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Chapitre 1 : De l’hygiénisme à la biodiversité

A. La nature dans la ville pré-haussmannienne

Jusqu’au premier XIXe siècle, les espaces de nature sont distribués dans Paris selon un schéma complexe, qui ne répond pas à une logique d’ensemble. Ils prennent deux formes principales : des espaces productifs, potagers et vergers principalement, pour une consommation privée ou le commerce, et des jardins d’agrément dédiés à la promenade et longtemps réservés aux élites. L’animal, principalement utilitaire, est également omniprésent.

Végétal et animal utilitaires

D’après Chantal Gaulin (1987), les premiers potagers parisiens ont été créés sur des marais asséchés au Ve siècle. Les abbayes construites au fil des siècles jouent un rôle important dans le développement du maraîchage parisien, car les moines sont obligés de se nourrir de fruits et légumes. Le XVIIe siècle est marqué par le fameux agronome La Quintinie,

créateur du potager du roi, et de la pratique de la culture forcée27 qui permet d’intensifier

les productions. Jusqu’au XVIIIe, les maraîchers s’implantent sur les deux rives de la Seine et assurent l’approvisionnement de la capitale. La palette des plantes cultivées s’enrichit au gré des apports des voyageurs, des évolutions des goûts et des modes culinaires. Au milieu du XIXe, l’activité est à son apogée. On cultive « le chou, le chou-fleur, les salades, les melons, les courges, potirons et concombres, la tomate et l’aubergine, l’ail, l’oignon, la ciboule et la civette, betteraves, carottes, panais, radis, salsifis, épinard et oseille, fève et haricot, asperge, artichaut et cardon, cerfeuil, persil, estragon » (ibid. : 114). Vers 1845 (avant l’annexion des communes voisines), des estimations parlent de 1 378 hectares de terre de maraîchage intra-muros (soit une fois et demie le Bois de Boulogne actuel), divisées en 1 800 jardins.

Au XVIIIe siècle, la consommation de viande connaît un essor important, notamment dans les villes, qui connaissent une incroyable expansion démographique. Le bétail emprunte les étroites rues parisiennes pour rejoindre les marchés de bestiaux et les boucheries. Les activités comme l’abattage et le débitage sont souvent publics (Watts 2004). Dans les appartements, les cours d’immeubles et les maisons, on élève lapins, chèvres, porcs... Alors que les flux de matières et de personnes sont de plus en plus importants au début du XIXe,

les trajets courts au sein de la ville sont assurés par des transports à bras ou à traction animale, avec des ânes, des bœufs et surtout des chevaux (Barles 2000). Longtemps seul apanage des élites, ces animaux deviennent indispensables à toutes les activités économiques. À ce vaste bestiaire s’ajoutent les chats et les chiens, domestiques mais vagabonds, n’appartenant pas encore au foyer (Baldin 2014).

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La nature d’agrément, pratiques élitistes et populaires

Aux côtés des cultures alimentaires fleurissent des jardins d’agrément, dans les cours des hôtels particuliers et des palais gouvernementaux, qui « témoignent de l’art de vivre et du raffinement des élites urbaines » (Marès et al. 2014 : 15). Jusqu’à la fin de l’Ancien régime, ces espaces et ceux dédiés à la production maraîchère ont en commun d’être fermés et privatifs. La création d’espaces publics de nature se fera progressivement et sur plusieurs siècles. Ce sont d’abord les jardins royaux qui, au XVIIe, ouvrent certains jours leurs portes au public. Au siècle suivant, des réserves de chasses royales (notamment les deux bois) et des terrains libres sont transformés en espace de promenade. La pratique est d’abord réservée à l’aristocratie. Pour Alain Montandon (1999), la promenade mondaine est un rituel social qui consiste à « aller voir – voir – se faire voir – être vu » (ibid. : 51) et où les manières d’être sont normées et codifiées. Des manuels de civilité y consacreront des chapitres entiers pendant plusieurs siècles. On s’y donne à voir, on affiche la liberté et l’oisiveté que permet sa condition. En arborant les derniers accessoires à la mode, on déambule au rythme de la conversation, au cours de laquelle s’échangent les nouvelles de la bonne société. À Paris ou ailleurs, la promenade se déroule dans des lieux privilégiés, où une nature esthétisée joue un rôle d’ornement et de refuge bienfaisant face aux contraintes de la vie urbaine. Le végétal est comme le décor d’un « salon à l’usage de la société polie » (ibid. : 52-53), tout en offrant un espace social plus ouvert et une étiquette plus souple.

L’usage des promenoirs s’élargit aux classes bourgeoises sous l’influence des nouveaux principes des Lumières. Ils deviennent des lieux pour « parvenir ». Pour Alain Montandon (1999), cette ouverture est « une conquête de la bourgeoisie sur l’aristocratie, [à travers laquelle] le repos après le travail apparaît comme un droit et une revanche sur l’oisiveté aristocratique » (ibid. : 61). La promenade devient un acte quotidien dans ces couches sociales, mais recouvrent des valeurs et des modalités qui lui sont propres. Activité récréative, sage et familiale, elle est une occasion de mettre en scène les grandes valeurs bourgeoises. Elle correspond aussi à l’idéologie hygiéniste récente, car elle permet mouvement et aération. La circulation de l’air et le contact avec la nature font partie des impératifs à l’origine des nouveaux boulevards construits au XVIIIe siècle. Des formes de

ségrégation sociale perdurent jusqu’à la Révolution, de nombreux lieux de promenade sont interdits aux servantes, aux ouvriers et autres gens de petite condition (Beck 2009). Au milieu du XIXe siècle, Paris compte quatre grands jardins publics issus des anciens domaines royaux expropriés à la Révolution (Jardin des Tuileries, du Luxembourg, du Palais-Royal et ceux du Muséum, ancien Jardin du roi) et quelques promenades publiques (le Cours-la-Reine, les Champs-Elysées et les boulevards sur les anciennes enceintes). Les petits jardins d’agrément, comme les vergers et les potagers, sont aussi très nombreux dans le tissu urbain (Marès et al. 2014, Santini 2013).

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Le peuple s’adonne aussi à ce loisir (Beck 2009). Sa pratique est longtemps dirigée vers l’extérieur de la ville, sur la zone ou dans la banlieue, pour des parties de campagne ou du divertissement dans les débits de boisson. Mais au cours du XIXe siècle, le peuple investit progressivement les grandes promenades urbaines et les jardins autrefois réservés aux élites : « le peuple, le dimanche, impose ainsi sa culture dans l’espace public, dont il était encore exclu partiellement avant la Révolution, lui attribuant un caractère festif » (ibid. : 177). Les élites déploient des stratégies spatiales et temporelles pour éviter le peuple et s’en distinguer.

Côté animal, les bêtes sauvages sont exposées dans les jardins zoologiques. Les ménageries ouvrent au public à partir du XVIIIe siècle, comme au Jardin des Plantes après la Révolution. Ces lieux se multiplient ensuite au nom du progrès de la science, de l’acclimatation et de la domestication d’espèces, mais aussi pour la vulgarisation des connaissances et le divertissement des citadins. Ils hébergent des animaux exotiques, de préférence féroces et insolites, par souci de dépaysement. Le zoo permet d’apporter « dans l’univers urbain et périurbain les éléments d’une nature contrôlable » (Hodak 1999 : 158). Ce loisir, alliant promenade et découverte, est considéré comme sain par les classes dominantes (Baratay & Hardouin-Fugier 1998).

Je n’ai trouvé aucune source qui en faisait explicitement mention, mais on peut aisément supposer qu’à ces époques, flore et faune spontanées devaient être partout infiltrées.