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Le premier étape de la reprise en main de l’espace urbain par ses habitants est la perception de cet espace comme appropriable et comme directement modulable par ces personnes-mêmes. C’est une relation directe avec l’espace vécu qui devrait, en reconnaissant dans le citadin le pouvoir d’effectuer des aménagements sans l’interférence d’experts ou de détenteurs de fonds publics ou privés, lui inspirer un sens de la responsabilité, ce qui convient à toute forme de liberté se souciant d’équilibrer au mieux les attentes collectives et les attentes individuelles. En plus, vu que le changement climatique est lié à notre comportement de consommation, nous devrions prêter une attention particulière aux effets produits par nos modes de vie sur la Terre, sur ses ressources et ses formes de vie, et sur ses écosystèmes. En raison de l’influence étendue des modifications spatiales provoquées par les humains, il est nécessaire d’agir ensemble et de mettre du temps pour décider de nos vrais intérêts et pour accomplir les tâches qui conviennent à ces intérêts. Pour pratiquer le parcours esthétique selon ce

but nous devons donc l’expérimenter collectivement. Bien que les pratiques du XXe

siècle visaient à réaliser ce but, qu’elles avaient identifiées comme essentiel, elles sont souvent tombées à court. La séparation des communautés en individus aliénés et en

consommateurs qui a eu lieu tout au long du XXe siècle reste l’un des obstacles à

surmonter, même jusqu’à dans les ouvrages de Smith et de Vasset.

Alors que Vasset tente sincèrement de recruter d’autres explorateurs urbains, son « fantasme de collectif est finalement resté inassouvi, mais ce désir reste, en creux,

présent dans... [son] texte283. » Un livre blanc est la trace d’une quête à la rencontre du

paysage du terrain vague, qui mène son auteur à la conclusion que c’est seulement en agissant ensemble que nous parviendrons à créer une ville qui nous correspond mieux.

Smith, de son côté, nous annonce une grande variété d’exercices ludiques, conceptuels ou physiques, à tenter pour y arriver :

It was as if they imagined the city as a playground-jungle into which they could slip away, a factory to be occupied by utopian dreams, a rubbish heap to be reassembled by the wind : they knew they were trash.284.

Mais en plus de proposer des activités à faire en groupe, Smith orchestre une mise en scène285 de marcheurs, de groupes de marcheurs, d’un Comité Central et de

professionnels de l’édition. L’inexistence de ces personnages se confirme uniquement extra-textuellement, bien que le livre comporte au moins un extrait qui sème le doute : « J’ai écrit tous ces documents. Pour le reste il s’agit d’une figure de style. Mais vous

êtes les personnages286. » Vu leurs approches, ce que Vasset et Smith ont échoué à

instaurer en pratique, ils ont réussi, par leurs efforts littéraires, à l’établir dans le domaine de l’imaginaire. Un livre blanc et Mythogeography seraient donc deux premiers pas, deux appels à la mise en expérimentation pratique de leur préparation du terrain : ces ouvrages s’ouvrent vers le parcours esthétique collectif pour la réappropriation citoyenne de l’espace (urbain.)

4.2 Le parcours esthétique, la littérature et la ville

Le parcours esthétique est un ensemble de pratiques qui mettent en relation le ou les corps avec l’espace par le double mouvement du/des corps et de l’espace. Il constitue un composant médiologique lui-même qui peut être repris comme objet d’autres œuvres artistiques, ainsi lançant une configuration médiologique qui tourne autour de lui. Il a sa propre histoire et, dans l’espace urbain en particulier, il est héritier des qualités comme des défauts des marcheurs antérieurs, qui étaient les critiques de la fonctionnalisation ciblée de l’espace urbain depuis au moins le XIXe siècle. Le

parcours esthétique nous permet d’accéder à des formes de la réflexion et de l’intervention critiques. La pratique du parcours esthétique s’oppose directement au

284 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 224. « C’était comme s’ils imaginaient la ville comme une aire de jeux-jungle dans laquelle ils pourraient se glisser subtilement, comme une usine à occuper par des rêves utopistes, comme un tas d’ordures à réagencer par le vent : ils savaient qu’ils étaient des ordures. »

285 En recopiant cette phrase d’un cahier nous avons dactylographié « crise en scène » par accident, mais nous trouvons que cet erreur donne une description de l’ouvrage de Smith qui est intéressante à retenir.

286« I wrote all the documents here. The rest is a literary device. But you are the characters. » Ibid., p. 11.

monde moderne, surtout par le détournement. Dans son fond technique, le parcours esthétique est un entraînement discipliné pour développer un regard différent, mais il s’étend vers le réaménagement de l’espace vécu selon le désir de la personne qui parcourt et selon les limites de la capacité de son corps à aménager cet espace. La récupération des pratiques du parcours esthétique à des fins non-émancipatrices est possible, mais de telles pratiques s’éloignent de la définition du parcours esthétique en raison de leur but commercial. Avant tout, le parcours esthétique permet à la personne qui parcourt de s’entraîner à quitter le Spectacle, et ensuite, à recomposer les éléments restants de la vie quotidienne en fonction de ses désirs plutôt qu’en fonction de désirs inventés et implantés par la manipulation publicitaire et/ou les normes sociaux. Pour faire le parcours esthétique, il faut se poser des questions profondes et perturbantes, dont les réponses restent, tout comme la pratique, ouvertes.

Il faut rappeler que le mouvement spatial et la non-permanence temporelle caractéristiques du parcours esthétique ne rentrent pas dans un rapport conflictuel avec les pratiques d’occupation continue d’un espace donné. En fait, ils entrent en symbiose avec ces pratiques en étant validés par leur existence, car sans repos le mouvement ne peut pas vraiment exister et vice versa. D’ailleurs, les pratiques du parcours esthétique sont des outils intéressants pour critiquer certains aménagements et pour repérer des brèches qui auraient la capacité d’accueillir de nouvelles permanences alternatives temporelles et spatiales. Aux activités ci-dessus s’ajoute le droit de marcher tranquillement, c’est-à-dire la capacité légale et légitime du piéton à circuler et à faire des pauses librement et sans risque de violence interpersonnelle ou véhiculaire, en ville comme ailleurs, ce qui représente une zone conceptuelle à défendre pour le parcours esthétique. Cette prise de position favorise l’usage commun de l’espace urbain.