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Chapitre 1 : De l’hygiénisme à la biodiversité

C. Le verdissement au XX e siècle

En matière de nature urbaine, le XXe siècle s’inscrit dans une continuité. Le végétal est convoqué dans différents modèles urbanistiques et la pratique du jardinage se démocratise. Pratiques urbanistiques

Le début du XXe siècle est marqué par les projets de « systèmes de parcs » initiés par Frédéric Law Olmsted 29 aux Etats-Unis. Réalisés dans plusieurs grandes villes américaines, ils anticipent sur l’extension urbaine à travers la conservation d’espaces naturels extérieurs, au titre de « réserves de paysage ». À l’intérieur, tous les espaces « libres » sont aussi exploités et reliés par des « routes-promenade ». Successeur d’Alphand à la tête de ce qui est devenu en 1880 la Direction des parcs et jardins (Santini 2013), Jean-Claude Nicolas Forestier30 (1908) imagine sur les mêmes principes un système de parcs à l’échelle régionale et publie son ouvrage fondateur Grandes villes et systèmes de parcs (Stefulesco 1993). Il construit une typologie des éléments constitutifs d’une trame verte avant l’heure et réfléchit aux relations entre ces éléments (Novarina 2003). Avec quelques autres figures de l’urbanisme au début du XXe siècle (Olmsted, Howard, Geddes), ils pensent la nature comme une clé de la restructuration de la ville. En précurseurs de l’écologie urbaine et du modèle de la ville durable, ils se représentent la ville comme un milieu de vie, qui s’articule « entre espace bâti et espace libre, espace productif et “régénérateur”, tant pour l’écologie du milieu urbain que pour les citadins » (Emelianoff 2000-2001 : 91). Par la suite, l’urbanisme fonctionnaliste, mu par la volonté de fabriquer la ville à partir d’un modèle scientifique, va réduire la présence du végétal à quelques paramètres physiques et quantitatifs (ibid.).

29 Paysagiste américain de renom, qui a notamment réalisé Central Park à New York.

30 Fonctionnaire de la Ville de Paris de 1887 à 1927, il a été conservateur des bois parisiens et a contribué à

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Avant-guerre, les principales réalisations parisiennes en matière d’espaces verts sont surtout liées aux expositions universelles (AAVP 2001) et à plusieurs réaménagements. Les quelques jardins créés sont principalement situés sur l’anneau des anciennes fortifications, pendant la première phase de leur réaménagement. D’un type nouveau, ils intègrent les pratiques sportives et récréatives. Après la Seconde guerre mondiale et jusqu’aux années 1980, les inaugurations de nouveaux jardins se font rares (APUR 2000a). À cette période, les différentes catégories d’espaces de nature tendent à se réduire à la catégorie générique d’espaces verts. On attribue l’invention de ce terme à l’urbaniste Eugène Hénard au début du XXe siècle, qui calcule pour la première fois leur surface par habitant, mais il ne fait son entrée dans des documents officiels que dans les années 1960 (Medhi et al. 2012). La notion englobe indifféremment les parcs et jardins, les forêts, les espaces naturels, les bases de loisirs ou encore les jardins familiaux (Debié 1992). Après- guerre, les nouveaux espaces de nature ne sont pas forcément publics et se réduisent souvent aux surfaces résiduelles entourant les immeubles, seuls éléments véritablement pensés et dessinés (Novarina 2003). Le vert porte toujours les capacités de guérir les maux de la ville industrielle et prend principalement cette « forme de représentation idéalisée de la nature, extrêmement élaborée et efficace dans son pouvoir d’évocation » : la vaste étendue de gazon (Auricoste 2003 : 21).

Dans les années 1960, les progrès techniques et industriels entraînent d’importants changements dans la gestion de la nature en ville. Engrais, désherbants et pesticides font leur entrée sur le marché. Le matériel de tonte et d’arrosage se transforme (Menozzi 2014a). Ces nouveaux produits se mettent au service de la culture horticole dans les espaces privés et publics, et de l’élimination des désordres, incarnés notamment par la mauvaise herbe. La profession de paysagiste se constitue dans cette période d’après-guerre. L’art des jardins se distingue à ce moment-là de l’activité des horticulteurs et des architectes. La profession émerge « à partir d’un débouché offert par la commande publique dans les années cinquante, le traitement des “espaces verts” dans les grands ensembles » (Dubost 1983 : 432). En élevant le niveau de formation, ils se différencient progressivement des horticulteurs et acquièrent un statut social plus élevé. Qu’ils exercent en libéral ou comme salariés, dans le privé ou dans le public, ils travaillent principalement dans le cadre de la commande publique. Leur compétence est à la fois technique et artistique. La polysémie de la notion de paysage leur a permis de diversifier leurs activités en s’adaptant à la demande, en travaillant sur les espaces d’ « accompagnement » (de voies publiques, parkings, immeubles, etc.), les parcs et jardins, et des espaces plus vastes dans des opérations d’aménagement (ibid.). En quelques années, le modèle de la cité verte et aérée incarnée par les grands ensembles est disqualifié (ainsi que ses habitants), au profit de l’idéal pavillonnaire.

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À Paris, Jacques Chirac31 devient le premier maire élu de la capitale en 1977. Une nouvelle

période de création de parcs et jardins commence, dont l’ampleur est inédite depuis Haussmann. En réponse aux critiques sur le manque d’espaces verts dans certains quartiers, ils sont majoritairement localisés à l’est et au sud-ouest (Debié 1992). Avec la décongestion du centre et la délocalisation d’industries depuis les années 1960, les nombreux terrains vacants permettent de créer 175 espaces verts (AAVP 2001), dont les grands parcs de la Villette, Bercy, Georges Brassens et André Citroën. L’urbanisme renoue avec l’idée de vastes espaces de nature, dans lesquels peuvent s’intégrer des équipements et des pratiques sociales et culturelles (APUR 2000a), pour en faire de véritables quartiers. Pour certains chercheurs, ces opérations ont favorisé la gentrification32, en remplaçant des « hauts lieux de la culture populaire et ouvrière par trois nouveaux quartiers où les bureaux et les complexes résidentiels de haut standing sont appelés à dominer » (Debié 1992 : 233). Une multitude de squares, des fontaines et des parterres fleuris, en particulier dans les quartiers périphériques, ont aussi vu le jour (AAVP 2001). Cette vague de verdissement coïncide aussi avec l’émergence des préoccupations pour l’environnement urbain en termes de cadre de vie et d’attractivité renouvelée des villes vertes. Elle s’inscrit dans un vaste programme « d’embellissement généralisé de l’espace public » qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui (Clerval & Fleury 2009). C’est aussi sous le mandat chiraquien qu’est créée la Direction des parcs, jardins et espaces verts (DPJEV, actuelle DEVE), qui gère désormais l’ensemble du végétal sur le territoire parisien (parcs et jardins, arbres d’alignement, cimetières…). Pratiques citadines : la démocratisation du jardinage urbain

Le jardinage apparaît à Paris sous la forme de jardins ouvriers, au pied de l’enceinte de Thiers33 au début du XXe siècle (Cabedoce 1991)34. S’ils ont tous disparu avec le réaménagement des anciens remparts35, revenir sur le quotidien dans ces modestes potagers

met en lumière l’évolution des pratiques, des organisations et des valeurs qui structurent les collectifs de jardinage urbain. Ces petits lopins de terre sont destinés aux habitants des logements collectifs dans les zones urbaines. Mettre à disposition des parcelles aux plus démunis est une idée des philanthropes du XIXe siècle. En France, ils sont surtout développés par l’Abbé Lémire, fondateur de la Ligue du coin de terre et du foyer, et le

31 Homme politique de droite, Jacques Chirac a été député de Corrèze à plusieurs reprises et maire de Paris

de 1977 à 1995. Il assumera ensuite les charges de premier ministre, puis de président de la république entre 1995 et 2007.

32 Le terme de gentrification a été forgé par des géographes anglo-saxons dans les années 1960-1970. Il est

proche de l’idée d’embourgeoisement, mais en désigne une forme spécifique, qui advient dans des quartiers populaires et s’accompagne de transformations à la fois urbaines et sociales (Clerval 2013). Ces processus ont fait l’objet de très nombreux travaux, tant au niveau des phénomènes globaux auxquels ils sont liés (développement inégal lié au capitalisme, séparation des fonctions de commandement et de production des industries…), qu’au niveau des transformations qu’ils opèrent dans les quartiers.

33 Dernière enceinte fortifiée entourant la capitale, construite sous les ordres du ministre Adolphe Thiers,

dans les années 1840.

34 Voir infra, p. 115.

35 Des lotissements de jardins familiaux existent toujours autour d’anciens forts, autre composante du

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patronat industriel. Le travail de la terre, sain et libérateur, est pensé comme un outil de lutte contre l’alcoolisme et la mauvaise hygiène alimentaire. Mais Françoise Dubost (1997) attribue moins leur important développement au succès de l’idéologie paternaliste qu’à des besoins réels des classes populaires, renforcés en période de guerres et de crises économiques. La culture des légumes domine dans les plates-bandes. Les jardinets sont soignés, l’ordre et la propreté règnent, les carrés cultivés sont tracés au cordeau. La culture populaire est manuelle, les petits aménagements bricolés témoignent du faire soi-même. Les parcelles répondent aussi au besoin de prendre l’air, d’avoir accès à un coin de campagne où partager des moments conviviaux (Dubost 1997). À côté des fêtes et des concours officiels qui y sont organisés, une sociabilité informelle forte se construit entre les jardiniers (Cabedoce 1996).

Françoise Dubost (1997) et Martine Bergues (2004) se sont intéressées aux jardins « ordinaires », c’est-à-dire populaires. Leurs analyses concernent l’habitat individuel, fortement développé au cours du XXe siècle et à l’origine d’un étalement urbain sans précédent, considéré comme néfaste d’un point de vue environnemental (Bailly & Bourdeau-Lepage 2011). La maison avec jardin est réservé à quelques privilégiés à Paris intra-muros, mais l’activité de jardinage est cependant modestement présente un peu partout : dans des pots et des jardinières, sur les balcons et les rebords de fenêtres, dans des jardins collectifs, en pieds d’immeubles ou dans des encoignures. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le jardinage change d’image sociale et n’est plus réservé aux classes populaires. Il devient un loisir du week-end apprécié par des couches sociales diversifiées. Le marché du secteur connaît d’ailleurs une expansion formidable depuis les années 1970 et 1980 (Frileux 2013). Les fonctions de l’activité évoluent aussi : la fonction alimentaire perdure, mais le jardinage est avant tout un loisir (Dubost 1997, 2011). Il est aussi un moyen privilégié d’embellir sa maison (ou son appartement). Pour fleurir son chez soi, on dépense plus à Paris qu’en province et les professions libérales investissent un budget deux fois plus important que les ouvriers. Selon Françoise Dubost (1997), cela ne s’explique pas uniquement par des différences de niveaux économiques :

« La dépense est bien souvent inversement proportionnelle au savoir-faire jardinier. Nul besoin d’acheter des plants pour qui s’y connaît en semis, en châssis, en repiquage. Pour le mobilier de jardin, la différence est plus grande encore. Les uns achètent tout fait, les autres fabriquent eux-mêmes cabanes à outils, tables ou bancs de jardin » (ibid. : 74).

L’agrément n’est plus l’apanage de la maison bourgeoise, il s’est joint à l’utilitaire autour des pavillons des quartiers populaires, devenant la norme de présentation de la maison. Martine Bergues (2004) propose une typologie des manières de fleurir les jardins telles qu’elles ont évolué au XXe siècle. Dans le « jardin paysan », la fleur s’oppose à la mauvaise

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porteur d’« une menace d’engloutissement, de disparition » (ibid. : 67). Les fleurs appartiennent au domaine du féminin, supports de sociabilité et d’échanges. Elles restent à la marge par rapport à l’exploitation agricole, mais sont « soumises à ses règles, le bricolage, le faire par soi-même, la bonne mesure, la vigueur » (ibid. : 71). Cette culture du « faire propre » et l’idée de saleté associée à certaines plantes qualifiées de « mauvaises herbes » ont fortement marqué nos représentations, rurales et urbaines, du végétal. Les représentations négatives de la friche et, plus généralement, notre peur de la nature (Terrasson 1988) pèsent dans nos relations à la vie sauvage, malgré le désir actuel de la réhabiliter.

Dans les années 1960, l’avènement de l’agriculture moderne et rationnelle fait évoluer le jardin, qui devient « fleuri » (Bergues 2004). Les plantes d’ornement prennent tout l’espace environnant la maison. Les goûts portent sur les annuelles aux couleurs éclatantes, avec une place centrale pour le rouge et le géranium Pelargonium peltatum, le « roi des balcons ». Si les plantes font encore l’objet de quelques échanges entre voisins et amis, l’achat dans les jardineries et grandes surfaces est désormais le plus courant. La fleur joue toujours un rôle de présentation de soi et de dialogue entre membres du voisinage, mais la relation amicale entre les femmes et les plantes est devenue centrale. Ce modèle est toujours très présent et a longtemps été plébiscité par les concours de jardins fleuris, avec lesquels le « fleurissement contre désordre et saleté, […] en quantité et en couleur » (Bergues 2004 : 77) est devenu la norme. L’ordre et la propreté sont toujours de rigueur. Le véritable changement de paradigme ne pointe qu’à la fin du XXe siècle, avec l’émergence de la ville écologique.

II. Le vivant dans la ville écologique

La montée progressive des préoccupations environnementales à partir des années 1970 va entraîner, à la fin du XXe siècle, la remise en question des modèles urbains. L’urbanisation

porte une part de responsabilité dans la crise écologique mondiale. Elle est source de destruction directe d’espaces naturels ou agricoles, et indirecte par la fragmentation et l’isolement des sites naturels36 (Clergeau 2010), les pollutions qu’elle génère et les ressources qu’elle consomme (Lévy 2010). La prise en charge scientifique et politique des dysfonctionnements des écosystèmes et de l’érosion de la biodiversité va s’étendre aux villes. De nouvelles bannières guident l’action publique urbaine : le développement durable, l’écologie urbaine, la biodiversité… Je vais m’interroger sur ce que l’écologie fait, concrètement, à la ville, comment elle modifie les manières de concevoir, gérer et pratiquer la nature urbaine.

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Malgré une littérature abondante, les implications sociales et culturelles de cette mise en écologie de la ville sont encore loin d’être totalement décryptées. L’objectif de cette partie est de s’appuyer sur une sélection d’auteurs pour saisir ce qui sous-tend les nouveaux modèles de nature urbaine et les enjeux identifiés par les chercheurs, afin de mieux comprendre le cas particulier sur laquelle cette recherche est ancrée, celui d’une vaste friche ferroviaire.

A. La conservation de la nature urbaine : histoire scientifique et