p. 132).
165 Le niveau de vie et le nombre de diplômés de l’université augmentent, on est en plein baby boom, la
société se tertiarise, le parc automobile croît et une civilisation tournée vers les loisirs s’installe progressivement (Ross, 1995).
l’ordre social, tandis qu’en France, ils véhiculent une image de modernité. De fait, les classes sociales auxquelles les déclinaisons du modèle s’adressent ne sont pas les mêmes.
4.1. Levittown et la priorité de l’ordre social
Dès 1944, avant même le retour des soldats du front européen, le Gouvernement fédéral vote le GI Bill, qui assure aux vétérans des avantages fiscaux pour devenir propriétaire. Cette loi puise dans la philosophie jeffersonienne les principes mettant en rapport la propriété privée et l’ordre social. Ainsi, pour D. Harris, l’accession à la propriété constitue un levier pour se prémunir des dérives sociales face au retour massif de soldats non mariés et dont le statut d’avant-‐guerre était principalement celui de locataire. La propriété individuelle privée est alors perçue comme le chaînon permettant le passage du célibat à la famille nucléaire et de ce fait, du désordre à l’ordre social (Harris, 2010). Ainsi, selon D. Upton qui préface l’ouvrage de D. Harris, l’instrumentation du GI Bill vise à diffuser les valeurs de la classe moyenne et dessine les contours d’un rêve américain moderne. L’après-‐guerre est donc marqué par un développement choisi par le Gouvernement fédéral. C’est ce qu’affirment M. Sumichrast et S. Frankel lorsqu’ils soulignent que le GI Bill a pour effet de proposer un nouveau modèle périurbain au service des objectifs du gouvernement (Sumichrast, Frankel, 1970).
Levittown, en Pennsylvanie, devient l’icône de cette période. Dessiné pour être un environnement parfait pour la famille166, son architecte, William Levitt, voulait en faire une
nouvelle communauté autonome. Son succès auprès du Gouvernement fédéral repose sur l’aménagement spatial du modèle. En effet, selon Levitt, le propriétaire d’une maison ne peut avoir de penchants communistes167. De même que dans le but de limiter les activités collectives
entre jeunes hommes, Levittown ne dispose d’aucun lieu de socialisation masculine168.
Le sociologue H. Gans qui étudie les modes de vie de cette nouvelle communauté rapporte que les aménités communautaires sont tournées vers la femme et les enfants, avec des villages green* centraux, des aires de jeux et des écoles. L’univers de la famille se décompose entre l’espace intérieur, entretenu par la femme, et l’espace extérieur, qui relève de l’activité masculine. La pelouse et le jardin forment, pour H. Gans, le symbole de la domesticité masculine du XXe siècle, aliénation renforcée par le règlement du lotissement qui impose l’entretien
166 Le slogan toujours présent sur le site de la ville vante les mérites de la communauté la mieux planifiée
des Etats-‐Unis : « The most perfectly planned community in America » (levittown.com).
167 « No man who owns a house and lot can be a Communist, he has too much to do » (Larrabee, 1948). 168 « Levittown […] lack both the centrally located public spaces in which social uprisings take place and, it
hebdomadaire du jardin169. La surface bâtie et la forme basique des maisons encouragent
également l’aménagement et l’ajout de nouvelles pièces, faisant de l’aspect extérieur de la maison un symbole du bonheur familial (Harris, 2010).
L’échelle du lotissement est aussi remise en question. Le masterblock*, cette unité qui englobe entre trois et cinq sections résidentielles de tailles différentes contenant entre 300 et 500 maisons chacune, rend les déplacements piétons marginaux (Gans, 1982). La circulation automobile est assurée par les artères principales qui quadrillent le territoire et connectent Levittown aux aires métropolitaines de Philadelphie et Trenton où se concentrent les emplois. Les hommes, qui, dans un premier temps, sont les seuls à travailler, dépendent de l’automobile. Cette dépendance permet par là même de diffuser la culture de l’automobile, qui connaît un élan exceptionnel grâce à l’Interstate Highway Act de 1956 qui met en place un nouveau système de routes et d’autoroutes interurbaines.
Ainsi, pour K. Jackson, avec plus de 140000 maisons individuelles financées sur le modèle Levitt, le Gouvernement fédéral ne cautionne pas seulement une forme d’occupation du territoire mais aussi un modèle idéologique prônant le déplacement des classes moyennes vers les périphéries dans des quartiers de faible densité dont l’homogénéité architecturale initiale garantit l’accessibilité économique et l’homogénéisation sociale (Jackson, 1985). Enfin, pour D. Upton, c’est en puisant dans les valeurs historiques des Etats-‐Unis170 que Levittown contribue à ancrer
la maison individuelle au sein du « rêve américain » et, devenant avec le temps, le symbole de ce rêve (Upton, in Harris, 2010).
4.2. Les « nouveaux villages* » : symboles de modernité
En France, la période de l’après-‐guerre est marquée par un vaste chantier de reconstruction qui voit le succès de la doctrine moderniste et des grands ensembles. Pourtant, malgré les espoirs sociaux du modèle corbuséen, décrits par A. Spinetta (1953), les zones à urbaniser en priorité (ZUP) deviennent au fil des années des zones urbaines sensibles (ZUS), et on assiste à un mouvement de déconcentration de la population des banlieues vers les premières et deuxièmes couronnes périurbaines (Lacoste, 1963). Selon G. Bauer et J-‐M. Roux, ce mouvement de « rurbanisation* » est fortement associé à un désir de campagne qui trouve son origine, non
169 Regulation 11 (tirée du cahier des charges du lotissement) « The tenant agrees to cut the lawn and
remove tall growing weeds at least once a week between April fifteenth and November fifteenth » Bethpage Realty Corporation.
170 D. Upton fait référence à la présence de la nature, du mythe pastoral et au puritanisme dans sa préface
de l’ouvrage de D. Harris consacré à Levittown. Il est nécessaire de rappeler que les églises sont nombreuses à Levittown et que le culte est identifié par D. Harris comme une figure incontournable dans la construction d’un nouvel idéal type de la famille américaine.
seulement dans le rejet de la promiscuité sociale des grands ensembles, mais aussi, dans la volonté grandissante de devenir propriétaire et de disposer d’un espace clos pour les enfants (Bauer, Roux, 1976). Les Etats-‐Unis, grand vainqueur de la seconde guerre mondiale, montrent le chemin et l’achat d’une maison individuelle devient le sommet d’une « trajectoire de consommation » dictée par le désir de rattraper le niveau de vie américain (Gournay, 2002). En 1969, Albin Chalandon, Ministre de l’Équipement, lance le Concours International de la Maison Individuelle171 qui démocratise, selon M. Dumon et E. Hellier, la maison lotie vendue sur
catalogue et son jardin ornemental ouvert. Les « chalandonnettes* » deviennent ainsi le symbole d’une politique urbaine libérale qui donne une réponse pragmatique à une forte exigence de la périurbanisation en impliquant les investisseurs privés au sein de grandes opérations d'urbanisme (Bauer, Roux, 1976). R. Vogel décrit à ce propos les « nouveaux villages ». Ces opérations groupées sont construites par les builders172, qui maîtrisent toutes les
étapes de la réalisation du lotissement en s’appuyant sur les politiques d’incitation financière des années 1960 et 1970 pour vendre un mode de vie moderne à la campagne. Ainsi, en 1975, 40% des maisons individuelles construites en région parisienne le sont en ensembles groupés régis pour la plupart par un cahier des charges inspiré par celui du Mesnil-‐Saint-‐Denis (Vogel, 1979).
Pour séduire une clientèle toute autre que les vétérans de la seconde guerre mondiale Levitt va « franciser » son modèle. Encore récent, l’épisode des lotissements défectueux a terni l’image de la maison individuelle. Pour dépasser cette impression, Levitt va combiner plusieurs éléments des modèles précédents pour transférer, selon R. Kuisel (1993), du « prestige » à une nouvelle classe sociale. Les « Résidences du Château » participent à la réactualisation de l’image du pavillon dont parle Gournay et, tout en exploitant le sentiment de nostalgie envers le monde rural, Levitt en profite pour en faire un symbole du succès d’une nouvelle génération marquée par une américanisation des mœurs. La « francisation » de la formule Levitt est donc mise en exergue par Gournay qui souligne des éléments de deux ordres.
§ D’une part, un glissement sémantique vise à reporter des éléments typomorphologiques dont l’essence initiale a été perdue. Par exemple, les impasses deviennent des « marguerites » et renvoient par là même au caractère villageois cher à la rurbanisation.
171 « Toutes les conditions sont réunies pour permettre une grande politique de la maison individuelle à la
portée de tous » (in, Dumont et Hellier, 2010).
172 Le terme anglais, utilisé par R. Vogel (1979), permet de faire référence à des promoteurs immobiliers
internationaux comme Levitt&Sons et Kaufman&Broad, originaires des Etats-‐Unis et dominants le marché français.
Mais, reprises dans le même but qu’à Radburn, elles font abstraction d’autres fonctions que la seule desserte automobile. De même que les parkways deviennent des « réserves vertes » partagées en copropriétés. Directement apparentées aux coulées vertes du Vésinet, leur objectif est de préserver l’image et les attraits naturels des parcs de châteaux sans fournir d’autres supports à l’activité sociale.
§ D’autre part, la « francisation » passe par des arrangements techniques et stylistiques visant le confort de la bourgeoisie parisienne. Gournay évoque à ce propos « une résidence particulière avec […] deux ou trois salles de bains ou de douche, des penderies encastrées dans chaque chambre, une cuisine aménagée… » (Gournay, 2002, p. 175). Enfin, le porche, les matériaux utilisés et les autres ornements viennent rassurer les partisans français d’un régionalisme grandissant.
Il n’en demeure pas moins que malgré ces quelques arrangements adaptant le modèle à l’échelle plus modeste du territoire français et aux exigences de la bourgeoisie parisienne, Levitt conserve les valeurs physiques et symboliques du suburb nord-‐américain. Ce transfert, presque intact du modèle, repose en partie sur l’inclinaison de Levitt à vouloir « rationaliser173 » les constructions au point d’envoyer les contremaîtres se former aux Etats-‐Unis. Ainsi, malgré la volonté de spécifier une formule Levitt française, le regard croisé entre ces deux exemples montre bien la généralisation de la maison individuelle comme un produit industriel et commercial et du lotissement comme moyen pour instaurer un règlement permettant de contrôler les usages et les évolutions des formes bâties.
4.3. Les conséquences de l’exigence économique
Absorber une population urbaine en pleine croissance oblige les États français et américain à faire vite tout en limitant les coûts. La formule rationalisée de Levitt permet de passer à une production industrielle de la maison individuelle répondant par là même aux défis de la vitesse et du coût. Il n’en demeure pas moins que cet avantage se traduit par plusieurs réductions typomorphologiques.
Par exemple, à Levittown, le système d’avenue centrale est repris aux premiers modèles américains bien qu’il perde toute sa complexité, supprimant les allées et contre-‐allées et les espaces dédiés aux piétons (Fig. 5.6).
173 « « Rationaliser » voulait dire limiter les variations en plan et façade, planifier et mécaniser le chantier,
alléger les fondations et la charpente, simplifier la forme des toits, acheter en gros papiers peints, armoires de toilettes ou cuisinières » (Gournay, 2002, p. 175)
Figure 5. 6 : Comparaison entre le parkway original dessiné par Omlsted pour Riverside (reproduit à Llewellyn Park) et le parkway de Levittown.
De la même manière, l’industrialisation de la maison individuelle supprime la diversité typologique que nous avons observée dans les modèles précédents. La maison individuelle, déclinée en six styles, devient l’unique type disponible à Levittown. Le cas est différent au Mesnil-‐Saint-‐Denis puisqu’on observe quelques maisons en bande, largement minoritaires. Le déplacement du bâti au centre de la parcelle est également une des conséquences de l’industrialisation de sa construction. Selon A. Rome qui décrit une « ville construite au bulldozer », les maisons sont montées en six jours par cinq hommes et une machine. Les placer au centre de la parcelle permet de s’affranchir de toutes contraintes mécaniques et plusieurs maisons peuvent alors être construites en même temps. La forme des parcelles est également impactée : passant du petit rectangle à Levittown (parcelle moyenne 120m2), au carré du
Mesnil-‐Saint-‐Denis (25x25m). L’absence d’enceinte et les pelouses ininterrompues, symboles du développement de l’esprit communautaire américain permettent alors de passer outre une occupation du sol contraignante grâce à la continuité entre les espaces publics et privés.
Selon J. Fourastié, les Trente Glorieuses, qui concernent l’ensemble des pays de l’OCDE après la guerre, permettent une généralisation de la classe moyenne grâce au plein emploi. La société de consommation, comme mode de croissance, se base alors sur un accès aisé aux énergies fossiles et le développement massif de maison individuelle et de l’automobile conduit à leur diffusion sociale de manière inédite (Fourastié, 1949). À partir des années 1970, sur la base d’une émergence des enjeux environnementaux et d’une remise en question des modes de production, rapportée dans le Rapport Meadows de 1972, nous voyons apparaître une nouvelle génération de lotissements.