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Les formes actuelles de la nature urbaine, les représentations et pratiques qui s’y rapportent et les projets dont elle est investie, résultent de constructions idéologiques, culturelles, techniques et scientifiques. Ces constructions sont faites d’héritages et d’idées nouvelles. Une mise en perspective historique est donc nécessaire. Le premier chapitre de cette thèse retrace les transformations des modèles de nature en ville depuis le XVIIe siècle, en articulant le cas parisien aux évolutions plus globales. Deux systèmes d’idées sont particulièrement explorés, car identifiés comme fondateurs : l’urbanisme haussmannien et l’hygiénisme (XIXe) d’une part, et l’écologie et la biodiversité urbaines, au sein du projet plus large de ville durable (fin du XXe siècle) d’autre part. J’en présente le contenu

idéologique, ainsi que leur traduction concrète dans les espaces et les paysages urbains. Cette histoire de la fabrique publique de nature sera complétée par celle des pratiques citadines. La dernière section du chapitre rend compte de la construction d’une culture de la biodiversité au sein de la Mairie de Paris. La genèse des services municipaux dédiés à ce sujet est retracée. Le Plan biodiversité (Mairie de Paris 2011) et sa gouvernance sont analysés. L’objectif est d’éclairer les idées de nature véhiculées par cette politique publique, et la manière dont elles sont projetées sur un territoire à enjeux pour cette politique : la petite ceinture ferroviaire.

Le second chapitre est consacré à l’histoire du chemin de fer de ceinture, terrain principal de cette recherche. Trois grandes périodes sont décrites. Pour chacune, les significations sociales de la voie et la manière dont elle est liée aux rapports entre les citadins et la nature

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sont mises en lumière. La première période est celle de l’exploitation ferroviaire, du succès industriel et commercial jusqu’à son obsolescence dans les années 1980. En 1993, la ligne est officiellement fermée. Une nouvelle vie émerge sur les rails, investis par des marginaux, des curieux, des graffeurs, des associations qui font de la conservation de la voie leur cheval de bataille. Une nature spontanée colonise l’emprise et les premiers discours autour de sa valeur écologique et patrimoniale s’élaborent. Les aménagements réalisés par la Ville sur le linéaire sont des espaces verts, jardins publics et « sentiers-natures ». Progressivement, le statut public de la petite ceinture glisse de l’infrastructure ferroviaire à l’espace de nature. La fin du chapitre est consacrée à une présentation de la voie ferrée aujourd’hui, du système institutionnel qui la régit jusqu’à sa diversité paysagère.

Le troisième chapitre se focalise sur l’histoire plus récente de la voie, celle d’un territoire en transition. La Ville de Paris œuvre à la construction de son nouveau statut de trame verte et participe directement à la production de connaissances sur le vivant des rails et leur fonctionnalité en tant que corridor écologique. La campagne des élections municipales de 2014 a été l’occasion pour les candidats de tous bords de s’emparer du sujet pour proposer leur vision de la future petite ceinture, constituée en vitrine de la ville durable et créative. Une concertation publique sur le devenir de la voie circulaire a été organisée début 2013. L’évènement fut un moment privilégié pour recueillir le discours des différents acteurs mobilisés : la Ville, le propriétaire de la voie, l’Atelier parisien d’urbanisme, les habitants, les associations. L’analyse porte sur les représentations et les projections, diffusées et confrontées lors de ce débat public.

En guise d’entrée en matière avant une immersion dans le monde de la friche, la méthodologie de l’enquête menée sur la petite ceinture est développée dans un quatrième chapitre. Les modalités d’investissement du terrain sont explicitées, à travers une première approche globale, suivie de l’ethnographie d’une série de petits lieux et tronçons le long du linéaire. Cette enquête m’a placée face à des difficultés d’ordre à la fois personnel et méthodologique. Entrer et fréquenter le délaissé interdit m’a confrontée à mon propre rapport à la transgression et aux appréhensions qu’inspirent les espaces marginaux. L’analyse de ces pensées et ressentis est utile pour éclairer les images sociales que génèrent ces lieux. Les difficultés méthodologiques étaient quant à elles liées aux caractéristiques du terrain. Le point de départ de l’enquête n’était pas un groupe social mais un lieu, investi par des populations diverses, qui en font un usage largement éphémère, le temps d’une promenade, d’un pique-nique ou d’un graff. Aucune statistique n’existe sur cette fréquentation informelle. Je présente la façon dont j’ai adapté ma méthode à ces spécificités, en m’appuyant sur la littérature et en décrivant les procédés ethnographiques et relationnels développés.

Le chapitre suivant est consacré au monde de la friche, sur les secteurs encore non aménagés et officiellement interdits au public. Dans un premier temps, les tronçons et sites explorés pour l’enquête sont décrits du point de vue du paysage, des investissements dont

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ils font l’objet et des présences identifiées. Un portrait des utilisateurs est dressé à grands traits et les rythmes de cette vie informelle sont décrits. Les rapports à l’espace de la friche sont ensuite exposés et examinés. Pour éclairer les significations sociales attachées à ce lieu chez ses utilisateurs, les concepts d’hétérotopie et de société disciplinaire de Michel Foucault (1984, 2011) sont notamment mobilisés. Ce lieu est signifiant avant tout en tant qu’ailleurs, qu’espace « autre » par rapport à des espaces publics anonymes et surveillés. Les multiples activités auxquels les visiteurs d’un jour ou du quotidien s’adonnent sur le délaissé sont aussi présentées. En parallèle de pratiques conventionnelles comme la promenade ou le pique-nique, le délaissé remplit des fonctions sociales qui lui sont propres. La richesse des occupations reflète un « débridage » des corps et des esprits, qui se manifeste dans des imaginaires, des bricolages spectaculaires et de minuscules gestes. Les pratiques et les idées de nature qui s’expriment sur la friche interdite sont ensuite analysées. Le vivant des rails est parfois pratiqué par la voie de la connaissance scientifique, à travers des processus de production et de transmission. Le lieu est aussi jardiné, par loisir ou militantisme. Le cas d’un jardin créé par un artiste-riverain et un guérillero jardinier est examiné. Dans un dernier temps, les significations que les utilisateurs associent à la nature de la friche sont décryptées. Leur analyse montre que le sens symbolique et social prime sur les fonctions écologiques.

Les deux derniers chapitres interrogent certaines dynamiques d’institutionnalisation par lesquelles se réalise la « mise en écologie » de la friche. Je m’intéresse dans un premier temps à la gestion différenciée réalisée par des associations d’insertion. Leurs pratiques et les préoccupations qui les sous-tendent dépassent le souci de soigner le vivant. L’entretien et les équipes participent d’une mise en ordre et d’une surveillance de l’espace. Les rapports au vivant des salariés en insertion, de culture populaire et en situation précaire, sont ensuite étudiés. Je me suis introduite auprès de ces groupes à l’occasion de leur engagement en 2013 dans un programme de sciences participatives du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)26. Loin de la culture scientifique, les salariés se sont diversement mobilisés. Certains ont été déstabilisés, d’autres ont développé leurs propres modalités d’observation de la nature. Au quotidien, le végétal le plus signifiant s’est révélé être celui que les travailleurs cultivent, à des fins pédagogiques de formation, dans leur potager.

L’institutionnalisation de la friche est ensuite saisie par la création d’espaces publics de nature, et le cas de la promenade du XVe arrondissement, inaugurée fin 2013. La mise à l’honneur de la nature du délaissé a été de pair avec la mobilisation de multiples expertises, dont les objectifs sanitaires, paysagers et écologiques ont été mis en cohérence. La pratique sociale et spatiale de la promenade est conditionnée par un aménagement qui favorise la circulation et la contemplation. L’effet est celui d’une « mise en vitrine » de la friche,

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seulement transgressée par quelques cueilleurs qui lisent dans le végétal ordinaire la possibilité de rapports moins contraints.

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Chapitre 1 : De l’hygiénisme à la biodiversité