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Chapitre 1 : De l’hygiénisme à la biodiversité

B. Écologie du paysage et écosystèmes urbains

L’écologie du paysage est un champ de l’écologie scientifique, qui occupe aujourd’hui le devant de la scène. Le terme est ancien, mais la discipline s’est véritablement constituée dans les années 1980. En prenant le paysage comme échelle d’analyse, l’écologie ne considère plus des écosystèmes homogènes (ce qui était traditionnellement le cas), mais des « mosaïques d’habitats41 » et intègre les activités humaines comme composante du fonctionnement écologique. Donner un statut « positif » à ces « perturbations » est un changement conceptuel important, dans une écologie où l’idée d’un équilibre de la nature a progressivement reculé face à celle d’un changement perpétuel, dont l’homme est devenu un facteur majeur (Blandin 2009).

L’écologie du paysage appliquée à l’urbain

Le paysage de l’écologue se compose d’une matrice, « espace interstitiel et qui n’est pas l’habitat favorable d’une espèce » (Clergeau 2007 : 18), au sein de laquelle se trouvent des espaces favorables, qui sont de deux types : les « taches d’habitat », qui permettent

41 Un habitat est le milieu dans lequel une espèce donnée ou d’un groupe d’espèces peut vivre et se

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l’accomplissement des cycles de vie des espèces (nourriture, reproduction…) et les « corridors », qui permettent le déplacement entre les taches. Ces corridors ne sont pas forcément des continuités, certaines espèces peuvent se déplacer dans la matrice ou le long de corridors discontinus, constitués d’ « espaces relais » (figure 2). Lorsqu’une espèce parvient à se déplacer sur un corridor, les écologues parlent de continuité « fonctionnelle ». Une continuité fonctionnelle pour une espèce ne le sera pas forcément pour une autre. Or, ces déplacements sont vitaux. Isolée dans une tache, une population est vouée à disparaître par manque d’échanges génétiques. Il est également admis que la richesse en espèces d’une tache dépend de sa taille et de sa proximité avec un espace « source » (par exemple une grande forêt). L’urbanisation entraîne la destruction d’habitats naturels, mais aussi la « fragmentation », qui réduit la taille des habitats tout en les isolant les uns des autres.

Figure 2 : Schéma des composantes d’une trame verte et bleue selon les principes de l’écologie du paysage (présentation de la Division du patrimoine naturel-DEVE, d’après une illustration IRSTEA, 2014).

À partir de cette approche, les écologues tentent de qualifier l’état écologique des écosystèmes et de prédire l’influence des évolutions du paysage. Ces travaux permettent de préconiser un certain nombre de mesures. Rétablir des corridors permet par exemple d’atténuer les effets néfastes de la fragmentation, ce qui a été progressivement appliqué à toutes les échelles.

« L’écologie du paysage, en intégrant pleinement les activités humaines et en se plaçant délibérément à la même échelle d’espace, devient une discipline incontournable pour la gestion des espèces et des espaces qui doivent inclure des mosaïques d’habitats. […] Elle se définit comme une discipline de recherche- action, c’est-à-dire où les données en dynamique et biologie des populations, mais aussi les résultats en éco-géographie des communautés, sont mises à disposition d’un génie écologique » (Clergeau 2007 : 27).

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En ville, la fragmentation engendre des espaces de nature souvent nombreux, mais de petite taille. La matrice est principalement faite de surfaces minéralisées, bâti et voirie, perméable à certaines espèces, mais qui représente une barrière infranchissable pour beaucoup d’autres. Ainsi, l’urbanisation entrave les déplacements des organismes à des échelles plus larges.

Les milieux urbains ont des caractéristiques particulières qui influent sur les êtres vivants. Les températures y sont plus élevées (principalement à cause des chauffages domestiques, des automobiles et des industries), les sols sont souvent imperméabilisés, compactés et pollués. L’écosystème urbain est modelé par une multitude de « contraintes environnementales d’origine anthropique » (Croci et al. 2011 : 155) : les pollutions, le bruit, l’éclairage, le piétinement, l’entretien des espaces… Les espaces qui accueillent la nature sont en premier lieu les parcs et jardins (publics et privés). La nature peut aussi recouvrir le bâti, avec des murs et des toits végétalisés. On la trouve aussi sur les bords de voies ferrées, les friches, les pieds d’arbres et tous les petits interstices qu’elle ne manque pas de coloniser depuis la baisse de l’utilisation des produits phytosanitaires42. Les habitats disponibles résultent des comportements humains et du passé urbanistique, qui ont modelé le milieu. Pour être favorable à une diversité d’espèces, les habitats doivent offrir ce que les écologues considèrent comme une végétation de « qualité », qui dépend de plusieurs facteurs, comme l’indigénat ou le type d’entretien (Clergeau 2007).

Les espèces urbaines, brassage du proche et du lointain

Les espèces en milieu urbain proviennent de trois sources : « les espèces indigènes déjà présentes, les espèces indigènes originellement absentes, mais qui pourront se développer suite à l’évolution des habitats créés par l’urbanisation, et les espèces exotiques » (Daniel et al. 2011 : 125). La part importante d’une nature étrangère, exogène, est une des spécificités de la biodiversité urbaine. Les espèces locales, au titre de leur indigénat et du rôle qu’elles jouent dans les écosystèmes43, sont particulièrement valorisées par les naturalistes. Les études de la faune et de la flore urbaines sont récentes et il existe encore des manques importants dans la connaissance, mais elles montrent deux grandes tendances : d’un côté, « les effets négatifs de la ville […] sur l’installation d’espèces sauvages », de l’autre, « les adaptations de certaines espèces pour se satisfaire des espaces mis à disposition par l’homme » (Clergeau 2007 : 47). Ces organismes sont souvent tolérants aux perturbations et exploitent le milieu urbain en profitant de ressources

42 Voir infra, p. 53.

43 En ce qui concerne le végétal, les plantes exotiques ne causent pas forcément de problèmes et peuvent

apporter à l’écosystème (en fournissant abri et nourriture à la faune, par exemple). Mais les espèces indigènes sont considérées comme plus adaptées à l’environnement local, elles sont utiles à un cortège d’espèces animales plus important. Certaines sont même dépendantes de plantes indigènes pour leur survie.

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alimentaires importantes et d’un climat doux. D’autres sont incapables d’y survivre et ne cessent de reculer face à l’urbanisation. Des espèces généralistes44 s’adaptent, grâce à une

« plasticité » comportementale par rapport à leur habitat ou leur alimentation. Les espèces spécialistes sont moins nombreuses en ville (Croci et al. 2011). Dans quelques cas, la ville peut constituer un refuge pour des espèces menacées dans d’autres milieux (Lapp 2005). Les écologues expliquent la présence des espèces par des facteurs abiotiques et biotiques, puis ils considèrent :

« Les activités humaines qui perturbent les relations […]. En ville cela pourrait être le contraire : les espèces s’installent en fonction du comportement des citadins qui déplacent les végétaux ou nourrissent des animaux, elles s’installent si l’homme le veut bien ; ensuite seulement on peut regarder si les conditions biotiques et abiotiques sont favorables à leur maintien » (Clergeau et Hubert-Moy 2011 : 12). Les espèces introduites sont issues de l’horticulture et, dans une moindre mesure, des flux d’objets et de personnes qui traversent une capitale comme Paris. Leur dispersion est favorisée par les nombreuses voies de communication (ibid.). Certaines vont adopter des comportements dits invasifs : « la notion d’“invasion biologique” désigne la prolifération d’espèces animales ou végétales, généralement exotiques (allochtones), qui réduit la biodiversité en occupant les niches écologiques des espèces locales (autochtones) » (Claeys & Sirost 2010 : 9). En 1992, la Déclaration de Rio présentait ces invasions comme une des causes principales de la perte de biodiversité. À côté d’une nature à sauver, apparaissent des organismes vivants qui se constituent en monstruosité (Fall & Matthey 2011). Philippe Clergeau (2007, 2010) tire le signal d’alarme sur le danger que représentent ces espèces pour les écosystèmes régionaux. Des études ont montré les effets d’homogénéisation de l’urbanisation sur la biodiversité, en raison de structures urbaines identiques et des espèces à caractère invasif. La complexité des invasions biologiques et le renouveau qu’elles exigent de la part de l’écologie dans sa globalité a été discuté (Barbault & Atramentowicz 2010). La notion elle-même fait débat au sein des sciences de la vie, des sciences de l’homme et en dehors de la sphère scientifique, où elle s’est largement diffusée. Des chercheurs ont mis en évidence le vocabulaire à connotation militaire et xénophobe utilisé pour parler de ces êtres vivants (Claeys & Sirost 2010, Tassin & Kull 2012) et les discours sociopolitiques ambigus qui l’accompagne (Rémy & Beck 2008), s’appuyant sur des procédés d’anthropomorphisation des envahisseurs (Dalla Bernardina 2010). Dans ces catégorisations, l’étranger est en effet construit comme menace, face à laquelle la seule solution possible est l’éradication (Fall & Matthey 2011). Les représentations et les réactions que ces phénomènes suscitent trouvent leurs racines dans des peurs fortement ancrées dans la culture occidentale, liées au pullulement (qui renvoie par extension au

44 Une espèce généraliste peut vivre dans différentes conditions environnementales et exploiter une grande

variété de ressources. À l’inverse, une espèce dite spécialiste ne s’épanouit que dans une gamme étroite de conditions environnementales et des exigences écologiques plus strictes (elles peuvent par exemple dépendre d’espèces précises pour leur reproduction ou leur alimentation).

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désordre des sociétés et au grouillement de la foule), au parasite, à l’invasion (Claeys & Sirost 2010).

La biodiversité en ville est aussi pensée à travers l’idée des services écosystémiques, concept né de l’écologie scientifique dans les années 1970. Il s’affine et se diffuse à la fin des années 1990 (Bonin & Antona 2012), mais la reconnaissance internationale de la notion a lieu avec le Millenium ecosystem assessment (MAE)45 publié en 2005, qui les définit

comme « les bénéfices que les humains tirent des écosystèmes » (MAE 2005 : 9). Le document les classe en trois types : des fonctions d’approvisionnement, des services culturels et des fonctions de régulation environnementale. En ville, l’approvisionnement est la fonction la moins importante. Les services culturels sont centraux, rendus par les parcs et jardins, et plus largement par la présence d’une nature dont les bienfaits sont psychologiques, physiques et sociaux46. Même si les incertitudes scientifiques perdurent

sur de nombreux sujets, la nature urbaine offrirait d’importants services de régulation environnementale. Parmi ceux qui sont bien connus, Philippe Clergeau (2008) souligne le rôle des espaces verts dans la régulation de l’eau, celui des végétaux par rapport aux pollutions atmosphériques ou celui des arbres pour rafraîchir la ville. Cette notion de services écosystémiques pose question, car elle s’inscrit dans une perspective capitaliste de marchandisation de la nature, afin de vendre, au sens propre comme au figuré, la conservation de la biodiversité (Aubertin et al. 2016).

Les friches, abris pour la nature ordinaire

Des études ont montré le rôle majeur que jouent les friches pour l’existence, le maintien et l’enrichissement d’une biodiversité urbaine. Ces espaces interstitiels, peu ou non entretenus, recolonisés par la nature, abritent une part importante des espèces présentes en ville. Ils constituent donc des « réservoirs », qui favorisent les échanges entre grandes taches et servent de sources d’espèces. Ils participent peu au maintien d’espèces rares, mais sont essentiels pour la biodiversité urbaine dans sa globalité et le fonctionnement de ses dynamiques (Muratet et al. 2007). La diversité spécifique des friches est notamment liée à la diversité d’habitats qui les composent, du sol nu jusqu’aux bois, et qui correspondent aux différentes étapes de la dynamique des communautés. Entre ces différents états, le bois présente la plus faible diversité en espèces, mais abritent le moins d’espèces invasives. La prairie, étape intermédiaire, est la plus diversifiée. Par leurs caractéristiques écologiques différentes, ces habitats sont complémentaires les uns des autres. Notons encore la diversité des conditions (luminosité, humidité, acidité du sol, etc.) sur un même espace vacant, qui permet l’installation d’une flore variée car diversement adaptée à ces conditions. Une

45 Le Millenium ecosystem assessment a été commandé par le Secrétaire général des Nations-Unies en 2000

et publié en 2005. Il propose une synthèse, effectuée par plus de 1 300 experts, sur l’état des écosystèmes, les conséquences de leurs modifications et la manière d’agir pour préserver ces systèmes et leur contribution au bien-être humain.

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bonne part de cette flore de friche provient de régions du monde avec lesquelles nous échangeons depuis longtemps (Asie et Amérique du Nord) et dont certaines sont invasives, comme l’ailante ou le séneçon du Cap (Muratet et al. 2011). Peu reconnue pour sa valeur écologique, cette flore rudérale, quelles que soient ses origines, s’adapte facilement aux contraintes du milieu urbain et présente une grande utilité pour coloniser des milieux difficiles et considérés comme « perturbés » (Saint-Laurent 2000). Elle est aussi une ressource pour la faune. Les friches accueillent des espèces animales communes du milieu urbain, mais aussi de plus rares, par exemple chez les oiseaux. Elles abritent de nombreux pollinisateurs47. Ces insectes connaissent actuellement un déclin préoccupant lié à différents facteurs humains, alors qu’ils jouent un rôle central dans la reproduction des plantes sauvages et cultivées. Le milieu urbain pourrait leur servir de refuge, notamment parce que les pesticides y sont peu utilisés. Les friches accueillent globalement des groupes d’espèces plus divers et complémentaire de ceux observés dans les jardins publics (Muratet et al. 2011). Elles sont également des espaces propices à l’accueil de nouvelles espèces qui n’étaient pas présentes en ville auparavant et contribuent ainsi à des dynamiques naturelles au niveau régional (Clergeau 2008). Ce rôle écologique de la friche, ainsi que la volonté grandissante de laisser place à une végétation spontanée dans la ville, semblent avoir provoqué un glissement du terme, qui désignait initialement un type d’espace et qualifie aujourd’hui un type de milieu. Cependant, les friches urbaines sont un habitat très menacé par l’urbanisation, d’autant plus dans le contexte actuel d’injonction à la densification urbaine et au recyclage des espaces.

L’écologie du paysage appliquée à l’urbain propose une approche dans laquelle la ville est pensée comme un milieu, qui a ses spécificités mais peut être étudié grâce aux mêmes concepts que d’autres écosystèmes. L’approche produit une représentation de la ville, initialement fabriquée par et pour les hommes, qui se structure autour du fonctionnement et des besoins du vivant non-humain, ses lieux de vie, ses voies de déplacement.