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Chapitre 2 : Petite et grande histoire du chemin de fer de

A. Le premier chemin de fer urbain parisien

Alors qu’il est écarté depuis le XVIIe siècle, le principe de fortifications autour de la capitale est à nouveau envisagé au début du XIXe. Paris est alors délimité par le mur des Fermiers généraux, dont le rôle est fiscal et administratif (Cohen & Lortie 1992). Il sert principalement à collecter l’octroi, une dîme municipale sur les denrées imposables qui entrent dans la capitale. Au niveau militaire, Paris est une ville ouverte.

Le débat est vif, mais la construction de la nouvelle enceinte est finalement décidée en 1840 par le roi Louis-Philippe et son ministre Adolphe Thiers. De 1841 à 1845, des milliers

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d’ouvriers construisent cet ouvrage monumental de 34 kilomètres de long, concentrique au mur des Fermiers généraux, qui traverse et scinde les communes limitrophes de Paris (figure 9). Il se compose d’une rue militaire, d’un système fortifié de remparts en forme de bastions d’environ 140 mètres de large, d’un fossé de 15 mètres de profondeur et d’une zone de servitudes militaires, non aedificandi84, sur une largeur de 250 mètres (Leveau- Fernandez 2005). Le nombre d’entrées dans la capitale est réduit à 40 portes et barrières, et le sol occupé par les emprises militaires passe dans le domaine public (APUR 2013). Ces ouvrages vont durablement marquer le territoire et le rapport de la capitale à sa périphérie.

Figure 9 : Carte des fortifications de Thiers, réalisée vers 1841. Les fossés longeant les remparts sont représentés en bleu clair et longés par une bande qui sera la zone non-constructible des servitudes militaires (légendée sur la carte comme suit : « zone unique des servitudes dans laquelle on ne pourra plus bâtir »). Source : http://www.parismetropolitaine.fr/naissancedes20arrondissementsparisiens/diapo1-2.html, consulté le 03/07/2015.

Très vite, la construction d’une ligne de chemin de fer le long des fortifications est envisagée pour le déplacement et l’approvisionnement des troupes. Mais son utilité ne serait pas uniquement militaire. À la fin des années 1840, les premières grandes

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concessions ferroviaires permettent de relier Paris aux autres grandes villes. Les lignes convergent toutes vers la capitale mais arrivent à des gares différentes et souvent éloignées, car les grandes compagnies collaborent peu. Transborder les marchandises de l’une à l’autre est compliqué. La traction animale est laborieuse (Pitrou et al. 1982) et la ville moyenâgeuse qu’est encore Paris, composée d’un entrelacs de petites rues boueuses (GEPC 1996), est peu adaptée à la circulation de flux. Le projet a donc aussi un intérêt logistique et commercial. Les débats sont à nouveau virulents. Certains y voient une menace pour le développement du camionnage et la valeur des propriétés riveraines. Le gouvernement est indécis, les financements incertains et les compagnies de chemin de fer ne partagent ni la même vision technique, ni les mêmes intérêts. Malgré ces obstacles, tous finissent par tomber d’accord sur le principe de la réalisation d’une voie intra-muros faisant intégralement le tour de Paris (Carrière 1992).

L’État est en charge des travaux et les compagnies de chemin de fer, regroupées en syndicat, s’engagent à assurer l’exploitation des différents tronçons. Le premier construit est celui de la rive droite, entre Batignolles et Ivry, qui relie les gares de l’Ouest, de Rouen, du Nord, de Strasbourg, de Lyon et d’Orléans. La voie est construite à niveau, ce qui implique qu’elle coupe routes et chemins. Elle est conçue au départ pour le transit, c’est-à- dire pour déplacer les marchandises d’une gare à une autre. Des gares marchandises propres à la ligne de ceinture seront créées ultérieurement. En parallèle, des négociations ont lieu pour la création d’une voie reliant Paris à Auteuil. Elle sera conçue en tranchée, pour ne pas gêner la circulation, et aura pour mission exclusive le transport de voyageurs. Six stations sont desservies : Batignolles, Courcelles-Levallois, Neuilly-Porte Maillot, Avenue de l’Impératrice, Passy et Auteuil. Les travaux de la ceinture rive droite durent de 1851 à 1854, la ligne d’Auteuil est achevée la même année (ibid.). Le premier chemin de fer urbain parisien est né.

Par la suite, des embranchements sont créés pour relier les usines et les entreprises qui en font la demande. Parmi les marchandises transportées, on compte des plâtres, des poudres et des munitions pour le fort de Vincennes, du charbon pour approvisionner les industries périphériques ou encore du bois des îles pour les artisans du faubourg Saint-Antoine. Les activités industrielles présentes le long de la ligne, comme les usines à gaz ou les ateliers de fabrication de produits chimiques d’Aubervilliers, témoignent de la modernité en marche. Les années 1860 voient se raccorder les docks de Saint-Ouen, puis les Entrepôts et magasins généraux de la Villette. De 781 383 tonnes transportées en 1855, le million est franchi en 1860 et les recettes augmentent proportionnellement. Ces premières années de service ne sont cependant pas de tout repos, les exploitants sont confrontés à des problèmes de mouvements de terrain qui endommagent régulièrement la voie (ibid.).

Pendant une dizaine d’années, les trains de la rive droite ne transportent des voyageurs qu’à titre exceptionnel sur demande du gouvernement et, pour la première fois en 1859, des troupes et du matériel militaire. L’État intervient régulièrement dans la gestion du Syndicat,

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par exemple pour pousser les compagnies à construire de nouvelles gares de marchandises, afin de favoriser l’implantation d’industries. Il tient également à ce que la ligne profite aux voyageurs (Godard 1996). Malgré ses réticences, le Syndicat finit par céder sous la pression et le service est créé en 1862 (Carrière 1992). Les cinq premières stations sont Batignolles- Clichy, Belleville-Villette, Ménilmontant, Charonne et la Rapée-Bercy. Trois autres sont créées quelques années plus tard (GEPC 1996). Elles sont desservies par 18 trains par jour, soit un départ toutes les deux heures, pour un parcours de 14 kilomètres effectué en 44 minutes. La fréquentation des premiers mois est timide et entraîne des pertes financières (Carrière 1992).

La première étude officielle pour la création du tronçon rive gauche est réalisée en 1857, afin de relier les gares d’Auteuil et d’Orléans par le sud (et ainsi boucler la boucle). L’Administration doit encore se montrer persuasive vis-à-vis du Syndicat. Elle affirme que le nombre important d’industries implantées et l’annexion récente de la banlieue (1960) engendrent des besoins de transports pour les habitants et les ouvriers de ce secteur. La concession est finalement confiée à la Compagnie de l’Ouest, qui gère déjà la ligne d’Auteuil, et les travaux débutent en 1863. Sur demande du préfet de la Seine, le baron Haussmann, cette portion est entièrement créée en viaduc, en remblai, en tranchée et en tunnel, afin d’éviter tout passage à niveau. Un ouvrage d’art particulièrement exceptionnel est bâti, le pont-viaduc du Point-du-jour au-dessus de la Seine. Le nouveau tronçon est officiellement mis en service et raccordé à la rive droite en 1867 : il est désormais possible de faire un tour complet de Paris à bord d’un train. Les 33 kilomètres de parcours sont effectués en 1h50 environ, de la station Avenue de Clichy à la gare Saint-Lazare (ibid.). Très tôt, le végétal est présent dans le paysage de l’infrastructure. À leur construction, les talus apparaissent plutôt nus, mais quelques années plus tard, l’iconographie montre qu’ils sont arborés, parfois en alignement (comme dans le 17e vers 1890, voir Carrière 1992 : 25). Certaines espèces d’arbres sont utilisées depuis très longtemps pour stabiliser les talus ferroviaires, principalement du robinier faux-acacia (Robinia pseudoacacia L.) et des érables (Van Hille 2011, GEPC 1996). Dans la partie sud, la végétation apparaît plus systématiquement. Elle peut parfois être dense et ruisseler sur les ouvrages, comme en haut de certains murs de soutènement (voir par exemple les abords du tunnel et de la gare de Montrouge, Carrière 1992 : 141). Elle peut aussi surgir de l’extérieur, à travers ou au- dessus des grilles, lorsque la voie côtoie de près l’espace public. Quelques gares accueillent des plantations ornementales, les quais de Ménilmontant sont par exemple longés de haies et de bosquets (ibid. : 80). Mais la plupart sont entièrement minérales, tout comme les portions en viaduc et celles en tranchée entre de hauts murs. La voie ferrée offre alors un paysage industriel, avec une identité visuelle très parisienne lorsque les éléments métalliques revêtent un style « Eiffel ».

La position périphérique de la voie circulaire la fait logiquement traverser plusieurs grands parcs. Dans Montsouris (XIVe), qu’elle traverse de part en part, trois ponts sont construits

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pour relier les parties nord et sud de l’espace vert et « des plantations habilement disposées à cet effet » permettent de « masquer la tranchée de la voie ferrée » (Haussmann 1890 : 238). Dans le parc des Buttes-Chaumont, la ligne traverse uniquement une des pointes du parc. Un simple pont permet de passer au-dessus d’elle et aucune mesure n’a été prise pour la cacher.

Le vivant non-humain est présent d’une autre manière : en plus des marchandises et des hommes, les wagons transportent des animaux. En 1867 ouvre l’embranchement de la gare Paris-Bestiaux, suite à la volonté d’Haussmann de regrouper les trois marchés de bestiaux de Poissy, Sceaux et la Chapelle-Saint-Denis, ainsi que les huit abattoirs de Paris sur un seul site à la Villette, en le reliant aux différents réseaux via la ceinture. Bœufs, veaux, moutons, porcs85 sont transportés sur la boucle, auxquels s’ajouteront les chevaux des

abattoirs de Vaugirard à partir de 1903. En 1896, 41 742 têtes de bétails sont expédiées (ibid.).

Comme prévu, la rive gauche est utilisée pour mettre en place l’exposition universelle de 1867 et pour en transporter les visiteurs. Ces expositions rythmeront la vie de la ligne pendant plusieurs décennies, en termes de records de fréquentation (environ 38 millions de voyageurs pour l’exposition de 1900) et d’évolutions de l’infrastructure. De grandes opérations d’entretien sont parfois organisées, le matériel ferroviaire et l’infrastructure se renouvellent en fonction des évolutions techniques (ibid.) et la voie fait régulièrement l’objet de grands travaux et de développements. Selon Soriano (Pitrou et al. 1982), elle devient « une sorte de vitrine, d’exposition permanente des progrès ferroviaires » (ibid. : 85). Parmi les travaux d’importance, la suppression de tous les passages à niveau de la rive droite a été entreprise durant les années 1880 (Carrière 1992).

L’année 1870 est marquée par la guerre contre la Prusse et le siège de Paris, pendant lequel le chemin de fer circulaire sert au transport militaire. Cette guerre est suivie par la Commune, qui entraîne des destructions sur la partie sud. Le service normal reprend dès l’année suivante (ibid.).

Au cours des années 1870 et 1880, les compagnies sont confrontées à des problèmes de petite délinquance, des vols et des jets d’objets du haut des ponts et des passerelles, sur les convois et les conducteurs. Les objets sont surtout des pierres et des ordures, parfois lancées par des enfants. Les sources permettent difficilement d’expliquer les origines de cette petite délinquance, mais il est intéressant de noter que la ligne des bordures est le théâtre de formes de transgression et de tensions sociales. Le Préfet de police fait clôturer les propriétés riveraines, mais le problème persiste. Plus tard, le Syndicat autorise la police à pénétrer sur ses emprises et dans les trains, pour assurer l’ordre. Face à ce que Bruno

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Carrière (1992) décrit comme une insécurité croissante, le Syndicat va jusqu’à armer son personnel chargé de la surveillance.

En 1883, la ligne compte 29 stations (figure 10). De nombreuses gares portent le nom des avenues ou des quartiers qu’elles desservent, comme Avenue de Clichy ou Maison- Blanche. D’autres portent le nom de communes disparues ou amputées par l’annexion (Ménilmontant, Charonne, Montrouge). À certaines on accole le mot « ceinture », à d’autres le nom des communes limitrophes, comme dans une tentative d’ouverture vers l’extérieur, particulièrement sur la ligne d’Auteuil qui traverse les beaux quartiers (Courcelles-Levallois, Neuilly-Porte Maillot, Auteuil-Boulogne).

Figure 10 : Plan des gares voyageur de la petite ceinture, 1921 (Bretelle 2009).

Le trafic marchandises suit une progression continue jusqu’à la fin du siècle. Le tonnage expédié franchit les deux millions de tonnes dès 1876. Le nombre de trains par jour augmente en conséquence, ce qui demande des réorganisations et de nouvelles installations. Mais l’encombrement est tel qu’il est décidé de construire un second chemin de fer extra-muros, dit de « grande ceinture », qui vient compléter le dispositif annulaire autour de la capitale (figure 11). Dès les années 1880, son exploitation permet de détourner une grande partie des cargaisons.

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Figure 11 : Carte non datée de Paris et ses alentours, représentant notamment les chemins de fer et le système des forts et fortifications. La capitale est à la fois ouverte, pénétrée de toute part par des faisceaux reliant l'intérieur et l'extérieur, et fermée, grâce à un système annulaire notamment composé de la petite ceinture, de l’enceinte de Thiers

et de la grande ceinture. Source :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fortifications_de_Paris_aux_XIXe_et_XXe_si%C3%A8cles, consulté le 04/07/2015.

Le trafic des voyageurs connaît un succès similaire. En témoignent les intervalles entre les trains qui ne cesseront de se réduire au fur et à mesure des années, de deux heures au début à un quart d’heure quarante ans plus tard (ibid.). À la fin du XIXe siècle, la ligne de ceinture est une entreprise en pleine expansion (Pitrou et al. 1982). Il est nécessaire de replacer ce succès économique et commercial dans son contexte historique et spatial. Des gravures datant des années 1850 à 1870 (voir par exemple Carrière 1992 : 21, 56, 57 ; figures 12 et 13) montrent qu’à sa création, la voie est construite dans un environnement encore largement rural. Ce chemin de fer « campagnard » sillonne à travers les cultures et croise ponctuellement faubourgs et villages (GEPC 1996). Au moment de l’annexion des communes en 1860, Vaugirard compte par exemple 125 maraîchers et 86 laitiers- nourrisseurs (Gaulin 1987). Dans les années 1880, les trains longent encore des jardins maraîchers, notamment au niveau de Grenelle et de l’avenue Daumesnil (Pitrou et al. 1982).

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Figure 12 : Train de l'inauguration de la première section de la petite ceinture en 1852, construite dans un environnement encore rural. Gravure extraite du n° du 29 janvier 1853 de l'hebdomadaire The Illustrated London News. Source : http://www.petiteceinture.org/Histoire-de-la-Petite-Ceinture-7.html, consulté le 04/07/2015.

Figure 13 : Femme cueillant des plantes à des fins alimentaires ou médicinales, à l’emplacement d’une future gare de marchandises en 1876 (Pitrou et al. 1982).

L’arrivée du chemin de fer à Paris est annonciatrice d’une nouvelle phase d’industrialisation et d’urbanisation de la capitale. En 1860, l’annexion repousse les limites parisiennes jusqu’aux fortifications et ampute plusieurs communes d’une partie ou de l’entièreté de leur territoire. Entre l’ancien mur des Fermiers généraux et la nouvelle

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enceinte, l’espace se couvre d’industries et d’entrepôts (GEPC 1996). L’historien Thomas Le Roux (2011) explique qu’avec la Seine, la Bièvre et les canaux, la petite ceinture est un des points d’ancrage de l’industrie au XIXe siècle, car elle permet de relier les usines et de mettre en lien différentes activités. Les embranchements des entreprises pénètrent à l’intérieur même des usines. Ces installations et le réseau ferroviaire auquel elles sont ainsi connectées facilitent l’approvisionnement, les échanges avec les sous-traitants et l’expédition des productions (ibid.). L’industrialisation des quartiers périphériques de Paris s’accompagne d’une importante urbanisation, que Soriano (Pitrou et al. 1982) décrit dans ces termes : « autour de la ligne, s’édifient des usines, des entrepôts. Et aussi, très vite, des quartiers ouvriers. D’anciennes zones maraîchères se lotissent, se couvrent d’immeubles, de "pavillons de banlieue" » (ibid. : 85).

De plus de trente kilomètres de long, composé d’ouvrages d’art remarquables, entièrement sans passage à niveau, le chemin de fer de ceinture est une œuvre d’ingénieurs, inscrite dans l’histoire de Paris. Histoire militaire, même si cet usage est resté limité. Histoire technique : la ligne de ceinture annonce la modernité, puis incarne le progrès. Histoire économique, car elle permet de relier et de gérer les flux matériels et humains générés par l’industrie et le commerce. De la fumée des locomotives à vapeur qui y circulent, jusqu’aux industries dites insalubres qui jalonnent son parcours, l’époque de cette histoire à succès est aussi celle de nouvelles pollutions, issues d’activités qui métamorphosent le paysage de la capitale et transforment les conditions de vie de nombreux individus.

À travers son personnel et les voyageurs qu’elle a transportés, l’histoire de la « petite ceinture » (appellation certainement apparue suite à la construction de sa grande sœur) revêt aussi une dimension sociale. Peu de sources existent sur le sujet. Cependant, la littérature nous apprend beaucoup sur les mutations de la capitale et de ses bordures au cours des deux derniers siècles. La compréhension de ce contexte et des informations comme l’évolution tarifaire des billets permettent de reconstituer l’environnement social de la ligne au temps des voyageurs.