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Chapitre 1 : De l’hygiénisme à la biodiversité

B. Le vert au service de l’assainissement (XIX e )

L’historienne des jardins Chiara Santini (2013) qualifie la période haussmannienne de « moment fondateur pour la prise en compte de la nature dans la planification urbaine » (ibid. : 213). Mais il s’agit d’un végétal conforme aux principes hygiénistes. L’animal et les cultures alimentaires sont repoussés hors de la ville.

Le végétal comme équipement urbain hygiénique

Dans le projet de renouvellement urbain dirigé par Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1870, l’approche de la ville est pour la première fois globale et marque la pleine intégration des principes hygiénistes à l’urbanisme. Cette idéologie s’est développée au XVIIIe siècle dans le milieu médical. On explique alors la plupart des maladies par le milieu et la corruption de l’air. La ville, lieu d’une surmortalité, est alors pointée du doigt. Elle est considérée comme une sorte de marais, un milieu boueux, organique, lieu de putréfaction, où l’eau et l’air circulent peu. Il se développe une véritable hantise des mouches. La concentration animale et humaine est aussi dénoncée comme facteur d’insalubrité urbaine (Barles 2011). Pour la combattre, l’administration d’Haussmann décide la création de trois grands réseaux d’infrastructures pour assainir et moderniser la ville : la voirie, l’alimentation et l’évacuation des eaux, les espaces verts (Santini 2013).

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Les espaces « verdoyants »28 répondent à la fois aux soucis d’ordre social de Napoléon III et à des préoccupations hygiénistes. Contrairement à l’animal, le végétal est pensé comme un élément de salubrité dans la ville (Lizet 1989). Le nouveau Service des promenades et des plantations est entièrement dédié à la conception et à la gestion des espaces verts. Charles-Adolphe Alphand, ingénieur des Ponts et chaussées, en prend la tête et constitue une équipe qui réunit des ingénieurs, des architectes, des paysagistes et des jardiniers. Cette époque est aussi celle où les formations en horticulture et en agriculture se distinguent, avec la création de l’Ecole nationale d’horticulture en 1873 et l’Ecole du Breuil en 1867, qui forme encore aujourd’hui les jardiniers de la municipalité parisienne (Santini 2013). L’équipe d’Alphand réalise ce que Marès et al. (2014) désigne comme un « système infrastructurel “vert” » (ibid. : 23), composé de grands espaces de nature, de squares, de places et de boulevards plantés. Au cours des dix-sept années de l’administration Haussmann, les réalisations sont considérables. Les deux bois sont remis au goût du jour, ainsi que plusieurs parcs. Deux nouveaux sont créés, dans les zones de la banlieue annexée encore populaires : Montsouris et les Buttes-Chaumont. De nombreux squares sont aménagés, répartis dans tous les arrondissements, îlots de nature dispersés dans la ville. Des alignements d’arbres sont plantés le long de toutes les artères principales, une ou deux rangées selon la largeur des voies (figure 1). Les boulevards constituent ainsi de longues promenades ouvertes. À cette époque, le Service des promenades décide des largeurs attribuées respectivement aux surfaces de voirie et aux surfaces destinées à la déambulation (trottoirs et terre-pleins), qui plus tard seront uniquement déterminées par les nécessités de la circulation automobile. Autrement dit, le service a « tous pouvoirs pour fixer les dimensions et les équipements favorables au bon développement du végétal et à l’agrément du citadin » (Stefulesco 1993 : 240), ce qui en traduit l’importance sociale. Ces réalisations de grande envergure, dans lesquelles se rencontrent l’art de l’ingénieur et l’art du jardin, entraînent des travaux et des coûts considérables, et bouleversent le paysage parisien (ibid., Picon 2010, Santini 2013).

La très riche palette végétale est exotique. Des milliers d’espèces originaires de contrées lointaines, cultivées dans les serres de Vincennes et de la Muette, sont destinées à faire rêver le citadin, y compris celui qui ne peut pas voyager (ibid.). Aux côtés des jardins à la française, le pittoresque anglais se développe. Les courbes font leur apparition et les choix paysagers penchent vers des ambiances plus « naturelles » (Stefulesco 1993). Le Service d’Alphand gère également le mobilier dans les parcs et sur la voirie. Si chaque espace créé ou réaménagé a sa spécificité, le mobilier et les accessoires produits en série créent une cohérence d’ensemble, qui va marquer durablement l’identité parisienne. Pour Chiara Santini (2013), ces paysages mettent en scène l’ici et l’ailleurs : « si les plantes, les fleurs et les rochers le renvoient à des latitudes lointaines, le mobilier, les grilles et les éléments

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d’éclairage le ramènent continuellement à un paysage dont l’identité est immédiatement saisie : c’est le Paris haussmannien » (ibid. : 224).

Figure 1 : Les alignements d'Alphand (1867).

Bernadette Lizet (1989) souligne la place particulière qu’occupe l’arbre. Le patrimoine arboré s’enrichit de 600 000 nouveaux spécimens cultivés dans des pépinières autour de Paris (Santini 2013). Les espèces sont choisies pour les couleurs et la résistance de leur feuillage. Marronniers, platanes, ailantes, ormes et érables composent la palette. Le long des boulevards, ils sont plantés dans des fosses, séparés par une distance millimétrée et entretenus selon une taille bien précise. Au même titre que les grilles de pied d’arbre, les bancs ou l’éclairage, l’arbre intègre la panoplie du mobilier urbain (Lizet 1989, figure 1). Si l’arbre libre des romantiques trouve sa place dans les parcs publics (Luginbühl 1997), la nature de ces lieux est minutieusement jardinée. Au moment de l’urbanisme haussmannien, le jardinier public se distingue du jardinier des propriétés rurales et affirme une identité professionnelle propre :

« La bêche, le râteau, le sécateur et le greffoir seront leurs instruments privilégiés et leur objectif sera la qualité des gazons, des parterres, des allées multipliant les tontes, l’effeuillage, l’éboutonnage, le pincement, la taille, le ratissage… » (Allain 1999 : 207).

L’embellissement et les plantations constituent un des attraits des villes et participent à leur renommée (Montandon 1999, Stefulesco 1993). Sous l’action du service d’Alphand, ils prennent une nouvelle dimension. Des savoir-faire techniques, opérationnels et

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administratifs sont élaborés, un vocabulaire est inventé. Ils se diffusent à travers le monde, avec la nouvelle image de Paris (Santini 2013).

Les visées moralisatrices

La pratique de la promenade devient centrale dans les discours sur la moralisation du peuple. Haussmann lui-même témoigne des visées morales de Napoléon III, lorsqu’il invitait le Baron à multiplier les espaces plantés, « où les classes ouvrières pussent employer sainement une portion des heures de repos interrompant leur travail, et toutes les familles, riches et pauvres, trouver des emplacements salubres et sûrs pour les ébats de leurs enfants » (Haussmann 1890 : 226). Un long séjour à Londres a convaincu l’Empereur que ces « lieux de délassement et de récréation » pouvaient amener à une « amélioration graduelle des mœurs des classes laborieuses » (ibid. : 240). Selon Luisa Limido (2002), l’objectif est aussi que les travailleurs récupèrent de leur labeur à l’usine, afin d’assurer le bon fonctionnement de l’industrie.

Des espaces de nature sont créés en périphérie urbaine à l’intention particulière des classes populaires. À Paris, les nouveaux parcs sont aménagés au cœur de quartiers où dominent les pauvres. Pour l’historien Robert Beck (2009), l’objectif est d’« octroyer à la promenade du peuple les valeurs de la bourgeoisie, lui enlever son caractère festif, exubérant, social et temporairement contestataire, transformer ce rassemblement de promeneurs populaires en un simple acte d’hygiène et de morale » (ibid. : 187). L’historien inscrit cette tendance dans une volonté plus large à la fin du XIXe siècle de contrôler les loisirs populaires. À la création des Buttes-Chaumont, il fut un temps question de réaliser un lieu de « récréation populaire capable de rivaliser avec les guinguettes des environs de Paris » (Picon 2010 : 47). Mais le parc n’a finalement accueilli aucun équipement particulier, si ce n’est un lieu de restauration dont les tarifs ne s’adressaient pas à une clientèle populaire. Pour l’historien Antoine Picon (2010), ce choix est imputable à la volonté d’intégrer ces quartiers et leurs populations à la culture urbaine dominante, et à une vision déshumanisée de la ville dans la pensée des ingénieurs, selon laquelle le parc est « une sorte de machine à produire de l’urbanité par le simple effet de la déambulation et des impressions qu’elle communique » (ibid. : 48).

L’agriculture et l’animal repoussés hors des murs

Suite à la révolution industrielle et au développement du chemin de fer, les maraîchers parisiens subissent la concurrence de produits extérieurs. Ils se spécialisent alors dans les produits les plus fragiles, qui souffriraient de trop longs transports, comme la fraise, le melon et la salade. Ces producteurs maraîchers, comme les horticulteurs, se maintiennent pendant les grands travaux grâce aux acheteurs bourgeois. Mais l’urbanisation va grignoter progressivement les parcelles, jusqu’à les contraindre de s’installer hors de la ville (Gaulin 1987).

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Selon Chiara Santini (2013), l’agriculture n’a pas sa place dans le plan d’embellissement urbain conçu par l’administration Haussmann. Les espaces verts sont destinés au loisir et à la promenade, en aucun cas à la production. La nature y prend la forme d’un décor artificiel et technique, évoquant des paysages lointains. Selon l’historienne, les rapports entre la ville et la campagne sont alors été redéfinis, en opérant une coupure définitive entre lieux de production et lieux de consommation des produits agricoles :

« Désormais, deux natures et deux mondes s’opposent. D’un côté, il y a la ville, avec ses parcs pittoresques ornés d’essences rares et ses longues promenades où les arbres semblent pousser du ciment, droits et bien alignés. De l’autre côté, il y a la campagne : une campagne à la fois très proche et lointaine. Elle se caractérise par une autre nature : celle productive des champs et des grandes exploitations et celle, investie par la rêverie citadine de l’époque industrielle, des bois silencieux et des eaux ruisselantes où, le dimanche, s’animent guinguettes et cercles de canotiers » (ibid. : 218).

Cette coupure entre ville et campagne est devenue un des éléments de définition de la ville européenne. À partir de là, à Paris comme ailleurs, « les habitants des villes sont devenus des citadins » (Bonnin & Clavel 2010 : 582).

L’assainissement de la ville au cours du XIXe siècle repousse l’animal en dehors de la ville. Les autorités et les médecins critiquent vivement la concentration humaine et animale, qui présente des dangers pour la santé, la sécurité et la moralité de la population, notamment à cause de l’omniprésence de la mort (abattage et cadavres de bêtes). Certainement influencés par l’hygiénisme qui s’affirme, les habitants se plaignent de plus en plus des odeurs, des accidents dus à la circulation des bestiaux, des insectes attirés par les carcasses qui pourrissent… Ils ont également peur d’être agressés et contaminés. Pour Caroline Hodak (1999), c’est à cette période que naît « une aspiration citadine à observer et côtoyer des éléments naturels propres et inodores » (ibid. : 163). Au nom de l’ordre et de la salubrité, des politiques sont mises en place pour dissimuler les animaux dans la ville (Faure 1997). Dans les années 1810, l’abattage par des particuliers et la conduite du bétail sont interdits intra-muros, et cinq abattoirs publics sont créés pour les professionnels, regroupés quelques années plus tard sur le site de la Villette par Haussmann. Dans ces établissements, des « séparations physiques entre l’intérieur et l’extérieur, entre le sale et le propre » (Muller 2004 : 112) sont établies. La police sanitaire des animaux est constituée pour contrôler la qualité des viandes et des mesures sont prises pour discipliner les bouchers.

Parallèlement, l’animal de compagnie connaît un véritable essor, que l’historien Damien Baldin (2014) relie à la révolution de « l’intime » dans les sociétés occidentales. Une séparation forte s’opère entre espace public et espace privé, et les animaux de la maison se

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distinguent progressivement des autres. Le phénomène touche rapidement des couches sociales diverses, l’animal inutile acquiert une place importante même au sein des foyers les plus pauvres.

L’hygiénisme dans l’espace public consiste donc à combattre une nature « malsaine » par une nature « saine » (Blanc 1998 : 293) et uniquement végétale. Les modèles horticoles développés à cette époque, entre art du jardin et principes hygiénistes, représentent l’héritage des services techniques actuels. Les principes d’ordre et de propreté tels qu’ils furent définis par l’hygiénisme fondent toujours nos représentations de la ville et des natures qu’elle doit accueillir.