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Penser l’espace et le quotidien fut la préoccupation de plusieurs théoriciens du

XXe siècle. Dans son ouvrage L'Invention du quotidien, Michel de Certeau propose une

déchiffrer le terrain parcouru. Selon de Certeau, « l'espace est un lieu pratiqué235 » par

l’humain, alors qu'un lieu est un agencement d'objets dépourvu du réseau de communication humaine. Ceci ne nie pas le fait qu'un espace puisse se transformer en lieu ou vice versa à travers le temps, et cet échange s'effectue assez souvent. D'ailleurs, la séparation espace-lieu de de Certeau n'implique pas obligatoirement de positionnement dans le débat pour ou contre l'utilitarisme. Car bien que le lieu, en n'étant pas traversé par l'humain, corresponde plutôt à un manque total de productivité utilitaire selon les conditions de son existence, son vide n'est pas obligatoirement naturel. D'ailleurs l'espace, et donc la présence d'un réseau de communication humaine, ne rentre pas strictement dans l'optique utilitaire, ni anti-utilitaire.

La description plus spécifique des lieux et surtout des espaces a dû être entrepris pour avancer la réflexion à ce sujet. C'est ainsi que Henri Lefebvre introduit les notions de l'espace fonctionnel et de l'espace mort. Selon Lefebvre, un espace fonctionnel ne sert qu'à une unique fonction, définie par la société de consommation. « [La] commercialisation suppose que chaque espace soit isolé qu'il puisse être vendu comme

on vend un kilo de sucre, utilisé comme on utilise une machine bien spécialisé236. »

L'espace fonctionnel est donc fermement dans le camp utilitaire. L'espace mort est une extension de l'espace fonctionnel : « un espace spécialisé est un espace mort parce qu'il n'est rempli que par une certaine activité […] du moment où l'activité s'arrête cet espace

est perdu237. » L'espace mort ressemble davantage à la définition du lieu avancé par

Michel de Certeau, car il représente un endroit dessiné à but fonctionnel pendant un temps de non-circulation du réseau humain. Lefebvre ajoute alors plusieurs éléments qui sont intéressants pour le parcours esthétique en général et pour les ouvrages de Smith et de Vasset en particulier.

Bien que l'existence de l'espace fonctionnel aille à l'encontre des pratiques du parcours esthétique, elle offre aux intervenants courageux un projet de réinterprétation de ces espaces à des fins anti-utilitaires. Ceci est une façon de contester la fonctionnalisation de l'espace. Dans la partie théorique de son livre, Phil Smith fournit quelques conseils pour ceux qui voudraient visiter de tels endroits : « Évitez, de manière

235 Certeau, Michel de, « Pratiques d’espace » in L’Invention du quotidien : 1. arts de faire, Paris, Union générale d'éditions, 1980. éd. Luce Giard, Paris, Gallimard, Folio Essaies, 1990, p. 173.

236 « 15 – Entretien avec Henri Lefevbre », Urbanose, L'Office Nationale du Film du Canada, 1972. URL : « https://www.youtube.com/watch?v=0kyLooKv6mU » consulté le 15 juin 2016.

générale, les boutiques, les cinémas et les galeries (à moins que vous ayez l'intention

de les utiliser pour faire quelque chose d'imprévue)238. » Il donne même certaines idées

qui visent à changer l'utilisation des espaces fonctionnels, tout en influençant la perception des passants : « Créez vos propres films dans les réflexions des vitrines des boutiques et des bureaux. Les fonds réfléchis sont vos décors et les passants sont vos

figurants. Libérez l’œil passif239. » On voit bien ici que le parcours esthétique cherche à

changer notre perception des espaces fonctionnels afin d'exposer le simple fait que leur considération comme fonctionnelle n'est qu'une image inventée par la société, superposée sur l'espace par des urbanistes au profit des financiers.

Vu son choix en ce qui concerne le genre de terrain parcouru, dans un certain sens le projet de Vasset gravite plus vers l'espace mort. Lorsqu'il pénètre dans d'anciens ou de nouveaux espaces fonctionnels, surtout des aires industrielles ou commerciales abandonnées ou vides, Vasset découvre un gâchis phénoménal de l'espace qui entre en opposition directe avec le surgissement vivant des bidonvilles.

Les magasins et entrepôts […] s'intégraient dans un décor digne de figurer sur le couvercle d'une boîte de jeu de construction : trottoirs parfaitement découpés, pelouses également vertes, arbres impeccablement taillés, panneaux de signalisation de couleur vive et, sur le beau bitume sombre des rues, des flèches et des pointillés éclatant de blancheur. Mais, même en pleine semaine, l'endroit était totalement désert : largement ouverts sur l'extérieur par de grandes baies vitrées, les magasins restaient vides, comme les rues240.

Voici l’un des problèmes de la spéculation immobilière : le grand projet de construction sert uniquement à enrichir des spéculateurs, sans considérer la valeur d’usage de cet espace une fois aménagé. Une évolution de ce phénomène existe actuellement sur l’île

de Manhattan dans Bleeker Street241, qui est devenu une adresse très demandée en

2000 après une épisode de Sex in the City. Ensuite, les petits commerçants du quartier ont été chassés par la hausse des loyers, et des boutiques de luxe se sont installés. Actuellement, les boutiques de luxe sont parties pour des raisons économiques, mais les locaux des magasins restent vides, car le loyer reste inabordable. Ce sont des

238 Smith, Mythogeography, op. cit., p. 120. « Generally avoid shops, cinemas and galleries (unless you intend to use them for something for which they are not intended). »

239Ibid., p. 162. « Create your own 'movies' in the reflection of the windows of shops and offices. The reflected backgrounds are your locations and the passers-by are your extras. Liberate the passive eye. »

240 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 82-83.

241 Kurutz, Steven, « Bleecker Street’s Swerve From Luxe Shops to Vacant Stores » in The New York Times, 31 mai 2017, « https://www.nytimes.com/2017/05/31/fashion/bleecker-street-shopping-empty- storefronts.html », consulté le 28 juin 2017.

espaces morts, des espace blancs : « Il y a des graffitis, des déchets à l’intérieur242 »

précise l’un des anciens habitants du quartier. Cette sorte d’espaces blancs, produit de la spéculation immobilière sans frein, peut assumer une qualité d'espace mort-vivant, avec plusieurs exemples d'activité et d'inactivité au sein d'une même zone :

Parfois, le comblement des zones blanches était encore en cours lors de ma visite… sur la gauche, des pavillons, pour la plupart déjà habités, et, à droite, le lotissement… encore en construction. La frontière entre les deux aires n'était pas très nette car certaines maisons achevées étaient encore vides et d'autres, toujours en travaux, déjà meublées.243

Nous habitons donc des villes qui, derrière une façade lisse et nette, sont forées de trous là où la valeur d’échange de l’espace et la valeur d’usage de l’espace ne coïncident pas, et surtout là où prime la valeur d’échange. Plusieurs théoriciens ont tenté la description de ces zones, qui sont caractérisées par un flux entre espace fonctionnel, espace mort et espace polyfonctionnel. Par exemple, la notion de l'hétérotopie avancée par Michel Foucault est intéressante à considérer ici.

[Les hétérotopies sont] des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables.244

Au premier abord, la notion de l'hétérotopie semble bien ressembler aux espaces blancs tels qu'ils sont décrits par Vasset. Leur variété d'éléments (industriels, commerciaux, résidentiels, artistiques, criminels, etc.) pourrait être une réflexion déformée de la société, ou d'une sorte de microcosme utopique non parallèle mais intérieur et localisable. Cependant, Foucault insiste sur la nature fonctionnelle de ses hétérotopies : « chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l'intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle

elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre245. » Selon les écrits de Vasset, nous

n'avons pas l'impression d'être à l'intérieur de la société, même si, en regardant les espaces blancs, nous voyons les effets néfastes de son système économique. Vasset lui-même précise qu'il « avai[t] l'impression de faire de la géographie parallèle,

242Ibid. « “There’s graffiti, trash inside,” Mr. Sietsema said. » 243 Vasset, Un livre blanc, op. cit., p. 65-66.

244Foucault, Michel, Dits et écrits, 1984, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d'études architecturales), 14 mars 1967, in Architecture, Mouvement, Continuité, no. 5, octobre 1984, p. 46-49. 245Ibid.

alternative246 » en mettant à part ses pratiques et les espaces concernés. D'ailleurs, la

nature fonctionnelle des espaces visités est discutable. L'on peut les catégoriser en tant qu'hétérotopies si l'on considère qu'ils représentent les grandes déchetteries où s'amasse la misère produite en ordure par le systèmse capitaliste. Donc en les considérant à grande échelle, les espaces blancs correspondent à la définition de Foucault en ce qu'ils « ont, par rapport à l'espace restant, une fonction247. »